« Il a la réputation d’être un tueur d’hommes1. » Telle est la réponse qu’adresse René Pleven, alors président du Conseil, à Vincent Auriol, président de la République, lorsque le 8 novembre 1950 ce dernier propose le nom de De Lattre pour remplacer le commandant en chef en Indochine, le général Carpentier, aux lendemains du désastre de Cao Bang.
Cette réputation, de Lattre l’a gagnée au cours de la campagne de libération de la France quand il dirigeait la 1re armée française. Un reproche qui trouve en partie son origine au sein de la « Maison Leclerc » avec laquelle le général de Lattre et son état-major entretiennent des liens conflictuels, une animosité s’expliquant par des passés différents, des oppositions de caractère affirmées, ainsi que l’existence de jalousies et de rancœurs au sein d’une armée qui n’a pas encore, à la fin de l’année 1944, retrouvé son unité. Le général Leclerc, qui commande alors la 2e division blindée (2e db), ne mâche pas ses mots dans un courrier adressé au général Juin2 le 9 février 1945 : « Le général Delattre [sic]3 ment sans cesse, aussi bien en ce qui concerne les résultats obtenus que les pertes. […] [Il] travaille dans un but de réclame. Les pertes en hommes et l’usure des unités ne comptent pas à côté de ce souci de réclame. Le général Delattre ne cesse de faire de la démagogie. […] En bref, les méthodes et les procédés du général Delattre sont caractérisés par un manque total de sens moral4. »
Les critiques émises par les grands subordonnés du chef de la 1re armée sont également sévères. « Il y a de tout dans JLT [Jean de Lattre de Tassigny], du meilleur et du pire, écrit le général de Larminat5. Mais il n’y a pas la moindre parcelle de ce que l’on appelle l’honnêteté, la probité, dans l’ordre moral comme dans l’ordre intellectuel. Pour JLT, tout se ramène à lui, à ses intérêts, à sa vanité qui est inconcevable, à ses ambitions qui sont celles d’un mégalomane6. » Les généraux de Monsabert et de Vernejoul, commandant respectivement le 2e corps d’armée (2e ca) et la 5e division blindée (5e db), font également régulièrement part de leur mécontentement, voire de leur colère, à l’encontre de De Lattre, de ses manières de conduire les opérations et de commander les hommes7. Marcel Carpentier, relevé de son commandement quelques semaines seulement avant la fin des hostilités en Europe8, se montre encore plus violent dans les propos qu’il tient : « Le général de Lattre, s’il s’est attaché, à quelques rares exceptions près, à éliminer peu à peu de son état-major la plupart de ceux, petits et grands, qui venaient du cef [corps expéditionnaire français], a été bien heureux de voir arriver à Naples toute cette magnifique équipe qui venait de faire ses preuves en Italie. Quant au fait qu’il n’était pas aimé, j’aurais pu lui répondre qu’il était haï, sauf par quelques courtisans qui l’encensent et qu’il paie. […] Il faut avoir travaillé, combattu dans l’atmosphère de la 1re armée pour comprendre la mentalité actuelle de cette armée. Le général de Lattre est – je le répète – haï. C’est un satrape, d’une sensibilité exacerbée. Il faut qu’on l’aime, qu’on parle de lui. En lui, tout se résout à des questions de personnes. […] L’armée, du petit au grand, sauf quelques unités qui jouissent de privilèges spéciaux, est écœurée. […] C’est le régime du bon plaisir le plus odieux, un régime de terreur. Il faut se plier ou se démettre9. »
Ces différents reproches semblent largement partagés par la plupart des officiers généraux qui ont eu à servir sous les ordres de De Lattre. À l’échelon immédiatement subordonné, sans doute les souvenirs livrés par le général Navarre offrent-ils une bonne idée des relations existantes : « Il était difficile de démêler quels étaient à l’égard de De Lattre les sentiments de ses collaborateurs. Ils étaient fascinés par ses côtés de très grand chef et fiers d’être de ses proches. Ses fréquents traits de gentillesse leur allaient droit au cœur, mais ils vivaient dans l’angoisse permanente de ses foucades et de ses imprévisibles explosions10. » Tant et si bien que certains des officiers de son état-major avaient transformé avec quelque humour la devise que de Lattre s’était choisie, « Ne pas subir », en « Savoir subir »…
