« Un ancien combattant n’a pas perdu un membre à la guerre, il l’a donné à la nation. »
Sacha Guitry
« Les armées et la guerre n’auront qu’un temps car, malgré les paroles d’un sophiste, il n’est point vrai que, même contre l’étranger, la guerre soit “divine” ; il n’est point vrai que la terre soit “avide de sang”. La guerre est maudite de Dieu et des hommes qui la font. » Dans cet extrait de Servitude et Grandeur militaires, Alfred de Vigny récuse la guerre comme fatalité, sans l’affranchir de sa charge d’horreur. La malédiction qui s’y attache se mesure d’abord en destructions et en pertes humaines sur les champs de bataille. Mais cette malédiction se prolonge bien après le retour de ceux de ses acteurs qui ont survécu. Porteurs de blessures physiques ou psychiques, souvent les deux associées, ils ne peuvent pour la plupart poursuivre la mission et la nécessité de continuer les soins initiés sur le terrain justifie leur retour par rapatriement sanitaire. Parfois aussi, des combattants qui reviennent apparemment indemnes de toute blessure vont présenter de façon différée, à distance du retour d’opération, des manifestations de détresse psychique en lien avec les événements violents dont ils ont été les acteurs ou qu’ils ont subis.
Pour tous les soldats blessés, la question de l’après-blessure se pose, souvent chargée d’appréhension et d’ambivalence car, intuitivement ou par expérience, chacun d’eux en mesure la complexité. Le retour d’un soldat blessé ne doit donc pas s’entendre comme le simple basculement d’un environnement à un autre, mais comme un processus de durée variable qui implique sa famille comme son institution d’appartenance, et qui associe en parts variables également la réparation du corps et/ou de l’esprit, l’intégration par le sujet des processus de transformation induits par la blessure ainsi que la réappropriation d’une place dans les champs familial, social et professionnel.
- Le soldat blessé en opération
Au cours de l’été 2008, à la suite des combats dans la vallée d’Uzbeen, l’opinion publique française découvre avec stupéfaction ce qu’elle avait voulu oublier : la part humaine des acteurs de la guerre, c’est-à-dire leur vulnérabilité. Le monde contemporain n’accepte plus guère le risque et peine à saisir les motivations de ces soldats qui, dans leur engagement, acceptent d’exposer leur intégrité physique et psychique pour servir les intérêts de leur pays. En matière de blessés de guerre, la participation des forces armées françaises au conflit afghan n’a pourtant rien révélé de nouveau, si ce n’est qu’elle a permis de braquer le projecteur sur ceux des combattants qui y ont laissé quelque chose d’essentiel d’eux-mêmes, une part physique ou psychique, ou souvent les deux.
Pour le soldat blessé physiquement, les traces des plaies ou de l’intervention chirurgicale sont inscrites sur le corps. Elles témoignent souvent, dans la réalité comme dans l’imaginaire, de l’exposition au sacrifice consentie par le soldat, voire de son héroïsme. Dans les représentations collectives, les blessures physiques constituent aujourd’hui encore le paradigme de la blessure de guerre. À l’inverse, les blessures psychiques, qui témoignent dans leurs effets de la confrontation du combattant à la mort dans sa dimension réelle, ont longtemps généré dans l’institution militaire des attitudes ambivalentes sinon hostiles. Durablement connotées du côté de la faiblesse, de la lâcheté et de la défaillance de ceux qui en étaient atteints, leur seule présence a pu représenter une menace pour la cohésion de l’institution, donc pour son intégrité. Aujourd’hui, au sein de la collectivité des militaires, l’évolution des mentalités est considérable, avec une plus grande reconnaissance de ces troubles dans leurs diverses acceptations : repérage affiné (les reconnaître) et réparation plus juste (témoigner d’une reconnaissance). C’est ainsi que la représentation nationale, avec le décret du 10 janvier 1992, a accordé aux troubles psycho-traumatiques le statut de blessure à part entière, avec toutes les avancées que cela comporte en matière de réparation.
- L’hôpital comme espace de soins
De retour en France, le blessé en opérations est accueilli dans un hôpital d’instruction des armées (hia) pour une durée variable selon les tableaux médicaux, allant de quelques jours à plusieurs mois. Cette phase correspond à un temps de prise en charge dans l’aigu et l’urgence qui se fait pour le plus grand nombre dans les services de réanimation, de chirurgie et de psychiatrie. Pour certains, ce seront des gestes de sauvegarde face à la mise en jeu du pronostic vital. Durant cette période, l’importance du retentissement psychique et fonctionnel est d’emblée prise en compte.
Parallèlement à ce temps très médicalisé débute sans attendre la prise en charge médicosociale, avec un accueil et un accompagnement des familles dans un but d’information, de facilitation logistique, d’aide dans les démarches administratives et de soutien moral. À ces fins s’associent trois intervenants : les cellules d’aide aux blessés, l’assistante sociale référente du service d’accueil en lien avec celle de l’unité et la chefferie de l’hôpital.
