N°33 | L'Europe contre la guerre

Audrey Hérisson

Le militaire et le philosophe : penser l’action à la guerre

« Concevoir, préparer et conduire l’agir sont les attributs communs, statutaires en quelque sorte,
de la multitude des “grands” et “petits” praticiens dont les fonctions élémentaires sont également
nécessaires, et entre lesquels se distribue le travail de l’esprit-en-acte. Le politique,
le
militaire, l’ingénieur, l’économiste, le généraliste comme l’expert dans les spécialités
les plus “pointues”, tous sont également impliqués dans un même agir. »

Lucien Poirier (« Penser stratégiquement », Stratégie n° 49, 1991)

L’image d’Épinal de la pensée militaire voudrait qu’un bon stratège ne soit pas un bon chef militaire et qu’inversement un bon tacticien ne soit pas capable d’expliquer d’où lui viennent ses idées dans l’action. Ces préjugés s’ancrent dans l’observation de figures historiques : Clausewitz, par exemple, l’un des plus grands théoriciens de la guerre, mais aussi, même s’il s’en défend, un philosophe, n’est pas connu pour avoir été un grand chef militaire. A contrario, commander ou mener la bataille serait inné, donc nullement le fruit de la réflexion. Or il suffit de reprendre les écrits de quelques grands chefs militaires, comme Thucydide, Napoléon ou T. E. Lawrence, pour casser ces idées reçues. Ainsi, pour Napoléon, « sur le champ de bataille, l’inspiration est souvent une réminiscence », la réminiscence d’un savoir et d’une réflexion.

Penser l’action à la guerre peut être abordé en utilisant une distinction sémantique que permet le latin, distinction classique en droit de la guerre. Il s’agit à la fois de penser l’action ad bellum, c’est-à-dire penser l’action de « faire la guerre » en vue de finalités politiques, mais aussi éthiques et morales, et de penser l’action in bello, c’est-à-dire de mener la guerre une fois celle-ci décidée par une réflexion théorique et pratique. C’est ainsi que le droit de la guerre se décompose en un jus ad bellum et un jus in bello1. Mais si cette distinction est utile en droit pour classer normes et conventions, une réflexion plus philosophique doit inscrire l’action guerrière dans un continuum. Agir et penser la guerre sont liés et ne peuvent se concevoir de façon dissociée.

Aborder la complexité de la guerre demande de rompre avec les classifications, comme celle qui sépare penser et agir. Aborder cette complexité demande aussi de dépasser une division en disciplines qui nous vient du positivisme, ou une division du travail qui, certes, rend les hommes plus productifs mais restreint le champ de la créativité. Pourquoi nous est-il si difficile de concevoir qu’un même homme puisse être à la fois militaire et philosophe ? La guerre est pourtant la situation par excellence dans laquelle l’agir humain ne peut reposer seulement sur des instincts ou des habitudes. Sa pratique, par la complexité de l’environnement et le caractère aléatoire des éléments entrant en compte, doit se réaliser à partir d’une réflexion théorique ad bellum et in bello. Car agir et penser la guerre est avant tout un processus de création qui exige de dépasser tous les clivages : individuel/collectif, théorie/pratique, même/autre… La guerre dévoile la nécessité de sortir d’une routine, d’une zone de confort. C’est en cela qu’elle est totale : elle nous met violemment en contact avec l’infini. Le philosophe dit la vérité sur le monde comme le militaire vit la vérité dans le monde. Pour pouvoir dire la vérité sur le monde, il faut l’avoir vécue. Pour pouvoir vivre cette vérité, il faut l’avoir pensée. En dehors du cas particulier de l’acte instinctif, quel que soit le niveau de l’action, celle-ci est pensée ou a été pensée au préalable.

Penser l’esprit-en-acte, optimiser l’action à la guerre, c’est penser l’agir indissocié de la décision d’agir. Ainsi les composantes de l’action ne peuvent être isolées sans conséquence grave pour ce qui concerne le domaine de la guerre. La pure poïesis, la composante correspondant à l’activité de production, parce qu’essentiellement instrumentale, se complète d’une praxis, développant ainsi la capacité politique de se donner des fins en se fondant avant tout sur un critère d’efficacité.

Mais ce critère ne suffit pas : l’action guerrière comporte une dimension éthique et morale. La phronesis est cette sagesse pratique, cette sagacité, qui permet un agir « bon » ou « vertueux » intégrant les limites que peuvent revêtir ces valeurs dans notre monde complexe. L’esprit-en-acte se nourrit alors de cette phronesis, de ces praxis et poïesis, qui se fondent dans un ethos, à la fois système de valeurs et principe organisateur de pratiques. Ces quatre pôles aux noms grecs rappellent l’origine de la culture dans laquelle s’inscrivent les réflexions qui seront développées ici.

