Le débat institutionnel sur la pertinence de la mixité dans les forces armées n’a jamais eu lieu. Du temps de la conscription, la société civile et les féministes considéraient que l’universalité du service obligatoire était réservée au genre masculin, ce qui finalement n’était pas pour déplaire à une institution militaire virile et guerrière. En 1996, la féminisation s’est imposée sous la pression extérieure, sans faire l’objet d’aucune évaluation d’opportunité interne. L’armée de terre, en cours de professionnalisation, n’avait pas considéré ce sujet comme stratégique et ne souhaitait pas prendre le risque d’une polémique publique. Qu’en est-il aujourd’hui ? La mixité constitue-t-elle une plus-value opérationnelle ou une moins-value ? Représente-t-elle encore un enjeu ?
Quinze ans après le début de sa professionnalisation, le 27e bataillon de chasseurs alpins compte 6 % de femmes sur un effectif total de mille cent cinquante personnels. Trente-huit d’entre elles sont des militaires du rang, soit 4,4 % de cette population. Toutes appartiennent aux services administratifs, au soutien et au service médical, sauf une, qui occupe une fonction de combattant en qualité de chef d’équipe en section de combat. Elle a participé au premier mandat en Afghanistan en 2009, parmi dix autres filles, représentant 2,3 % de l’effectif du groupement tactique interarmes. Dans l’absolu, toutes sont aptes à combattre en montagne, à utiliser leur fusil d’assaut, à donner la mort et à la risquer. Dans la réalité, comme l’a illustré la campagne de Kapisa, moins de 3 % ont la disponibilité familiale et le niveau physique requis pour accompagner les hommes dans tous les types d’opération.
Bien que marginale à l’échelle du bataillon du fait de la faiblesse des effectifs concernés, la mixité représente une véritable problématique opérationnelle. Elle engendre des conséquences à la fois positives et négatives en termes capacitaires. Plus encore, elle nous éclaire sur les enjeux sociaux à venir, qui seront la clé de la disponibilité et de la fidélisation des soldats et des familles.
- Un atout opérationnel déterminant
Sous certains aspects, la féminisation constitue un atout opérationnel. D’une part, la présence féminine confère un surcroît de légitimité à l’action militaire. Le principe même de la mixité ne peut être remis en question. L’égalité hommes/femmes est en effet inscrite dans le préambule de la Constitution. Les armées, pour leur part, ne sauraient rester à l’écart des évolutions majeures de la société dont elles sont l’émanation et les défenseures. Elles doivent comprendre et assumer les valeurs qui sont dominantes dans la société civile et qui, in fine, confèrent sa légitimité à l’action militaire. Il ne peut donc y avoir de malentendu idéologique sur ce sujet.
D’autre part, au sein des unités, la présence féminine augmente la performance opérationnelle. Hommes et femmes ont en effet des qualités différentes et complémentaires. Plutôt que la recherche de profils strictement identiques sur le plan physique ou de l’agressivité, la valorisation de la différence offre de nouvelles possibilités d’emploi. Loin de considérations philosophiques, le retour aux opérations de guerre a permis de réaffirmer l’utilité militaire des femmes. L’ensemble des fonctions opérationnelles est en effet représenté partout où les armées sont déployées. Là où les femmes sont majoritaires, la probabilité qu’elles soient projetées devient plus forte.
Dans les opérations dures, comme en Afghanistan, les femmes sont indispensables. Elles contribuent à l’équilibre psychologique des unités. Leur sensibilité et leur humanité sont un facteur d’apaisement des tensions internes et externes dans un environnement soumis au stress permanent durant six mois. Sur le terrain, elles participent aux escortes de convoi et, à ce titre, sont susceptibles d’utiliser leurs armes en cas d’accrochage. Les équipes médicales, composées à parts égales d’hommes et de femmes, interviennent sous le feu pour secourir les soldats blessés. Rompues aux conditions du combat, elles sont aptes à porter leur armement de dotation, les trousses médicales et éventuellement à déplacer un corps, le tout après parfois plusieurs heures de marche en montagne. Enfin, dans les pays musulmans ou dans les sociétés patriarcales, elles seules peuvent s’occuper des populations féminines locales qui nécessitent des soins médicaux ou sur lesquelles il faut effectuer des fouilles. Si la dimension « énergétique » reste prédominante au combat, la « sensibilité », plus naturellement attachée au genre féminin, constitue donc une qualité aujourd’hui déterminante dans les opérations de guerre au milieu des populations qu’il s’agit d’aider.