Si les soins dispensés relèvent pour tous les usagers de la même implication des équipes médicales, une attention toute particulière est accordée à l’accueil des blessés en opération. Revenant d’une zone de haute insécurité, coupés des liens et de la chaleur communautaire de leur groupe d’appartenance, souvent culpabilisés d’avoir laissé leurs camarades en situation exposée, ils se montrent très sensibles aux attentions et aux mesures qui témoignent que, même diminués dans leur potentiel physique et/ou psychique, leurs spécificités de militaires et de combattants sont bien prises en considération. À l’hôpital Percy, un espace leur est consacré au sein du service d’accueil et d’urgence où ils sont accueillis après le voyage aérien. Ils peuvent s’y retrouver, s’y restaurer et garder auprès d’eux leurs effets personnels. Des mesures immédiates ouvrant la possibilité de communiquer avec les proches aident à sortir de l’isolement. Au service de médecine physique et de réadaptation, une salle de repos et de loisirs chaleureuse et agréable leur est réservée. Mais le plus important tient dans l’attitude des soignants à leur endroit : l’attention, le tact et la considération doivent témoigner du respect porté au soldat blessé. Cela implique, il est vrai, une forte impulsion de la part de la chefferie et une véritable culture d’établissement dont les valeurs maîtresses tiennent à l’accueil, à l’interdisciplinarité et à la compétence.
Pour certains, le séjour s’inscrit dans une durée plus longue, pouvant dépasser un an. C’est le pronostic fonctionnel au sens large, tant physique que psychique, qui est en jeu. Pour le patient et sa famille, c’est un temps contrasté où se mêlent l’espoir d’une récupération ad integrum, et l’appréhension face à la perspective du handicap et aux incertitudes du devenir. Pour beaucoup, cette étape se déroule dans le service de médecine physique et de réadaptation. Elle s’élabore autour d’un projet de rééducation visant à l’autonomisation du patient dans les actes de la vie quotidienne puis, une fois ces objectifs atteints, elle se poursuit dans un projet de réadaptation et de réinsertion sociale et professionnelle. Le patient est pris en charge dans sa globalité à travers une action pluridisciplinaire. Le cas échéant, des gestes chirurgicaux itératifs sont discutés et réalisés, et un suivi psychiatrique est assuré en concertation avec l’équipe qui conduit les soins. Durant cette période et dès que possible, des permissions thérapeutiques s’inscrivant dans le projet de soins vont progressivement permettre une évaluation de la qualité de la remise en situation sociale dite « écologique » : retour dans la famille, immersion dans le tissu social d’appartenance et souvent reprise de contact avec l’unité.
Dans certains cas, une reprise de l’activité professionnelle, assortie éventuellement de restrictions d’aptitude, peut être prononcée. En revanche, au-delà du délai des cent quatre-vingts jours de congé maladie cumulables sur les douze derniers mois, la mise en position de non-activité est obligatoire (congé de longue maladie pour les affections somatiques ou congé de longue durée pour maladie pour les affections psychiatriques). Ce temps où le sujet est sorti de la position d’activité est nécessaire à la poursuite des soins et au rétablissement du patient dans des conditions financières acceptables. Pourtant, ce basculement est parfois vécu douloureusement comme une mise à l’écart de l’institution tant au plan symbolique (sortie du régiment d’origine et affectation administrative dans un régiment dit de débarquement ; entrée dans la position de « non-activité ») que matériel (maintien du salaire à taux plein, mais perte des primes particulières les rattachant à leurs spécificités).
- L’hôpital comme espace de transition
Dans ce temps hospitalier hautement technicisé, d’autres aspects d’ordres psychologiques et humains interviennent et tiennent une place considérable dans le rétablissement des soldats blessés. Atteints dans leur chair et dans leur âme, touchés dans leurs capacités fonctionnelles et parfois relationnelles, ils vont de fait utiliser l’hôpital comme un espace transitionnel, un sas de réexpérimentation de leur nouvel être et du monde, une utilisation facilitée par un environnement médical soutenant, encourageant et chaleureux, mais aussi suffisamment prévenu des risques liés aux effets du traumatisme psychique ou aux réactions face au handicap physique : refuge dans des attitudes régressives, tentation du repli, agressivité dirigée vers les autres ou contre soi. Il s’agit donc de permettre aux blessés de trouver une place active, dès lors qu’ils en ont les ressources, dans leur parcours de soins et de vie.