  • Éthique et morale : pour une vertu pratique, la phronesis

La phronesis est, chez Platon2, la réflexion, la pensée, l’acte de l’âme qui cherche à atteindre la tempérance. Chez Aristote3, elle est la vertu pratique des actions humaines ; traduite par « prudence » ou « sagacité », elle est une rationalité instrumentale et politique, car elle suppose l’habileté pour faire face au contingent, mais aussi la sagesse politique pour décider par délibération et juste usage des passions.

Comment l’esprit-en-acte se décide-t-il à agir ? Dans quels fondements va-t-il rechercher son inspiration ? Quels sont les principes qui régissent les conduites et fondent les décisions ? Aujourd’hui, nous distinguons, plus ou moins différemment suivant les auteurs, l’éthique et la morale : « On appelle “morale” la recherche et l’étude des principes de l’action […] bonne ou juste en général ; et “éthique” l’étude et la pratique du surgissement et de l’application de ces principes, en amont mais aussi en aval de la morale proprement dite. Les deux sont différentes, donc, mais inséparables4. » Ainsi, en amont de la morale, nous pouvons poser qu’il existe une éthique « complexe » : « Dans cet esprit, nous concevrons l’éthique complexe comme un méta-point de vue comportant une réflexion sur les fondements et principes de la morale5. » Puis, en aval de la morale, nous placerons les éthiques individuelles ou collectives, les mœurs, les ethos. Comment la vertu pratique, qui permet de penser l’action à la guerre, émerge-t-elle de l’éthique complexe et de la morale ?

  • L’éthique de la complexité : une complexité éthique

La guerre impose à l’action un environnement complexe et incertain. Si la morale repose sur des codes binaires simples (bien/mal, juste/injuste...), l’« éthique complexe conçoit que le bien puisse contenir un mal, le mal un bien, le juste de l’injuste, l’injuste du juste »6. Cette éthique, en aval de la morale, rend compte de la complexité primordiale du monde. Une morale correspond ainsi à une certaine vision du monde dans laquelle le bon et le juste sont définis et traduits sous forme de principes ou de valeurs. Dans cette approche de la complexité éthique, il existe plusieurs morales, religieuses ou non.

Kant a pourtant voulu énoncer les principes d’une morale universelle, notamment au travers de l’impératif catégorique : « J’éprouve en moi une voie prescriptive qui me dit : agis de telle sorte que la norme de ton action puisse toujours valoir en même temps comme norme universelle7. » Cette démarche visait à sortir du relativisme des morales existantes en proposant des principes moraux universels. Elle est typique du siècle des Lumières et a été beaucoup critiquée par la suite : elle serait trop simple et pas assez opératoire. Cette démarche se voulait pourtant « pratique » et la simplicité des principes était justement recherchée à cet effet. La foi dans l’universel s’est perdue et le xxe siècle s’est décidé à aborder le monde dans toute sa complexité. Ce qui surplombe les différentes morales existantes n’est plus cette morale kantienne qui les transcendait et les rendait finalement obsolètes, mais un tissu éthique, un complexe incorporant les similitudes, les différences et les contradictions provenant de ces morales.

De cette complexité émerge l’incertitude éthique de la pratique des actions humaines. Une intention bonne peut produire du mal et inversement. Cette incertitude « paralyse, mène souvent à l’inaction, par crainte des conséquences éventuellement funestes ; [mais elle] stimule parce qu’elle appelle le pari et la stratégie »8. Ces contradictions de l’action doivent être assumées et donc pensées. « Nous avons besoin d’une connaissance capable de concevoir les conditions de l’action et l’action elle-même, de contextualiser avant et pendant l’action. Rien n’est meilleur que la bonne volonté. Mais elle ne suffit pas et risque de se tromper9. » Cette connaissance nécessaire avant et pendant l’action est celle d’une vertu pratique capable de faire face à l’incertitude et d’user au mieux des passions.

  • La morale close : une peur de l’infini du Même

Les deux conflits mondiaux ont bouleversé la philosophie morale. Ces guerres totales, l’une vue comme le conflit absurde des égoïsmes équivalents, l’autre comme le résultat du délire nazi, marquent de façon parallèle l’échec de la « morale close ».

