Si la notion d’obéissance va de soi dans les armées, comme une évidence, la confiance, elle, n’est pas une vertu spontanément associée à l’institution militaire. Au contraire, l’efficacité de celle-ci reposerait fondamentalement sur l’autorité imposée par la hiérarchie, du haut vers le bas, et selon le principe cardinal de la discipline, comprise comme l’exécution formelle d’ordres donnés par un chef dont l’autorité est indiscutable. Cette approche est non seulement réductrice de la réalité militaire, mais elle est dépassée. L’obéissance est en fait permise par la confiance, et la confiance conditionne la performance individuelle et collective.
Obéissance et discipline formelles demeurent des vertus essentielles dans les phases planifiées d’une opération militaire, lorsqu’il faut concentrer et coordonner les actions des différents collectifs, interarmes, interarmées, interservices, interalliés, pour atteindre l’objectif fixé. En revanche, lorsque le combat est engagé, au contact de l’adversaire et de la population, la capacité à prendre des initiatives devient la vertu première. L’obéissance et la discipline du temps de paix doivent s’effacer, ou tout du moins leur sens va changer, pour permettre la prise d’initiative. L’initiative est pour un militaire l’expression tangible de la subsidiarité, c’est-à-dire d’avoir la liberté de saisir une opportunité, dans l’esprit des ordres, en en référant ou non à son chef. Elle présente un risque, calculé sur des bases en partie incertaines, dont l’acceptabilité et l’efficacité reposent sur une présupposition : la confiance en soi et entre tous.
Or, si l’on prend la définition de chacun des termes, il s’avère finalement que l’un et l’autre sont intimement liés. La confiance, qui vient du latin confidentia, fiance, signifie la foi, l’assurance, la hardiesse, le courage qui viennent de la conscience que l’on a de sa valeur, de sa chance. Obéir (ob et audire), c’est écouter quelqu’un, suivre son avis. L’obéissance, grâce à la confiance, n’est plus subie mais acceptée.
La confiance relève d’abord d’une réalité anthropologique dans le rapport de l’Homme avec lui-même, avec les autres et avec la mort, inhérente à la guerre. Une fois conscientisée et consolidée en chaque soldat, elle s’avère être un facteur différenciant de supériorité stratégique et opérationnelle qu’il s’agit de cultiver inlassablement, malgré les vents contraires.
La guerre est un fait social et humain paroxystique, un état aberrant et anormal de la vie en société, dont le soldat est l’acteur premier. Engagé au combat, il peut craindre de recevoir la mort et de la donner. Et pourtant, être humain et soldat, il doit surmonter cette peur pour survivre et se sublimer afin de dominer l’adversaire, car telle est sa « raison sociale » au nom du peuple qu’il est chargé de défendre. Seule la confiance va permettre de vaincre cette peur qui habite chaque être mais que le soldat doit impérativement gérer pour remplir sa mission. Confiance en l’Au-delà, en Dieu, c’est la dimension « religieuse » du métier militaire qu’une formule empruntée aux Britanniques résume pertinemment : « Je ne connais personne qui dans un trou de combat ne pense pas à l’Au-delà. » Ainsi l’intime fait l’objet d’une prise en compte institutionnelle, prévue par la loi sur la laïcité de 1905, par les médecins de l’âme que sont les aumôniers de tous les cultes, mais aussi par les chefs ou d’autres comme les assistants sociaux et le corps médical. Sans avoir la prétention de régler cette question existentielle qui relève du mystère de la vie, l’attention de l’institution dans le respect des convictions de chacun génère une confiance solide et sincère.
La construction et la consolidation de la confiance intime du soldat en lui-même et face à la mort passent également par la révélation de qui il est réellement. En faisant connaissance de soi, on prend conscience d’un potentiel infini qui relève du capital d’intelligences que chaque être humain possède intrinsèquement. Révéler, décloisonner et déhiérarchiser les intelligences va permettre à chacun de mettre au service du collectif le meilleur de lui-même. La valorisation de l’individu profite au collectif. En cela, le commandement doit faire sienne cette maxime inspirée de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas soldat, on le devient. » Et c’est au chef, par sa conscience du capital humain différencié de chacun de ses subordonnés, de le sublimer. La prise en compte de l’intimité du soldat et de ses qualités d’Homme va générer la confiance individuelle sur laquelle pourra s’appuyer la dynamique collective. Avoir conscience de l’esprit de « son » corps participe de l’esprit de corps, celui de l’unité, de l’émancipation individuelle et collective qui élargit le champ des possibles dans l’action. Face à des adversaires endoctrinés et idéologisés religieusement ou politiquement, comme face à des armées « cadenassées » par la hiérarchie, le soldat français qui aura développé la confiance en la vie et en son potentiel d’intelligences possédera un avantage comparatif au combat, moral et tactique.
