La perception du militaire dans la société civile est souvent associée à la symbolique du corps, en particulier à travers le port de l’uniforme. Dans le conscient et l’inconscient collectif, cette image recèle des ambiguïtés portées par l’histoire et les évolutions parfois divergentes des sphères civiles et militaires.
La représentation du corps peut être appréhendée d’au moins deux manières diamétralement opposées, qu’illustre le terme de « dressage ». Le corps du soldat est en effet l’expression vivante de l’engagement ultime d’une société. Il est porteur de ses valeurs les plus précieuses, dont il est le miroir en positif ou en négatif lorsqu’il exhibe les stigmates de leur mise en œuvre. La mort du guerrier sur le champ de bataille peut être célébrée comme la marque de la vertu la plus noble d’une nation déterminée à lutter pour sa liberté. Elle peut aussi être considérée comme un sacrifice inutile. De la même manière, le corps meurtri et sculpté par les rigueurs de l’entraînement exprime aussi bien la nécessité de l’aguerrissement pour affronter les extrémités de la guerre que sa futilité dans un contexte où les forces matérielles et technologiques remplacent progressivement les masses humaines. Enfin, le corps à la parade, fier et impassible, parfaitement tenu, incarne la force légitime du peuple dont les militaires sont les dépositaires. Mais il peut aussi être considéré comme le symbole de l’aliénation de l’individu par une organisation totalitaire.
Si le concept de « dressage », ou de « maîtrise » du corps a été un temps marginalisé et déconsidéré sous le double effet du rejet par la société de certaines valeurs incarnées par l’image du corps du soldat et d’un processus de mutation interne à l’institution militaire, il retrouve aujourd’hui un intérêt professionnel marqué dans les guerres irrégulières, tout en favorisant l’émancipation globale des individus.
Anéanti, broyé, mutilé par le déchaînement de violence, le corps du soldat, loin de porter des valeurs positives, révèle au xxe siècle l’horreur absolue incarnée par la guerre. Le rejet de celle-ci provoque par induction celui du corps guerrier, témoin gênant de l’indicible et expression ultime de la responsabilité humaine dans la mort de millions d’êtres. Pourtant, avant la Première Guerre mondiale, le « dressage » du corps fut une référence en France, participant du devoir civique. Pilier de l’instruction chez les militaires, l’éducation morale et physique se diffusa au sein des autres institutions de la IIIe République pour préparer la revanche de 1870. L’hécatombe des deux guerres mondiales et l’émergence concomitante en Europe de l’Ouest de sociétés libérales et matérialistes, consuméristes et hédonistes, écorneront cependant profondément le mythe du soldat et de sa représentation corporelle.
Pendant l’entre-deux-guerres, la compassion à l’égard du poilu « victimisé » prend peu à peu le pas sur la célébration de son courage victorieux. L’idée du sacrifice inutile de la « piétaille » s’installe dans les esprits. La Seconde Guerre mondiale est d’abord une défaite morale pour l’école militaire française encore largement imprégnée de la doctrine qui a fondé le succès en 1918 et d’une société qui refuse inconsciemment de renouveler l’expérience meurtrière. La victoire des forces matérielles est une divine surprise, mais elle éclipse le rôle du soldat nouveau dont les qualités morales ont pourtant contribué à la défaite allemande. Les guerres de décolonisation réhabilitent provisoirement les vertus physiques et morales. En Indochine ou en Algérie, le soldat français fait valoir l’importance de la préparation des corps et de l’esprit pour rivaliser avec son adversaire dans la jungle ou les djebels. Cependant, cette résurgence n’est que passagère. Le contexte politique et sociétal est défavorable à la poursuite de ces campagnes. Il marque la fin d’une époque, d’un style de guerre et de guerrier, alors que la priorité est donnée à la défense de l’Europe face à la puissance conventionnelle soviétique. Le processus de mutation paraît alors irréversible, même si, à contre-courant, le mythe des guerres contre-révolutionnaires et du soldat, parachutiste ou légionnaire, fantassin d’élite, combattant à pied, avec des moyens matériels limités, va persister durablement au sein de l’armée française. Or ces références apparaissent progressivement décalées, non seulement du domaine des affaires militaires, mais également des évolutions d’une société libérale et « progressiste » engagée dans la modernité. L’expression « dresser » les corps prend alors une connotation plutôt péjorative pour une minorité active et influente de l’opinion. La relation entre le chef et ses soldats est assimilée à une relation de dominant à dominés. L’entraînement difficile, l’ordre serré ou le cérémonial militaire sont apparentés à des méthodes de soumission de l’individu à l’arbitraire institutionnel.