La philosophie morale de Bergson est celle qui a conceptualisé la « morale close », stade de l’élan vital qui traverse l’histoire cosmologique du réel et qui va vers le plus haut du spirituel. La première stabilisation de cet élan est celle de l’instinctuel, l’instinct collectif des sociétés animales ; ensuite, ce moment est dépassé par celui de l’intelligence, qui permet à l’individu de délivrer une réponse à une situation qui n’est pas programmée par l’instinct. Cet individu perd alors la spontanéité de se comporter de façon habituelle et coutumière ; il encourt le risque de perdre le sens du collectif et de devenir individualiste. Il lui faudra une moralité de type kantienne, avec son impératif catégorique, pour se conforter dans un comportement bon pour le collectif, une moralité close et rassurante.

Mais son expérience de la Grande Guerre fait dire à Bergson que la morale close ne suffit pas. Dans ce conflit entre des sociétés qui sont les mêmes, n’importe qui va voler, tuer, violer l’Autre au nom de sa morale close, qui est par essence limitée au groupe, à la société. L’univers kantien est en effet celui du cosmopolitisme, et non celui d’une « société » des nations voisines et qui se veulent « autres » : « La nature ne s’y fût pas prise autrement pour faire de tout étranger un ennemi virtuel. […] Nous avons pu le constater pendant la dernière guerre. […] Disons seulement que les deux maximes opposées Homo homini deus et Homo homini lupus se concilient aisément. Quand on formule la première, on pense à quelque compatriote. L’Autre concerne les étrangers10. »

Levinas, quant à lui, écrit Totalité et infini en bilan de la Seconde Guerre mondiale. Il fait aussi le constat de cette morale close et reprend l’idée de « moralité à l’infini » d’Ernst Bloch11 : l’horizon de l’humanité, si elle entend l’appel éthique, est celui de la société juste. Cet appel éthique, c’est celui d’autrui qui est à la fois maître (au sens d’enseignant) et détresse : l’expérience fondamentale est celle du visage de l’Autre devant lequel je me sens obligé à l’écoute et au secours. L’apprentissage de cette morale nous permet d’échapper à « l’ontologie de la totalité issue de la guerre »12, d’envisager la paix. « De la paix, il ne peut y avoir qu’eschatologie. Mais cela ne veut pas dire que, affirmée objectivement, elle est crue de foi au lieu d’être sûre de savoir. Cela veut dire, avant tout, qu’elle ne vient pas prendre place, dans l’histoire objective que découvre la guerre, comme fin de cette guerre ou comme fin de l’histoire13. »

Comme Bergson, Levinas reste très marqué par l’expérience de la guerre : « La violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu’à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus. […] Elle instaure un ordre à l’égard duquel personne ne peut prendre de distance. Rien n’est dès lors extérieur. La guerre ne manifeste pas l’extériorité et l’autre comme autre ; elle détruit l’identité du Même14. » La guerre ne traduit finalement pas la peur de l’Autre, mais la peur du Même, celui qui nous ressemble mais qui n’est pas nous. Cette thèse a été reprise par René Girard dans sa théorie mimétique15.

L’expérience de la guerre est paradoxale : elle est le résultat de cette peur de l’infini qui nous pousse à nous cloisonner, à créer des frontières, des espaces clos, à poser des différences que nous disons ensuite ne pas supporter chez ceux qui sont en dehors de notre espace ; mais en même temps, elle fait voler en éclats ces frontières, met les hommes les uns en face des autres, défie leurs morales closes. La guerre totale dévoile l’infini du Même.

Dans ces conditions, à quoi l’action doit-elle se raccrocher ? « La guerre ne se range pas seulement – comme la plus grande – parmi les épreuves dont vit la morale. Elle la rend dérisoire. L’art de prévoir et de gagner par tous les moyens la guerre – la politique – s’impose, dès lors, comme l’exercice même de la raison. La politique s’oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté16. » L’éthique de la complexité permet d’aborder les différentes morales closes comme un tissu de principes et de valeurs, parfois similaires, parfois contraires. De ce « complexe » émerge une vertu pratique, la phronesis des Grecs anciens, cette sagacité qui est habileté stratégique et sagesse politique.

  • Politique et stratégie : une praxis au secours de la poïesis

L’expérience pratique et l’aptitude à la réflexion sont indissociables, que ce soit pour le militaire ou pour le philosophe. La guerre en est la démonstration : la poïesis, la capacité à produire une action en fonction d’un savoir, ne peut exister sans la praxis, sa composante politique, la capacité de se donner des fins. La politique et la stratégie reposent toutes deux sur une combinaison de praxis et de poïesis.