Quant à la troupe, en raison de ses origines très diverses, il reste évidemment impossible d’appréhender la nature du lien qu’elle entretient avec le général d’armée qui la commande, mais on peut aisément imaginer que celui-ci a dû, en sa qualité de chef, cristalliser les mécontentements face aux conditions très dures du combat dans les Vosges et en Alsace. Les pertes élevées enregistrées par les divisions de la 1re armée à partir de l’automne 1944 ne trouvent, pour beaucoup, qu’un responsable : de Lattre. Elles finissent par provoquer une grave baisse du moral chez les combattants, phénomène qui se double d’une « crise de confiance »11 envers de Lattre lui-même. Cette dernière est toutefois compensée par la fierté de servir sous les ordres d’un chef prestigieux dont le tempérament exalté permet de sortir les combattants de la 1re armée de l’anonymat dans lequel la surreprésentation des Français libres de la 2e db dans la presse les condamne. Dans cette perspective, ce qu’écrit un brigadier-chef de la 621e compagnie de réparations à sa sœur au début du mois de février 1945 fait écho chez ses camarades : « Je trouve […] que la renommée de la 2e db est de très loin supérieure à la valeur exacte de son boulot. D’accord, la campagne du Fezzan est magnifique, mais après… quelle armée est remontée de Naples à Sienne, de Saint-Tropez à Colmar ? C’est l’armée d’Afrique, et pourtant dans la bouche des gens, des Parisiens surtout, il n’est question que de l’armée de Leclerc12. »
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le général de Lattre, qui semble alors au faîte de sa carrière, entend pérenniser l’action de la 1re armée en créant, au mois de septembre 1945, l’association Rhin et Danube. La naissance de celle-ci, il est utile de le souligner, s’inscrit après celle de la Maison des anciens de la 2e db, qui, elle, voit le jour à la fin de l’année 1944, et de son association mise sur pied dès le printemps 1945. Dans les années qui suivent la fin du conflit, en partie en réaction à l’écriture d’une victoire qui fait la part belle à la France combattante du général de Gaulle et aux résistants des Forces françaises de l’intérieur (ffi), en « marginalisant » quelque peu le rôle joué par la 1re armée française (c’est-à-dire par l’armée d’Afrique), l’image de De Lattre évolue au sein de la société des vétérans. Désormais, il apparaît comme un rempart mémoriel face à l’occultation de leurs actions et du sang qu’ils ont versé dans la libération du pays. La figure du général cède ainsi progressivement la place à celle du « roi Jean » ; celui qui a conduit l’armée française à la victoire ; celui qui, à Berlin, paraphe au nom de la France l’acte de capitulation de l’Allemagne nazie ; celui sous les ordres duquel, enfin, « on » a servi.
La parution, en 1949 de l’Histoire de la première armée française contribue encore davantage à construire la « légende » de son chef. Certes, l’ouvrage prend d’assez grandes libertés avec la réalité des faits, mais il s’inscrit bien dans le but que de Lattre s’est fixé : après Rhin et Danube, qui visait à instaurer un lien fort entre les anciens de la 1re armée, le livre permet à son armée comme à lui-même d’entrer définitivement dans l’histoire de France. Oubliées les critiques, oubliées les heures sombres des Vosges et de la trouée de Belfort ; la figure du général de Lattre devient celle du chef victorieux, ses défauts (ses colères, feintes ou réelles, son ton cassant, sa démagogie, son « clientélisme ») contribuant désormais à renforcer l’aura nouvelle dont il est doté. Le faste dont il aimait s’entourer et qui était si décrié, notamment lors de son bref « proconsulat » de Lindau13, est désormais salué comme une marque de commandement et le côté « extravagant » du personnage considéré avec davantage de mansuétude.
Après avoir connu la gloire, les années 1945-1950 sont une période en demi-teinte pour le général de Lattre. Aux yeux des gouvernements de la IVe République, il est, selon la formule de Jean Planchais, un « héros encombrant »14 auquel sont confiées des missions de prestige (comme la tournée sud-américaine entreprise à l’automne 1947) ou des commandements sans réelle influence (par exemple celui de commandant en chef des armées de terre de l’Europe occidentale au printemps 1948). Ces fonctions ne lui apportent guère de satisfaction et il évolue toujours dans l’ombre du général Juin, qui, lui, occupe des postes aux responsabilités plus élevées. Au mois d’octobre 1950, l’effondrement de la Zone frontière du nord-est (zfne), qui entraîne la dislocation du dispositif français le long de la route coloniale n° 4 (rc 4) entre Langson et Cao Bang, va lui permettre de jouer, à nouveau, un rôle à sa mesure.
Cinq ans après le début des hostilités, la France n’est pas encore prête à « lâcher » l’Indochine. Aussi, face à l’ampleur de la crise provoquée par le premier revers majeur du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (cefeo), le gouvernement Pleven cherche une figure incontestée capable de juguler la panique qui vient d’éclater au Tonkin puis de restaurer le moral des combattants. Une fois cette première mission remplie, il s’agira de relancer la politique « vietnamienne » que Paris s’évertue à mettre en place, et de développer les armées nationales. Enfin, l’accroissement de l’aide matérielle américaine constitue le dernier volet du mandat.