Cette ambiguïté a été longtemps entretenue à travers une lecture idéologique du fait militaire, exacerbée par l’exploitation de dérives internes limitées mais parfois symptomatiques. Au lieu d’incarner les vertus profondes et les plus nobles de l’état militaire, le corps, désincarné et « robotisé », était devenu le symbole d’un système potentiellement liberticide. L’institution militaire, et plus particulièrement l’armée de terre, semblait alors demeurer réfractaire tout à la fois à la modernité politique et à la modernité technique. Celles-ci devaient promouvoir un homme nouveau dans la société civile ; comment se pouvait-il que l’armée le refusât alors qu’elle prétendait faire de l’homme le cœur de son système ?
Dans les années 1980, la révolution dans les affaires militaires semble définitivement permettre aux armées de tourner la page. Le « dressage » des corps, condamné moralement par l’histoire puis par les idéologies dominantes, est alors remis en cause au sein même des forces armées par les tenants de la Transformation. Importé des États-Unis, le « miracle » techniciste doit permettre de conduire la guerre à distance de sécurité pour ses propres combattants, en nombre réduit, surprotégés dans leurs blindés et remplacés par des vecteurs technologiques. Les exigences morales de nos sociétés postmodernes, illustrées par le concept de « zéro mort », rejoignent alors les intérêts économiques des industriels de la défense et ceux des élites militaires persuadés d’avoir trouvé la solution miracle aux frictions et au brouillard de la guerre. La trinité de Clausewitz – le peuple, l’armée et le gouvernement – est enfin réunie « harmonieusement » autour d’une même logique de moyens et de finalité. L’esprit a pris le pas sur la chair, la raison et le positivisme sur la philosophie de la guerre… L’aguerrissement physique n’est plus une priorité : le combattant étant embarqué, il n’a plus à se déplacer sur de longues distances, ni à porter des charges lourdes, elles-mêmes transportées par son véhicule.
De la même façon, la nécessité de l’aguerrissement moral s’estompe dans la mesure où le contact physique, le corps à corps entre les adversaires, devient hautement improbable en raison du progrès technologique permettant de repérer puis de neutraliser l’adversaire à distance. La confrontation directe d’homme à homme, les yeux dans les yeux, est l’exception pour les forces régulières, au moins en France, réservée, dans la plus grande discrétion, aux forces spéciales. « Dresser » les corps devient un anachronisme. Sa nécessité militaire n’étant plus avérée, persister dans cette voie peut être considéré, au mieux comme la survivance de traditions obsolètes d’une institution incapable d’entrer dans la modernité stratégique et politique, au pire, comme la confirmation de son caractère définitivement « réactionnaire ».
Or la réalité s’est chargée de démentir ceux qui parmi les militaires, les décideurs et les penseurs avaient anticipé la fin de l’histoire et décrété la caducité du « dressage » du corps. De la même manière, il s’agit aujourd’hui de repréciser le sens et l’importance que l’on donne au corps pour découvrir que, loin d’être passif et dissociable de l’esprit, son « dressage » permet à l’individu de transcender la dimension profane et d’affronter les « extrêmes » de la guerre.
En 1991 en Irak, en 2002 en Afghanistan, puis de nouveau en Irak en 2003, la guerre conduite selon les principes de la Transformation fut un succès militaire éclatant, illustrant, croyait-on, la pertinence du concept de guerre propre, c’est-à-dire de la limitation très stricte des pertes alliées à un niveau recevable par l’opinion publique occidentale. Mais 2003, année de l’écrasement de l’armée irakienne et du régime de Saddam Hussein, fut aussi celle de la révélation que la guerre, loin d’être modélisable, était par essence un « caméléon » insaisissable dont la composante sociale et humaine était centrale.