Politique et stratégie sont « comme l’avers et le revers d’une monnaie »17. Un double mouvement s’opère entre elles : de la politique vers la stratégie, par le biais de la guerre, et de la guerre vers la politique. La théorie clausewitzienne, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »18, pose une relation linéaire de fin à moyen entre politique et guerre. Or la pensée systémique et cybernétique19 apparue au xxe siècle aide à concevoir comment le moyen agit récursivement sur la fin. La guerre « rétroagit sur les fins politiques initiales, qu’elle influence et peut modifier par ses conditions d’exécution et ses résultats. Relations complexes, donc, de détermination réciproque, circulaire, entre la politique et son instrument stratégique, même si le dernier mot revient à celle-là. […] Elles sont asservies l’une et l’autre »20.

  • La politique-en-acte : un système de pensée complexe

La systémique permet de penser l’agir collectif de l’ensemble politico-stratégique. La pensée est celle du chef qui conçoit et conduit l’action, mais elle est aussi celle de toutes les personnes à tous les niveaux de la « machine politico-militaire » qui démultiplient et fragmentent en autant de décisions et exécutions élémentaires la pensée directrice. Les pensées de l’agir local agissent en retour par leurs résultats effectifs sur la pensée origine. Ces boucles de rétroaction ne peuvent pas être négligées sans nuire à l’efficacité de l’action. « Longtemps, les bons esprits doutèrent donc que la pensée du soldat, jugée expéditive, méritât d’être observée21. »

Or le progrès scientifique et technique rend les systèmes militaires toujours plus compliqués physiquement et les processus de décision plus complexes. La pensée de l’agir politico-militaire est à la fois éclatée et intégrée : éclatée parce que l’information circule à tous les niveaux du système complexe, intégrée parce que les pensées de l’agir local sont récapitulées en un agir collectif par une instance suprême. Ainsi la structure de la pensée pratique fait de la multitude de subordonnés non plus de simples exécutants mais aussi des décideurs. « Gardons-nous donc de réduire la pensée de l’agir stratégique aux vastes constructions intellectuelles des plus hautes instances politico-militaires et des théoriciens d’envergure dont les noms ponctuent la généalogie de la stratégie, sauf à perdre de vue les exigences et les contraintes de l’exécution, qui retentissent nécessairement sur les conceptions et les décisions en amont, la pensée stratégique opératoire doit intégrer la totalité des pensées élémentaires de l’agir local. Si elle doit “penser l’ensemble”, elle doit simultanément “penser le détail”22. »

La pensée de l’action à la guerre est celle d’un système complexe intégrant une multitude de pensées élémentaires mais toutes potentiellement différentes, une multitude de poïesis et de praxis interagissant les unes avec les autres.

  • L’esprit-en-acte : pour une pensée pragmatique

L’action politico-stratégique se définit comme une série de délibérations, d’évaluations de situations conflictuelles actuelles et futures, et de calculs de moyens adaptés aux fins, suivie de décisions puis d’exécutions pratiques. Ce sont les décisions qui projettent l’intention politique dans la réalité concrète. Comment être sûr que les fins poursuivies seront atteintes ? Comment rendre efficaces les délibérations théoriques, évaluations et calculs ? Comment réduire les risques et aléas ?

Une première piste est celle de la rationalisation : « Rationaliser l’action, c’est soumettre les opérations intellectuelles et physiques du système actif, donc les décisions, à un ensemble de principes et de règles qui, appliqués à la computation et à la conduite des actants, traduisent les exigences et contraintes spécifiques de l’action collective finalisée, conçue et développée en milieu conflictuel ; c’est observer un ensemble de prescriptions normatives imposées par l’économie, par la grammaire et la logique caractérisant ce type de pratique, qui est celle d’un système complexe en interaction avec d’autres et condamné à “penser” dans un brouillard d’incertitudes23. » Cette procédure est hypothético-déductive, c’est-à-dire fondée sur des axiomes fixés par l’instance suprême de décision, le politique. Ceux-ci sont déclinés de façon mathématique et logique par une stratégie rationnelle, ces déclinaisons elles-mêmes corrigées par les boucles retour (feedback) des différents niveaux de décision-exécution du système, ou bien comparées à une modélisation établie par analogie historique. Cette « poïétique », cette production d’actions stratégiques, est le fruit de la culture stratégique de la Grèce antique24.