S’appuyant sur la confiance en soi, il devient dès lors possible d’entrevoir la confiance comme ferment de la cohésion et de la performance collective. Les démocraties sont fortes de la liberté laissée aux individus d’entreprendre et d’exprimer des opinions différentes. Les armées, quant à elles, comptent parmi les dernières institutions où le collectif prime sur l’individu. Cette distorsion apparente est à la fois une vulnérabilité et une force dans un contexte où, pour opérer, les armées doivent avoir la confiance du peuple et des autorités politiques, et réciproquement les autorités, comme le peuple, doivent avoir une totale confiance dans l’action des armées. Or cette relation harmonieuse ne va pas de soi en démocratie, comme le montrent les exemples allemand, pour des raisons historiques, et britannique, depuis les échecs irakien et afghan.
En France, en revanche, les armées bénéficient depuis plusieurs années d’un soutien constant du peuple et des autorités, quel que soit le type d’opérations, et malgré les pertes ; sur le territoire national avec Sentinelle et Harpie, hier en Afghanistan, aujourd’hui au Sahel et au Levant. La co-définition de la stratégie militaire par le président de la République et le chef d’état-major des armées, le comportement a-partisan et éthique des armées, leur rôle d’intégrateur et d’ascenseur social pour tous et, de l’autre côté, les marques d’estime, de respect de la classe politique et de l’opinion à l’égard des militaires, qui se traduisent par des investissements budgétaires soutenus, participent de cette confiance mutuelle.
L’adhésion implicite de la nation à la dissuasion nucléaire en est l’expression ultime. Les Russes, comme avant eux les djihadistes, sont conscients de cette « exception française » stratégique. C’est pourquoi ils nous ciblent dans les champs cognitifs et cyber pour briser nos « connectivités », cherchant à créer ainsi la discorde entre militaires, entre militaires et civils, et au sein de la nation française. Jusqu’à maintenant, la France a résisté aux entreprises centrifuges comme à la tentation libérale postmoderne qui considère l’armée comme un facteur de coût, et moins comme une solution aux crises internationales que la cause de la perpétuation des violences. Expression de l’acceptabilité de la « singularité positive » des armées en termes de valeur et d’organisation collective par le reste de la société, cette confiance « trinitaire » durable est un atout stratégique qui constitue aussi un avantage opérationnel.
Dans ce contexte, l’individualisme dans notre société n’est pas antinomique avec le besoin des armées et leur approche collective. Au contraire, il constitue un vivier de talents potentiels les plus divers qui sont indispensables pour opérer dans un contexte de « guerre intégrale » et d’escalade « horizontale ». De compliquée, la guerre est en effet devenue complexe, permanente, selon des intensités variables et des modes opératoires aléatoires. Multi domaines, multi champs, elle est plus que jamais « humaine », au cœur d’un affrontement des volontés pour le contrôle du « milieu social » (la population, un territoire même non peuplé qui appartient à une entité humaine, les belligérants) intervenant à la fois dans les dimensions cognitive, virtuelle (numérique) et physique. L’enjeu pour les militaires est de dominer la complexité, c’est-à-dire un environnement imprévisible, non linéaire, interconnecté, volatile et accéléré. Au cœur de ce brouillard épaissi, c’est le plus rapide (le chef et ses hommes), grâce au coup d’œil/intuition et à la technologie permettant d’accélérer les boucles de décision entre les capteurs et les effecteurs, le plus disruptif et le plus créatif qui aura l’initiative. C’est celui qui articulera harmonieusement le talent individuel et l’esprit d’équipe qui dominera l’adversaire.
L’exemple ukrainien est à ce titre éclairant. L’Ukraine est en passe1 de gagner la guerre de l’information par la décentralisation des opérations d’influence et de communication jusqu’au niveau du citoyen. À l’inverse, l’armée russe, faute d’une culture militaire de la confiance, à l’instar de la société civile minée par le mensonge et la défiance, est incapable de se rétablir localement lorsque le plan est contrarié. Commandement vertical pour les opérations planifiées, horizontalité une fois le combat engagé, en environnement complexe, le chef ne peut pas tout comprendre, prédire, superviser et contrôler. En revanche, en s’appuyant en toute confiance sur la ressource de son réseau humain, il aura plus de chance d’objectiver les dimensions immatérielles du combat et sera alors capable de prendre l’ascendant dans les zones grises de celui-ci. Valoriser les talents de chaque soldat au sein d’un collectif suppose pour les armées de considérer la subsidiarité comme le premier facteur de supériorité et le système hiérarchique comme un créateur de conditions d’expression de la créativité opérationnelle par la promotion d’une culture de la confiance.
Séduisante philosophiquement, prônée comme une vertu ontologique, la confiance ne se décrète pas, mais se cultive inlassablement dans un contexte sociétal paradoxal où les aspirations à plus de liberté individuelle et le refus de l’incertitude se télescopent.
Cultiver la confiance, c’est d’abord prendre conscience qu’il ne sera pas durablement possible de prôner celle-ci dans une société qui tend à normer la vie dans toutes ses dimensions et à judiciariser ses aléas. L’excès d’État de droit tue la liberté que le droit est pourtant censé garantir. Trop de normes empêche la prise de risque. La norme contraint, uniformise, canalise, étouffe la créativité et donc la liberté d’action. Or la prise de risque, qui n’est pas « normable », génère la vraie sécurité par la confrontation au danger, sa conscientisation, et par la confiance intime ainsi créée qui permettra de surmonter les difficultés nouvelles.