Le retour à une forme de guerre dite « irrégulière » redonne toute son importance au « dressage » du corps au combat. Certaines unités ne l’avaient pas totalement perdu de vue mais s’étaient heurtées aux impératifs de la mécanisation systématique des forces terrestres : les chasseurs alpins, parce qu’évoluant en permanence en montagne, terrain par excellence de l’effort physique et du dépassement de soi, les parachutistes, imprégnés du mythe de Bigeard en Algérie, les légionnaires et les marsouins, marqués par les campagnes d’Indochine au cœur de la jungle et des rizières ou servant outre-mer sur des terres inhospitalières, et, à un degré moindre, les autres unités d’infanterie. Dorénavant, la guerre irrégulière qui s’est substituée au modèle de la guerre conventionnelle, se déroule au milieu des populations et sur des terrains, dans les montagnes et en ville pour ce qui concerne l’Afghanistan, ne permettant plus de combattre exclusivement à distance et sous blindage. Ainsi que le colonel Trinquier avait pu l’écrire en référence alors aux opérations en Algérie : « La rébellion a choisi un champ de bataille inaccessible aux moyens lourds et rapides de l’armée. Celle-ci perdra le bénéfice d’un armement moderne, elle devra combattre à pied dans les conditions identiques à celles des guérilléros1. »
Mais la parenthèse positiviste fut une illusion dramatique que les Américains ont payé par près de quatre mille morts et dix-huit mille blessés en Irak. Nous sommes loin du « zéro mort » et de la banalisation du fait militaire, devenu un acte technique transposable en toutes circonstances. La nature profonde de la guerre, son humanité que Sun Tzu avait traduite comme le « siège de la vie et de la mort, la voie qui mène à la survie ou à l’anéantissement », a ressurgi avec une extrême brutalité. Il nous a fallu réapprendre ce qu’était la guerre, ses ressorts et les vertus attendues des soldats chargés de la faire. L’ordinateur et la technologie demeuraient indispensables, mais au lieu d’être la solution, ils redevenaient un moyen au service du soldat, acteur décisif de l’action guerrière, expression paroxysmique des rapports humains.
Cependant, au-delà du rapport à la technologie, à la force matérielle, à la politique ou à la société, le concept de « dressage » du corps révèle sa véritable dimension à travers l’exploration de la dimension humaine de la guerre. Clausewitz a résumé les caractéristiques principales de l’état de guerre et les vertus qui doivent en découler de la manière suivante : « Lorsqu’on jette un regard d’ensemble sur les quatre composantes qui constituent l’atmosphère de guerre, à savoir le danger, l’effort physique, l’incertitude et le hasard, on comprend sans peine qu’il faut une grande force morale et physique pour avancer avec quelque garantie de sécurité et de succès dans cet élément déconcertant ; selon les différentes modifications dues aux changements de circonstances, les narrateurs et les chroniqueurs militaires qualifient cette force d’énergie, de fermeté, de persévérance, de force de caractère et d’esprit2. » Ainsi, l’« atmosphère de guerre » n’est comparable à aucune autre parce que le corps humain y est exposé à des tensions extrêmes et à la mort qui rôde.
Ces tensions s’expriment tout à la fois à travers la fatigue physique engendrée par les conditions de vie précaires, la rusticité ou les déplacements à pied sur de longues distances. En Afghanistan, les soldats français opèrent plusieurs jours durant sur un terrain escarpé, par des températures extrêmes et avec plus de quarante kilos d’équipement sur le dos. Par ailleurs, ils évoluent dans un environnement incertain et dangereux. Le même paysan afghan cultivant son champ un jour et saluant les soldats alliés peut, quelques minutes après le passage d’une patrouille, se transformer en un insurgé déterminé à tuer. De la même façon, mines et ied (engins explosifs improvisés) sont autant de pièges permanents et difficilement détectables. Ce climat d’insécurité générateur de stress et le défi physique imposé par les conditions de la manœuvre expliquent prosaïquement pourquoi chaque soldat doit « maîtriser » son corps avant d’être engagé au combat.