Dans cette approche, la praxis englobe la poïesis dans une « praxéologie rationnelle » intégrant les fins politiques dans l’action. Pour le général Poirier, le passage de l’empirisme à la praxéologie a permis de montrer les limites de ces stratèges misant tout sur leur génie, les leçons qu’ils tiraient de leur expérience et leur improvisation devant le hasard et l’incertitude. Le génie stratégique est un spécimen rare et les stratèges doivent apprendre, laborieusement, à comprendre ce qu’ils doivent faire. Mais il n’en reste pas moins vrai que la mathématisation et la logicisation du domaine pratique comportent des limites évidentes.

Une deuxième piste, pour penser l’action politico-stratégique, est celle du pragmatisme représenté par la philosophie de John Dewey. Comme le positivisme logique de Poirier, le pragmatisme est issu d’un besoin d’ancrer la réflexion dans l’expérience de la réalité. Mais Dewey s’oppose au rationalisme, c’est-à-dire à l’idée d’une souveraineté de la raison : le rapport pratique à l’environnement est premier devant le rapport intellectuel. La théorie et la pratique ne sont alors pas dissociables : ce ne sont pas des facultés de l’esprit, telles que l’intelligence ou la volonté, mais des activités de l’esprit qui se médiatisent l’une l’autre pour atteindre un objectif. Dewey ne reprend pas le modèle traditionnel de l’action comme volonté intentionnelle et délibérée. L’action, même morale ou politique, est essentiellement structurée par des principes qui échappent au sujet en tant qu’individu indépendant du collectif ; de plus, elle se développe toujours dans un environnement qui lui réagit, et la réaction échappe de nouveau au sujet. Elle est ainsi principalement dirigée par un ensemble de « dispositions », soit instinctives ou innées – ce sont les instincts –, soit produites par la socialisation ou acquises – ce sont les habitudes. Néanmoins, lorsque ces dispositions sont mises en échec, la réflexion rationnelle et l’intention délibérée jouent un rôle primordial.

Pour Dewey, la pensée est un instrument au service de la pratique, un instrument de résolution de problèmes pratiques, de réflexion sur une situation problématique, c’est-à-dire sur les difficultés que l’on rencontre dans le cours ordinaire de l’action et que les dispositions pratiques ne parviennent plus à résoudre de façon spontanée.

Le pragmatisme américain rompt avec le positivisme rationaliste, comme avec l’empirisme britannique des xviiie et xixe siècles. L’empirisme est une théorie inductive qui croit que la valeur de la pensée dépend d’expériences passées. Pour Dewey, la vérité doit être recherchée dans les conséquences, dans la capacité de la pensée à résoudre une situation pratique problématique. La pensée est une anticipation ; la vérité est ce qui doit être construit par la pensée. C’est un primat du futur.

La pensée pragmatique a ainsi l’intérêt de dépasser à la fois l’approche hypothético-déductive du rationalisme et l’approche inductive de l’empirisme pour proposer un agir à deux niveaux : une forme de praxis, incorporant un objectif de résolution de problèmes, intervenant pour remplacer et dépasser une forme de poïesis, de production d’actions ordinaires, par instinct ou habitude, devenue inadaptée à la situation. Croisées avec la vertu pratique, la phronesis, qui apporte la dimension de l’éthique complexe à celle politico-stratégique fondée essentiellement sur un critère d’efficacité, la poïesis et la praxis se traduisent dans un ethos, véritable moteur de l’action individuelle.

  • Discipline et honneur : la fabrique d’un ethos

L’ethos désigne la coutume, l’usage ou les mœurs, c’est-à-dire les éthiques individuelles ou collectives qui se placent en aval de la morale et de l’éthique complexe. C’est aussi la marque d’une configuration sociale particulière, qui se traduit par un sentiment d’appartenance à un groupe et par un attachement à une éthique particulière. Il est un système de valeurs et un principe organisateur de pratiques. Cette notion, appliquée au domaine militaire, établit un lien entre la discipline et le sens de l’honneur.

L’ethos militaire est issu de deux formes de pensée : une sociale et collective, qui forge les dispositions par le biais de la discipline, et une individuelle, qui met en valeur le caractère et la réflexion personnels. Ces deux formes d’intelligence se complètent donc de la même façon que la praxis et la poïesis.

  • La discipline : une fabrique complexe de dispositions à l’action

L’ethos dispositionnel correspond à l’acception courante de la notion d’ethos. Pour Pierre Bourdieu, il est « le système de valeurs implicites que les gens ont intériorisées depuis l’enfance et à partir duquel ils engendrent des réponses à des problèmes extrêmement différents »25. Dans le domaine militaire, il prépare les hommes à endurer les combats et à agir en vue de l’accomplissement de leur mission.