À la lettre, il faut préférer l’esprit. Au contraire de la liste de tâches anglo-saxonne, la notion d’« effet majeur » du cadre de réflexion tactique de l’armée de terre française incarne cette philosophie de l’initiative, qui accepte la part d’incertitude du combat et la considère même comme une opportunité. Ce sont les circonstances du terrain qui vont déterminer le choix final du mode d’action sous la forme d’une synthèse par le chef d’informations objectives et subjectives.
L’approche positiviste ou systémique, qui consiste à réduire la vie en société ou l’espace de guerre en une équation mathématique, constitue une autre dérive contre laquelle il est nécessaire mais contre-intuitif de lutter. Cette approche est en effet rassurante face à nos peurs viscérales, parce que son efficacité, bien que limitée à l’état de la connaissance dans des conditions données, est prouvée. Si le scientisme, à travers la quête du « zéro mort » et du fast and cheap (« rapide et pas coûteux ») fantasme un contrôle humain possible du monde dans toutes ses dimensions réelles et virtuelles, la confiance est quant à elle un pari sur l’incertitude. Un pari nécessairement gagnant parce que l’incertitude est consubstantielle de la guerre. Ne pas investir les champs que l’on ne maîtrise pas scientifiquement, c’est abandonner une partie du champ de bataille à l’adversaire. Comme l’écrit Emmanuel Delessert dans Oser faire confiance2, « l’art de faire confiance parie sur les libertés et leur aptitude à fournir la meilleure réponse à la mutation des choses. […] Il repose sur l’idée que l’efficacité ne réside pas dans la maîtrise définitive d’une situation ou d’un domaine, mais dans l’adaptation permanente que nous impose une réalité dont les obstacles ne cessent de varier ».
S’il ne peut y avoir de « climat de confiance » dans les armées indépendamment de la promotion d’un état d’esprit similaire dans la société civile, celles-ci doivent aussi veiller à renforcer sa diffusion interne. Le chef occupe une place centrale dans la promotion de la confiance vis-à-vis de ses subordonnés, considérée désormais officiellement par l’armée de terre comme l’un des « fondements individuels de l’exercice du commandement »3 et ainsi définie : « La confiance est la forme la plus haute de la relation qui unit les chefs et les subordonnés parce qu’elle vient consacrer le fait que tous peuvent, en toute circonstance, se fier les uns aux autres. Elle prend sa source dans la droiture des chefs. » C’est le chef, convaincu de la pertinence du concept et exemplaire, qui va s’entraîner inlassablement pour gagner en confiance et entraîner ses subordonnés dans les conditions les plus difficiles pour les confronter dès le temps de paix au danger, à l’insécurité, dans les conditions les plus proches du combat.
« Plus je m’entraîne et plus j’ai de la chance »4 résume cette philosophie de la confiance fruit d’un travail individuel et collectif inlassable. Chacun, et le chef en premier, pourra se rendre compte de ses propres limites et qualités, comme de celles de ses subordonnés, que seules les situations extrêmes permettent d’exprimer. Il constatera le caractère contre-productif du micro management, l’impossibilité physique et cognitive de contrôler chacun de ses hommes. Il finira par comprendre que le vainqueur est celui qui fait confiance à l’intelligence individuelle et collective qu’un seul homme ne peut en aucun cas détenir et mettre en œuvre. Sa réussite sera permise par cette connaissance intime de lui-même et de ses soldats, cette dimension intraculturelle qui doit précéder l’appropriation de la dimension interculturelle.
Cette confiance individualisée est probablement l’expression la plus achevée de la loyauté, la discipline de l’esprit qui privilégie la fin sur le comment. Elle se confond naturellement avec la dynamique collective qui permet seule et dans la durée d’obtenir le rapport de force favorable. Elle donne toute sa mesure sous condition que les initiatives individuelles s’inscrivent bien dans le cadre d’une culture militaire partagée autour des valeurs communes, de l’éthique et d’un entraînement régulier qui forge le « lien tactique ». Enfin, la culture de la confiance est indissociable de la culture du risque calculé, c’est-à-dire de l’audace, et de son corollaire, l’acceptation de l’échec. Il n’y a que ceux qui osent, qui gagnent.
Pour autant, la confiance n’est pas une liberté sous conditions. « La vraie confiance, c’est d’être conscient des limites de la confiance qui sont celles de l’Homme », de ne pas l’enfermer dans une dépendance affective et une obligation de résultat porteuse de pression excessive qui, in fine, inhibera la prise d’initiative.
1 Cet article a été rédigé en avril 2022.
2 E. Delessert, Oser faire confiance. Réapprenons à dire oui à la vie, Paris, Marabout, 2015, p. 118.
3 « L’exercice du commandement dans l’armée de terre » (Livre bleu), état-major de l’armée de terre, 2016, p. 27. Outre la confiance, les autres fondements sont : l’exigence, la compétence, l’esprit de décision, l’humanité et la justice.
4 Dixit F. Gillot, ancien entraîneur de football.