- Des limites objectives à l’engagement des femmes
La participation des femmes aux opérations de combat est ainsi souhaitable à plus d’un titre. Elle ne s’impose pas cependant comme une évidence, probablement pour des raisons sociologiques, mais surtout parce qu’il existe des limites objectives à leur engagement opérationnel.
Certains pourront prétendre que le monopole masculin dans le métier des armes a des causes subjectives et idéologiques. Simone de Beauvoir avait répondu à sa façon en affirmant que l’on ne naît pas femme mais qu’on le devient, considérant que le déterminisme des genres était la cause de la discrimination sociale à l’égard des femmes et l’outil de la domination masculine. Ce déterminisme, hérité de l’histoire, où l’homme défendait la femme qui assurait la descendance, a imprégné l’institution militaire durablement, notamment le corps des officiers.
Mais au-delà de ces considérations, le métier des armes reste fondé sur des critères objectifs qui ne souffrent d’aucune ambiguïté. Et même si on ne naît pas soldat, on le devient plus facilement si on est un homme. Sauf à de très rares exceptions, la performance moyenne physique de ces derniers est largement supérieure à celle des filles. Dans les troupes de montagne, la force physique est nécessaire, car il s’agit de porter lourd et longtemps en terrain escarpé. La montagne est un milieu exigeant, et les métiers civils qui s’y rapportent sont eux aussi à dominante masculine. Sur un total de mille cinq cents guides de haute-montagne en France, la profession ne compte que dix femmes, soit 0,6 % de l’effectif total. Et ce n’est qu’en 1983 que la première d’entre elles a intégré cette profession.
Les filles sont également défavorisées lorsqu’il s’agit de vivre longtemps sur le terrain dans des conditions d’hygiène précaires. La différence entre une fille et un garçon peut constituer un handicap opérationnel, car pour la compenser, il peut être nécessaire de distraire des hommes et des moyens. Une exigence moindre en termes d’effort physique, un hébergement adapté et moins confiné sont autant de « privilèges » difficilement acceptables dans les unités où l’égalité de traitement fonde la cohésion.
La présence d’une fille au sein d’une unité combattante est également susceptible de produire des réactions irraisonnées et d’« hypersolidarité » de la part des garçons. Par réflexe protecteur, ces derniers sont capables d’actions disproportionnées contre les coupables d’atteinte à l’intégrité physique de leur camarade féminin. De la même manière, l’opinion est-elle prête à accepter la mort d’une femme au combat comme elle le tolère pour un homme ?
Mais la différence fondamentale entre les hommes et les femmes est probablement relative à leur capacité respective d’agressivité au combat. Porter une arme de guerre, c’est avoir le permis de tuer. Les femmes, en particulier lorsqu’elles sont mères de famille, n’ont à l’évidence pas la propension à détruire la vie alors qu’elles l’ont elles-mêmes portée. De fait, elles n’ont pas la même distanciation potentielle à la vie que les hommes, qui permet finalement à ces derniers de donner la mort et de mieux assumer cet acte « extra » ordinaire.
- La féminisation : révélateur et défi social pour l’institution militaire
À la fois justifiée et limitée pour des raisons opérationnelles objectives, la mixité a enfin des conséquences inattendues dans le champ social. En introduisant la problématique familiale dans le quotidien des unités, elle obligera nécessairement l’institution militaire à évoluer vers plus de progrès social.