La discipline est un art de la bonne instruction militaire ; elle a fait l’objet de nombreux débats et réflexions tout au long de l’histoire : « Après des centaines d’années de pratique empirique, on sait fondamentalement comment faire faire des choses extraordinaires à des hommes ordinaires. Il suffit de les modeler à l’aide de plusieurs méthodes plus ou moins dangereuses suivant le dosage délicat qui dépend en grande partie de la vision que l’on a de l’homme26. » Pour Michel Foucault, la discipline dans les armées a même essaimé ses techniques pour venir construire un nouveau type de société, celle qui est apparue au tournant du xviiie siècle. « La politique, comme technique de la paix et de l’ordre intérieurs, a cherché à mettre en œuvre le dispositif de l’armée parfaite, de la masse disciplinée, de la troupe docile et utile, du régiment au camp et aux champs, à la manœuvre et à l’exercice27. »

La discipline est ce qui permet d’inculquer à tout militaire les dispositions qui vont lui permettre d’agir et de réagir au combat de façon adéquate. La fabrique des habitudes, qui le feront agir de manière quasi instinctive, passe par l’exercice, c’est-à-dire la répétition des gestes et la mise en situation dans un environnement proche de celui des combats. « Les compétences tactiques sont essentiellement tacites, ce sont des gestes et des méthodes inscrits dans les mains et les esprits des soldats bien plus que dans les règlements. […] Une troupe est une somme de porteurs d’habitudes et s’entraîner ou se former consiste à maintenir et si possible augmenter cette somme, éventuellement à la transformer, en remplaçant certaines habitudes dépassées par des nouvelles28. »

Mais la discipline n’est pas une obéissance passive ou la reproduction sans intelligence d’actes répétés. Elle est ce qui permet à cette intelligence dispositionnelle de trouver des repères pour décider quelle action entreprendre lorsque le contexte déverse une masse d’informations et suscite des émotions saturantes pour l’esprit. Toutes ces décisions prises dans le flot de l’action le sont comme par réminiscence des actions répétées lors des entraînements.

Cette mécanique de l’esprit n’est pas réservée aux plus bas niveaux de la hiérarchie militaire : elle irrigue l’ensemble du système complexe politico-stratégique. Nous l’avons vu : chaque élément de ce système est un point de décision-exécution, un esprit-en-acte interagissant avec son environnement. Dans le système hiérarchisé militaire, hormis le chef de l’armée, chacun doit obéir à une autorité, mais cela ne veut pas dire qu’il n’est qu’un exécutant. Pour obéir, il faut intégrer correctement la pensée du chef et ses directives, ce qui demande là encore un certain entraînement, une certaine habitude. De même, commander ne consiste pas uniquement à décider : il s’agit d’assimiler, de s’approprier et de faire exécuter la pensée de ses propres chefs, mais bien sûr en y apportant sa plus-value, c’est-à-dire son expertise personnelle ou la vision de l’environnement que lui donne sa position particulière dans le système (niveau tactique, opératif ou stratégique par exemple). La discipline permet la prise d’initiatives conformes aux intentions du niveau hiérarchique supérieur. Dans ce cadre, « prendre une initiative ne consiste pas à faire ce que l’on veut, c’est-à-dire à agir suivant ses idées personnelles. Prendre une initiative, c’est agir, quand on ne peut pas prendre les ordres de son chef, comme ce chef l’ordonnerait s’il était présent »29.

Ainsi, la discipline militaire s’appuie fortement sur la subsidiarité, principe selon lequel la conduite d’une action incombe à la plus petite autorité capable de la mener d’elle-même. Ardant du Picq soulignait la difficulté d’inculquer cette disposition particulière de la discipline aux officiers : « Par la manie du commandement, inhérente au caractère français, il y a un empiétement général, de haut en bas, de l’autorité du chef supérieur sur le chef inférieur, ce qui a pour résultat d’amoindrir l’autorité des chefs inférieurs dans l’esprit du soldat ; chose grave, l’autorité solide, le prestige des chefs inférieurs faisant seuls la discipline. À force de poser sur eux, de vouloir en toute chose imposer son appréciation personnelle, de ne pas admettre les erreurs de bonne foi, de les réprimer, de les reprendre comme des fautes, on enlève à tous toute initiative et on jette tous les grades inférieurs dans l’inertie30. » La discipline est le contraire de l’inertie : elle force à l’action tout en fournissant des solutions à la plupart des problèmes qui peuvent être rencontrés.