La nomination du général de Lattre de Tassigny se fait cependant par défaut, après que trois autres officiers généraux (Juin, Guillaume et Kœnig) se sont successivement récusés15. C’est la raison pour laquelle Pleven, initialement opposé à cette nomination, se range finalement à l’avis de Vincent Auriol. De son côté, de Lattre accepte la proposition qui lui est faite à deux conditions : réunir entre ses mains la totalité des pouvoirs civils et militaires (donc être nommé commandant en chef et haut-commissaire), et pouvoir sélectionner ses principaux collaborateurs qui sont, pour la plupart, des anciens de la 1re armée.
L’arrivée de De Lattre en Indochine provoque le choc attendu. Si certains officiers supérieurs, connaissant l’homme et son tempérament, nourrissent sans doute quelques appréhensions16, la satisfaction semble vive et unanime chez les officiers subalternes et surtout dans la troupe. Le sentiment qui prévaut est celui qu’enfin un « patron » va prendre la conduite des opérations en main et « commander ». De Lattre est très bien renseigné quant à la situation. Les lettres envoyées par son fils Bernard17, qui sert en Indochine depuis plus d’un an, celles que lui adressent ses fidèles, tel son aide de camp le lieutenant de Royer, l’ont tenu informé de l’état d’esprit du corps expéditionnaire. Dans un courrier que ce dernier écrit à de Lattre quelques jours avant son arrivée en Indochine, il exprime un avis que beaucoup font leur : il faudrait un « chef qui commande » dit-il. De fait, la défaite de Cao Bang sanctionne un cycle marqué par les incohérences politiques de la conduite de la guerre comme de celle des opérations18. Les gouvernements français portent une part de responsabilité dans cet échec, mais l’organisation défectueuse de la chaîne décisionnelle en Indochine même entre pouvoirs civil et militaire ainsi que la mauvaise entente au sein du haut commandement sont à l’origine directe du désastre. Ces dysfonctionnements sont accentués par des questions de personnes qui s’opposent, parfois violemment, alors même que la stratégie du Vietminh reste inchangée et que l’armée populaire du Vietnam s’est considérablement renforcée grâce à l’aide de la Chine communiste.
La réputation qui précède de Lattre comme les représentations qui se sont construites autour de l’homme trouvent à s’incarner dès son arrivée sur le tarmac de l’aéroport de Tan Son Nhut, le 17 décembre 1950. Il a en effet particulièrement soigné son entrée sur la « scène indochinoise », faisant montre, notamment, de son mépris pour son prédécesseur auquel il n’adresse ni un regard ni une parole19. Deux jours plus tard, il assiste au défilé d’unités du corps expéditionnaire dans les rues de Hanoï – défilé qui a pour but de marquer les esprits des populations du nord du Vietnam en même temps qu’il constitue un message à l’attention de l’adversaire20. Cette séquence, visuellement très forte et facilement exploitable par les reporters présents, se conclut par un discours qui s’adresse en priorité à ceux qui se battent, discours dont les formules seront reprises à l’envi dans les semaines suivantes au gré des visites qu’il effectue : « Je suis venu pour les lieutenants et les capitaines. […] Vous serez commandés. L’ère des flottements est révolue. […] Nous ne céderons plus un pouce de terrain21. » Les journalistes, l’une des cibles de De Lattre, sont conquis, tout comme les soldats. Certes, une partie de sa démarche peut paraître démagogique, particulièrement quand il met en cause les officiers supérieurs (qui dans leur grande majorité n’ont pas démérité), mais il a produit son effet et la « magie » semble opérer.
Si l’arrivée de De Lattre est porteuse de grands espoirs et que la première prise de contact avec le corps expéditionnaire est incontestablement réussie22, il lui reste à matérialiser le changement par une victoire. C’est le général Giap qui va la lui offrir dans le cadre de son offensive Tran Hung Dao, en attaquant la localité de Vinh Yen dans la nuit du 13 au 14 janvier 1951. L’énergie que déploie le nouveau venu à cette occasion ainsi que sa présence sur le champ de bataille tranchent radicalement avec le style des équipes qui l’ont jusque-là précédé. Vinh Yenh est donc un rendez-vous réussi : celui du chef et de sa troupe.