Lorsque, traversant le hall vaste et lumineux de l’hôpital Percy, nous croisons ces groupes de soldats blessés, certains amputés d’un ou de plusieurs membres, en fauteuil, sur pieds ou prothèses, une formidable leçon de vie nous est transmise par ceux-là mêmes que nous soignons : pudeur, entraide et esprit de solidarité, courage, attention aux autres et souvent humour. Notre soutien, discret, se manifeste aussi dans ces moments informels : un salut, des mains serrées, un regard, quelques paroles échangées. Nous connaissons, pour être quotidiennement à leurs côtés dans nos disciplines respectives, les problématiques multiples, médicales, psychologiques, sociales et parfois administratives auxquelles ils sont confrontés. Ils méritent pour tout cela aussi notre admiration, renforçant ainsi notre motivation à l’aide que nous nous efforçons de leur apporter. Le rôle du service de santé des armées en tant qu’acteur institutionnel s’inscrit là aussi pour, comme l’a écrit Georges Clemenceau en 1919, « témoigner de la générosité et de la reconnaissance de la nation ».
Passés les temps les plus précoces du soin, l’hôpital militaire devient un espace d’expérimentation où le soi transformé est pour la première fois mis à l’épreuve du monde et du rapport à l’autre. Pour cela, le militaire blessé devra se « réapprendre », se familiariser avec un corps dont l’aspect ou certaines fonctions ont été altérés par la blessure. Il devra aussi explorer, soutenu par un accompagnement médical et psychologique, une identité perçue comme profondément remaniée par l’effraction psychique, avec le ressenti d’un bouleversement fondamental de son être et, bien souvent, des altérations de son fonctionnement relationnel et social. C’est un véritable nouveau « parcours du combattant ».
Contrairement au milieu extérieur, l’hôpital est un lieu où la confrontation aux aspects les plus visibles des atteintes corporelles fait l’objet d’une acceptation comme une donnée de la réalité ambiante, sans que celle-ci ne soit pour autant banalisée. Avec spontanéité, nos patients civils, lorsqu’ils rencontrent ces blessés, nous racontent souvent l’émotion qu’ils ressentent ainsi que leurs réactions de surprise et d’estime pour la pulsion de vie qui émane de ces militaires, souvent jeunes. Croiser le regard des équipes soignantes et des autres usagers de l’hôpital, recevoir les camarades et les supérieurs hiérarchiques, se sentir reconnu et valorisé lors des visites des plus hautes autorités militaires ou politiques, inviter un proche à la cafétéria, réapprendre les choses ordinaires et pourtant essentielles de la vie, autant de faits qui participent à retrouver une sécurité intérieure. Ils aident aussi à se projeter dans le temps, malgré les incertitudes qui peuvent encore peser, notamment celles relatives au devenir professionnel.
Mais la prise en charge ne s’arrête pas à la sortie de l’hôpital. Les soins vont se poursuivre sur un mode ambulatoire. Le blessé convalescent réintègre son domicile et retrouve une vie sociale et familiale. Si, pour certains, le retour dans leur unité a pu être envisagé, d’autres restent en situation de non-activité et nécessitent un suivi plus régulier. Se pose alors la question de leur aptitude à reprendre un jour le service actif. Lorsque cela ne se révèle pas possible, il faut envisager une réinsertion en milieu professionnel civil. Dans un nombre limité de cas, qui concernent les patients aux handicaps les plus lourds, le recours à une institutionnalisation dans des structures de long séjour peut s’imposer (service des pensionnaires de l’Institut national des Invalides, maisons d’accueil spécialisées).
Cette période qui suit le séjour à l’hôpital se traduit par un éloignement du temps émotionnel qui avait fait suite à l’événement ayant occasionné la blessure et qui avait vu se rassembler dans une certaine unanimité les différents acteurs. Elle peut s’accompagner de sentiments de désillusion, de découragement et de lassitude, voire d’un vécu d’« abandon » par l’institution, alors même que de nombreux problèmes liés au handicap ou au projet de vie restent en suspens. Nous nous sommes aperçus de la très grande difficulté que nos patients éprouvent à progresser face à la multitude de problèmes, qu’ils soient d’ordre médical, administratif, financier, social, juridique ou tenant à la réparation. Les multiples acteurs travaillant dans chacun de ces domaines n’ont pas, ou peu, l’habitude de se concerter. Les clivages entre les administrations génèrent des délais anormalement longs de traitement des dossiers, une insuffisance de coordination, une méconnaissance des finalités et des actions des autres intervenants suscitant le découragement et l’amertume des blessés et de leurs familles.
Une double exigence nous est alors à l’évidence apparue. Nous ne pouvions faire avancer significativement les projets de réadaptation et de réinsertion de nos patients qu’en élargissant notre intérêt et notre périmètre d’action au-delà du seul champ médical. Nous avions besoin pour cela de nous allier au commandement dans une collaboration étroite et confiante.