La discipline donne des repères dans l’action. Elle se décline sur un continuum allant des actes-réflexes aux initiatives permises par la subsidiarité. Elle fonde un ethos, un système de valeurs sûres dans l’action, provenant d’un savoir (poïesis) et d’une vertu (phronesis) pratiques. Mais cet ethos n’est pas figé : il se nourrit de l’expérience pratique, du retour de ces situations complexes auxquelles les dispositions n’ont pas permis d’apporter d’emblée de solution. Ce retour d’expérience est permis par le versant réflexif de l’ethos militaire, celui qui permet d’asseoir une initiative, non plus seulement subsidiaire, mais personnelle, celui qui met en valeur le caractère et donne tout son sens à l’engagement.

  • L’honneur : une marque de caractère
    et un sens à forger dans l’engagement

L’ethos dispositionnel apporte le « repère » à suivre dans l’action ; dans les conditions ordinaires, ce repère suffit. L’ethos réflexif intervient rarement : c’est dans l’adversité qu’il donne le « sens » qui guide l’action. Cette capacité d’initiative personnelle, marque de caractère, s’exerce quel que soit le niveau d’exécution-décision dans le système politico-militaire. Elle permet de prévenir l’inertie devant une situation de blocage, lorsque la solution pratique ne se présente pas spontanément. Comment donner aux militaires ce « sens » de l’initiative face à l’adversité, indispensable à l’action en temps de guerre ? À quelles valeurs leurs initiatives personnelles doivent-elles se raccrocher en dernier ressort ?

Le sens que l’on peut donner à l’engagement pose la question de la vocation et du métier du militaire. L’engagement au service de la nation est, sans aucun doute, plus que la recherche d’un simple métier. En allemand, der Beruf, métier, prend aussi le sens de vocation, d’appel, de recours. Max Weber31, dans deux conférences, Wissenschaft als Beruf (« Le métier et la vocation de savant ») et Politik als Beruf (« Le métier et la vocation d’homme politique »), respectivement prononcées en 1917 et 1919, développe devant ses jeunes étudiants sa célèbre réflexion sur l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. Près de cent ans après cette époque troublée de la fin de la Première Guerre mondiale, que peut-on dire du métier et de la vocation, cette fois-ci, du militaire ? Quelle serait son éthique idéale-typique, son ethos ?

L’engagement du militaire est la marque d’un type de caractère porteur de valeurs dont la plus emblématique est certainement l’honneur. « Le sens de l’honneur » caractérise tout d’abord l’ethos de sociétés guerrières ou dont le système politique et judiciaire est dit « vindicatoire »32. Ces sociétés régulent leurs rapports politiques internes grâce à un système fondé sur une vengeance institutionnalisée, une violence légitimée par une certaine morale close. Dans nos sociétés modernes et étatiques, la violence légitime est un monopole d’État. Le sens de l’honneur se porte donc sur les détenteurs de celle-ci : dans un monde complexe et incertain, les militaires se voient confier le soin d’exercer ou de faire exercer, lorsque cela est nécessaire, cette violence légitime. Cet engagement au service de l’État et la violence légitime qu’il autorise donnent du sens à l’action face à la violence sous toutes ses formes, notamment celle illégitime, dans la complexité des opérations militaires, le brouillard de la guerre.

Réfléchir à l’éthique idéale-typique du militaire, c’est également prendre conscience de l’enchevêtrement opérationnel, politico-institutionnel et intellectuel qui existe en temps de guerre comme en temps de paix. Ajouter ce troisième pôle, qui pourrait être une éthique de l’honneur, au côté de l’éthique de responsabilité et de l’éthique de conviction, place la trinité clausewitzienne du chef militaire avec son armée, du politique et du peuple, au cœur de la réflexion. Devant la complexité du contexte dans lequel s’exerce l’action du militaire, devant l’incertitude grandissante des conséquences de ses décisions, quel que soit son niveau dans le système politico-militaire, l’engagement au service de la nation est ce qui donne à la fois un repère et un sens, un ethos porté par la discipline et l’honneur.

  • En conclusion : ne parlons pas d’« outil militaire » !