« Dresser » son corps, c’est donc travailler son endurance et répéter inlassablement certains gestes qui deviendront réflexes afin de gagner la confiance qui permet de survivre et de vaincre. La volonté, la force d’âme, n’est rien sans entraînement physique. Celui-ci génère la supériorité morale indispensable pour provoquer la « dépression » morale chez l’adversaire et son affaiblissement irrémédiable. En outre, cette confiance obtenue par le « dressage » protège le soldat contre les agressions psychologiques de la guerre, plus particulièrement les atteintes à l’intégrité du corps provoquées par les effets des armes ou par les comportements inhumains dont il est témoin.
Par ailleurs, l’adoption d’une posture fière, fruit de l’entraînement et de l’éducation physique sous toutes ses formes, renforce la conscience de soi et de sa propre force. Le corps miroir de l’âme renvoie à l’adversaire et aux frères d’armes la réalité de la capacité de combat d’un soldat ou d’une unité. Le chef, plus que tout autre, en est le reflet incarné par son physique et son allure. Il doit veiller à préserver son intégrité et sa « performance » corporelle parce qu’il est regardé par ses hommes. Ses faits et gestes sont des générateurs de confiance. Cette « maîtrise » rayonnante fonde son charisme. Le corps « dressé » est ainsi une arme de la force légitime et devient un rempart contre la violence qui attaque insidieusement l’homme au plus profond de son être.
Sous de nombreux aspects, cette quête de la « maîtrise » du corps par le militaire est semblable à celle du sportif. Le goût de l’effort, l’esprit de compétition, le dépassement de soi sont des valeurs partagées qu’illustre l’expression anglo-saxonne fighting spirit. Pourtant, le soldat n’a pas vocation à être un super athlète ni l’athlète un soldat. Si la victoire est un objectif identique, les conditions d’obtention sont différentes. Car, pour le guerrier, il ne s’agit pas seulement de vaincre l’adversaire, mais aussi de vaincre le spectre de la mort. En ce sens, la « maîtrise du corps » revêt une dimension absolue, nécessairement absente du domaine sportif, vers laquelle la réunion des forces morales et des forces physiques, individuelles et collectives, permet de tendre.
La notion d’esprit de corps illustre cette synthèse entre l’esprit et le corps. Apanage de l’institution militaire, il révèle sa nature profonde et son caractère profondément humaniste en transcendant les clivages sociaux dominants et en offrant une alternative émancipatrice. Au culte de l’individu, il propose la dynamique collective de la diversité. L’esprit d’équipe qui unit le chef et ses soldats s’affirme dans la souffrance, dans la sueur partagée à l’entraînement et, parfois, dans le sang au combat. La communion de tous autour d’un objectif commun permet de dépasser les limites du royaume individuel pour générer une dynamique d’ensemble. Loin d’abaisser l’individu, cette dynamique peut permettre de révéler des parties de la personnalité enfouies dans les tréfonds de l’âme et du corps, et que chacun, par sa nature ou du fait des pratiques sociales, n’a pas spontanément l’opportunité d’exprimer.
Si la dynamique collective opposée à l’individualisme permet de révéler l’harmonie du corps, face au culte de l’esprit dominant, se dresse celui de la « loquacité de la chair ». Le développement du corps n’est plus alors soumis à la volonté de l’esprit. Par la culture physique poussée à l’extrême, le corps exprime sa propre logique, voire même sa propre pensée. Mishima, dans Le Soleil et l’Acier3, développera l’idée du corps révélateur de l’état de conscience – ouverture vers le divin – par la souffrance physique et de la superficialité de l’esprit « corrodé par les mots et les idées ». En donnant vie au corps, l’esprit accède en quelque sorte à une autre vie. Cependant, la dictature du corps n’est pas préférable à celle de l’esprit et peut produire une véritable dépression psychologique. Elle conduira Mishima au suicide.
La philosophie des arts martiaux propose une approche plus équilibrée. Ces arts du combat combinent le développement de la force physique et mentale maîtrisée, dépolluée des affres de la passion par une démarche consciente mais strictement encadrée dans un corpus éthique et enseignée au sein d’un système hiérarchique par des maîtres.
Le « dressage », lorsqu’il est conçu en appréhendant le corps dans sa globalité de chair et d’esprit, permet finalement de découvrir des ressources vitales inaccessibles aux non-initiés qui sont sources d’épanouissement individuel et de performance professionnelle.