Les mois qui suivent cette première bataille confirment le changement, et il est possible d’affirmer que dès les lendemains de Vinh Yen la confiance est revenue au sein du corps expéditionnaire. Choisi par défaut, de Lattre s’est avéré être l’« homme providentiel ». Ses qualités propres de commandement, son art de la mise en scène et son goût pour la communication ont incontestablement joué en sa faveur. Ils ne suffisent cependant pas à expliquer totalement le revirement de situation. Pourquoi, par exemple, les combattants du corps expéditionnaire choisissent-ils volontairement de s’en remettre à cet officier général et de lui accorder leur confiance ? Il est probable que, malgré leur renommée et leurs compétences certaines, les généraux Guillaume ou Kœnig n’auraient certainement pas suscité un tel enthousiasme. Peut-être, dans le cas particulier de De Lattre, convient-il de mettre en avant sa capacité de séduction, qui a joué pleinement à l’attention d’hommes qui, eux, s’en remettaient à la « légende » et avaient besoin de croire, de se sentir compris et respectés. De cette rencontre est né le sursaut de l’« année de Lattre ».
1 V. Auriol, Journal du septennat 1947-1954. Année 1950, Paris, Tallandier, 2003, p. 395.
2 Le général Juin est à cette date chef d’état-major de la Défense nationale.
3 Évoquant la figure de De Lattre, le général Leclerc choisit délibérément de ne pas respecter la particule de son patronyme, insistant sans doute par là sur l’absence de titre de noblesse de l’intéressé.
4 Service historique de la Défense (shd), gr 1k 233. 2e division blindée. Le général. n° 386/c. Lettre au général Juin, 9 février 1945.
5 Le général de Larminat commande brièvement le 2e corps d’armée et est également l’adjoint de De Lattre pour l’opération Anvil-Dragoon (le débarquement de Provence) avant d’être relevé de son commandement à la fin du mois d’août 1944 et d’être nommé, en octobre, commandant des Forces françaises en opération sur le front de l’Ouest (plus tard détachement d’armée de l’Atlantique).
6 shd, gr 1 k 233. Le général de Larminat. Note pour le général de Gaulle, 29 août 1944.
7 Le lecteur pourra retrouver certaines critiques adressées par le général de Monsabert à de Lattre dans ses Notes de guerre (Éditions Jean Curutchet, 2000).
8 Chef d’état-major du corps expéditionnaire français en Italie sous le commandement du général Juin, il reprend brièvement ses fonctions au sein de l’état-major de la 1re armée française avant de se voir confier la 2e division d’infanterie marocaine (2e dim). De Lattre le relève de son commandement le 11 avril 1945.
9 I. Cadeau, De Lattre, Paris, Perrin, 2017, p. 227. Cet extrait est issu d’un mémorandum envoyé par Carpentier au ministre de la Défense peu après son éviction, en avril 1945.
10 H. Navarre, Le Temps des vérités, Paris, Plon, 1979, p. 172.
11 C. Miot, La Première Armée française. De la Provence à l’Allemagne, 1944-1945, Paris, Perrin, 2021, p. 193.
12 I. Cadeau, op. cit., p. 211.
13 Le général de Lattre installe son poste de commandement à Lindau et y reçoit avec luxe. L’hôtel Bad Schachen qu’il occupe fait l’objet de travaux et d’embellissements réalisés notamment par les sapeurs du 152e régiment d’infanterie.
14 J. Planchais, Une histoire politique de l’armée. 1940-1967. De de Gaulle à de Gaulle, tome 2, Paris, Le Seuil, 1967.
15 I. Cadeau, La Guerre d’Indochine. De l’Indochine française aux adieux à Saigon. 1940-1956, Paris, Tallandier, 2015, pp. 310-315.
16 Le lieutenant-colonel Erulin, par exemple, en fait état dans son journal : Journal de marche en Indochine du lieutenant-colonel André Erulin. Avril 1950-juin 1951, à compte d’auteur, 2021.
17 Affecté au 1er régiment de chasseurs à cheval (1er rcc), il sert en Indochine depuis le mois de juillet 1949.
18 L’incessante bascule des choix d’effort du nord au sud du Vietnam et réciproquement entre 1947 et 1950 en est l’illustration.
19 H. Dutailly (lieutenant-colonel), « L’arrivée du général de Lattre en Indochine. 17 décembre 1950-18 janvier 1951 », Revue historique des armées n° 1, 1980, pp. 217-236.
20 Huit bataillons de réserve générale, environ quatre mille cinq cents hommes, défilent ce soir-là, parfois plusieurs fois, changeant simplement de coiffes pour donner l’illusion d’un plus grand nombre.
21 H. Dutailly, op. cit., p. 225.
22 La relève d’un certain nombre de cadres, certes parfois marquée d’une injustice, contribue également à satisfaire le désir de changement.