Penser l’action à la guerre nous a amenés à combiner une phronesis avec une poïesis ou une praxis, selon le degré de complexité de la situation rencontrée, et, enfin, un ethos, pour définir un esprit-en-acte, c’est-à-dire une pensée toujours en action ou un agir toujours intelligent. Concevoir le système militaire comme un « outil », c’est nier sa capacité à penser. Ce système démontre une vertu pratique, une sagesse politique et une habileté stratégique. Cette symbiose de la pensée et de l’action se traduit dans un pragmatisme qui unifie la théorie et la pratique, et irrigue l’ensemble du système complexe politico-militaire. L’agir militaire est collectif : il intègre une multitude d’agir locaux à différents niveaux d’exécution-décision. Et ces différents agir reposent tous sur le même compromis : l’intelligence d’action est d’abord celle forgée par les dispositions acquises grâce à la discipline et les initiatives que permet la subsidiarité, puis celle qui émerge face à l’adversité, qui est force de caractère et qui puise son sens dans l’honneur.

Casser les idées préconçues sur le moyen militaire comme « outil », c’est aussi rompre avec les clivages entre théorie et pratique, entre stratégiste et stratège, entre décideur et exécutant, entre philosophe et militaire. S’il est difficile d’empêcher un emploi aujourd’hui devenu courant du terme « outil » militaire, propageons alors pour lui un sens plus noble que celui du sens commun. Heidegger donne à l’outil une place primordiale dans sa philosophie car il révèle l’« être »33 : il est un lien concret entre une pensée et une action ; il les incorpore et les rend indissociables. Le monde complexe est tissé de ces liens.

Gardons-nous de ne concevoir l’outil militaire que dans sa fonction instrumentale et surtout gardons-nous de le briser ! Il apparaîtra certes, alors, dans son être fondamental d’esprit-en acte, mais il ne sera plus utilisable.

1 Auquel a été rajouté récemment un jus post bellum.

2 Platon, Phédon, trad. M. Dixsaut, Paris, Flammarion, 1999.

3 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004.

4 Frédéric Worms, Les 100 mots de la philosophie, Paris, puf, « Que sais-je ? », p. 55.

5 Edgar Morin, La Méthode. 6, Éthique, Paris, Le Seuil, « Points », pp. 11-12.

6 Ibid., pp. 67-70.

7 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), trad. A. Renaut, Paris, Garnier-Flammarion, 1999 ; Critique de la raison pratique (1788), trad. L. Ferry, Paris, Gallimard, 1989.

8 Edgar Morin, op. cit., pp. 67-70.

9 Ibid., pp. 67-70.

10 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, puf, 2013.

11 Ernst Bloch, Le Principe Espérance (1954), Paris, Gallimard, 1976.

12 Emmanuel Levinas, op. cit., pp. 6-7.

13 Ibid., p. 9.

14 Ibid., p. 6.

15 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), Paris, Fayard/Pluriel, 2011 ; voir aussi Russell Jacoby, Les Ressorts de la violence. Peur de l’autre ou peur du semblable ? (2011), trad. K. Reignier-Guerre, Paris, Belfond, 2014.

16 Emmanuel Levinas, op. cit., p. 5.

17 Lucien Poirier, op. cit.

18 Carl von Clausewitz, De la guerre (1832), trad. D. Naville, Paris, Éditions de Minuit, 1955.

19 Voir notre article : « Le hérisson et le renard. Connaissance et anticipation : vers une vision globale », Tribunes n° 270 et 271 de la Revue Défense nationale, octobre 2012.

20 Lucien Poirier, op. cit.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Ibid.

24 Voir notre article : « Le marin et le paysan : approches croisées de l’anticipation », Revue Défense nationale n° 766, janvier 2014.

25 Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps modernes n° 318, janvier 1973, pp. 1 292-1 309.

26 Michel Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014, p. 207. Voir aussi Sabina Loriga, Soldats. Un laboratoire disciplinaire : l’armée piémontaise au xviiie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2007.

27 Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 198.

28 Michel Goya, op. cit., pp. 220-221.

29 Gabriel Auphan, « Les forces morales de l’officier » (prologue d’une conférence donnée avant la Seconde Guerre mondiale aux élèves-officiers, 1931), Les Cahiers de la Revue Défense nationale, 2015, pp. 4-5.

30 Charles Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat moderne (1880), Paris, Ivrea, 1978.

31 Max Weber, Le Savant et le Politique, préfacé par R. Aron, Paris, 10/18, 2002.

32 Voir par exemple E. E. Evans-Pritchard, Les Nuer (1937), trad. L. Évrard, Paris, Gallimard, 1968, ou Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique précédé de Trois Études d’ethnologie kabyle, dont « Le sens de l’honneur », Genève, Librairie Droz, 1972.

33 Martin Heidegger, Être et temps (1927), trad. E. Martineau, non publiée et disponible sur Internet.

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