La question de la mixité n’est plus aujourd’hui du domaine réservé aux femmes sous l’uniforme. Phénomènes de société, le travail des conjoints et la garde des enfants concernent tous les membres d’une armée professionnelle, directement ou indirectement. Les impératifs de la vie sociale sont désormais mis en perspective avec les sujétions liées à l’état militaire. Vie privée et vie professionnelle ne sont plus cloisonnées. L’une ne va pas sans l’autre et la carrière militaire n’a plus systématiquement la préséance sur l’organisation de la vie familiale. Les choix de carrière ne relèvent plus du seul militaire, mais d’une décision prise en couple. Le travail du conjoint est une évolution désormais pérenne, qui participe de l’équilibre financier des foyers et de l’épanouissement de l’épouse ou de l’époux. Dans ce cadre, la mobilité des familles est plus difficile et le partage de la garde des enfants entre le père et la mère s’impose.
Ce qui est déjà une difficulté dans le secteur civil constitue une véritable épreuve dans le cas des militaires appartenant à une unité des forces. Par définition, ceux-ci n’ont pas d’horaires fixes. Ils sont susceptibles de travailler la nuit, le week-end et de découcher plusieurs jours, voire plusieurs semaines hors de la garnison. En outre, et cela n’existe nulle part ailleurs à une telle échelle et sur une si longue durée, ils effectuent des missions à l’étranger de six mois consécutifs. Dans un bataillon comme le nôtre, il n’existe pas de mécanisme permettant d’atténuer cette contrainte. La disponibilité de certaines mères de famille devient dans ces conditions une gageure. Lors d’un exercice de nuit programmé de longue date, onze militaires du rang et sous-officiers étaient absents. Célibataires ou en couple avec des militaires concernés également par l’exercice, elles n’avaient pas d’autre solution que de rester à la maison garder leurs enfants. Le problème prend une ampleur encore plus importante pour une mère de famille lorsqu’il s’agit de partir six mois en opérations et de laisser ses enfants.
Les engagements militaires limités avaient jusqu’à aujourd’hui permis de jeter un voile pudique sur la disponibilité réelle des femmes, et plus particulièrement celle des mères de famille. Le resserrement drastique des effectifs, la spécificité de certaines fonctions à caractère unique et l’importance des effectifs engagés ont diminué les marges de manœuvre. Dans les fonctions les plus féminisées, il n’y a parfois le choix qu’entre des mères de famille, et ce même pour une projection en Afghanistan. Au nom du statut, faut-il forcer l’une d’entre-elles à partir et y céder aux supplications parfaitement compréhensibles de l’autre qui ne veut pas être séparée de son enfant pendant six mois ou qui ne dispose d’aucune alternative de garde ? Quant aux pères, éloignés de leurs enfants pendant six mois, ne souffrent-ils pas autant que les mères ?
Les militaires, femmes et hommes, sont ainsi acculés à choisir entre leur métier et leur famille. Alors que les hôpitaux et les grandes entreprises capitalistes créent des structures d’accueil pour les enfants de leurs employés, les unités projetables comme la nôtre n’en disposent toujours pas. En l’absence d’une véritable politique permettant d’aider les mères et les pères à se rendre plus disponibles (systématisation des structures de garde, aménagement du temps de travail des mères), les couples comme le commandement sont confrontés à des situations de plus en plus sensibles. Les premiers doivent choisir entre la vie professionnelle et la famille. Le second doit déterminer, en âme et conscience, si l’impératif statutaire doit primer ou non sur la prise en considération d’un problème majeur d’ordre privé.
La mixité est un phénomène aux conséquences paradoxales. La réalité contemporaine de la guerre au milieu des populations a permis d’analyser objectivement le rôle de la féminisation sur la performance opérationnelle. Loin des fantasmes et des a priori, elle révèle que le bilan est équilibré, et même largement favorable lorsque les femmes sont employées en vertu de leurs qualités propres. Finalement, et c’est sans doute plus inattendu, s’interroger sur la place des femmes dans un bataillon de chasseurs alpins, c’est avant tout évoquer la question de la responsabilité sociale de notre institution et de sa capacité à répondre à l’avenir aux aspirations profondes des militaires, hommes et femmes, désireux de concilier leur vie professionnelle et familiale.