- L’hôpital promoteur de la réinsertion : l’invention de la c2rbo
La cellule de réadaptation et de réinsertion du blessé en opération (c2rbo) est issue de ce constat. Il apparaissait en effet nécessaire d’identifier les obstacles auxquels se heurtent les blessés physiques et/ou psychiques rentrant d’opération extérieure et d’ apporter une aide personnalisée à leur projet de réadaptation et de réinsertion en faisant se rencontrer dans un même lieu les différents acteurs médicaux, militaires, sociaux et administratifs.
Cette cellule, organisme de l’hôpital Percy placé sous l’autorité de son médecin-chef, est née de l’enthousiasme et de la volonté conjugués de trois acteurs particulièrement concernés par l’accompagnement au long cours des militaires blessés : le chef du service de psychiatrie de l’hôpital Percy, celui du service de médecine physique et de réadaptation ainsi que le colonel Thierry Maloux, chef de la cellule d’aide aux blessés de l’armée de terre (cabat). Elle est composée d’un noyau permanent associant le médecin-chef, le chef du service de médecine physique et de réadaptation, celui du service de psychiatrie et celui de la cabat. Selon les circonstances, peuvent s’y ajouter le militaire blessé, sa famille ou la personne de confiance, les cellules d’aide aux blessés des autres armées, certains praticiens de l’établissement soit en tant que médecin traitant du patient, soit du fait de leur expertise sur l’une des questions posées, les cadres de santé, psychologues cliniciens et représentants des cultes de l’établissement, le médecin de l’unité d’appartenance, le chef du bureau « offre de soins » de la direction centrale du service de santé des armées (dcssa) ainsi que les représentants de diverses institutions ou organismes (Office national des anciens combattants et victimes de guerre, Institution nationale des Invalides, centre sportif de l’Institution nationale des Invalides, mission handicap du ministère de la Défense). Ses objectifs sont nombreux et volontairement ambitieux :
- être un lieu de réflexion et une force de proposition à la fois pour le commandement et pour la direction du service de santé des armées ;
- être un véritable « outil thérapeutique » au profit de la réinsertion de ces blessés à travers un projet personnel et personnalisé (le blessé est et doit rester au centre du dispositif) ;
- articuler les actions du corps médical, du commandement et des acteurs sociaux en instituant et formalisant leur coordination dès les premiers temps de la prise en charge ;
- permettre un gain de temps pour le militaire blessé en raccourcissant et en simplifiant certains des processus en œuvre, administratifs notamment ;
- identifier d’éventuels points de blocage dans le parcours médical et social et mettre en œuvre des améliorations ou des solutions ;
- maintenir une attention sur les processus de réparation, leur mise en œuvre, leur suivi ;
- formaliser les acquis d’expérience de la c2rbo par des publications et des travaux recherche.
La c2rbo, qui se réunit avec une périodicité d’un à deux mois, fonctionne selon les principes de l’échange interdisciplinaire et de la concertation. Son cadre déontologique est strict : sous la responsabilité du chef de service concerné ou de son représentant, les informations médicales limitées au minimum nécessaire à la compréhension de la problématique de prise en charge peuvent être évoquées mais non reprises dans l’élaboration du compte rendu de réunion. Chaque acteur y est tenu au strict respect des règles de confidentialité. Plus d’un an après sa création, la c2rbo est sortie de sa phase d’expérimentation tant les résultats apparaissent probants. Outre les progrès concernant les problématiques individuelles propres aux blessés dont elle s’était saisie, l’éclairage que ses travaux ont pu jeter sur différents points a contribué à des avancées importantes dans différents domaines. Citons pour exemples la contribution essentielle apportée au financement des prothèses de nouvelles générations qui ne bénéficient d’aucun remboursement par les organismes sociaux et pour lesquelles, dans un premier temps, un financement associatif a pu être trouvé avec la perspective d’une réponse institutionnelle en cours d’élaboration via un fonds de garantie ; l’aide à la création et à la mise en œuvre des rencontres militaires du blessé sportif permettant une activité handisport à ces personnels ; la création par l’état-major de l’armée de terre de « cellules d’accueil » au sein des régiments permettant le retour anticipé et aménagé au sein de son régiment du militaire blessé dont le parcours de soins n’est pas encore achevé ; la sensibilisation et le rapprochement récent avec le service des pensions militaires d’invalidité afin que soit homogénéisé le traitement des dossiers et que soit accélérée l’étude des droits spécifiquement pour ces blessés en opération.
En conclusion, l’action de tous les acteurs de la « réparation » du blessé en opération s’inscrit dans un processus global et intégratif au sein duquel le service de santé des armées apporte sa contribution. Il permet d’exprimer ainsi à ceux, blessés physiques et/ou psychiques, ayant payé un lourd tribut par leur engagement au service des intérêts du pays « la générosité et la reconnaissance de la nation ».