Par manque de moyens, mais aussi sans doute par goût, le cinéma français a longtemps évité les fresques guerrières. Alors que, plus que tout autre, le genre est celui des reconstitutions où sont scrutés les uniformes, le matériel, les armes et les décors, les réalisateurs français ne se sont que rarement essayés à porter de grandes batailles ou à reproduire des faits d’armes à l’écran. Même les exploits les plus mémorables ont ainsi pu être ignorés, et l’épopée du Commando Kieffer n’a, par exemple, jamais été traitée sous l’angle de la fiction. Il y aurait pourtant beaucoup à montrer des combats livrés par des Français depuis plus d’un siècle, et cela pourrait peut-être éviter aux spectateurs de subir des scènes ridicules comme l’évocation de la bataille du col de Mang Yang (1954) par Randall Wallace dans Nous étions soldats1 (2002).
À l’exception, notable, d’Abel Gance qui, en 1960, réalise Austerlitz, une spectaculaire reconstitution de la bataille des Trois Empereurs, les réalisateurs français se sont presque tous concentrés sur les combattants plus que sur les combats. De La Grande Illusion (1937) de Jean Renoir à Au-revoir là-haut d’Albert Dupontel (2017), en passant par Pierre Schoendoerffer, Denys de La Patellière, Henri Verneuil ou Bertrand Tavernier, le cinéma hexagonal filme à hauteur d’homme. Il montre la peur, l’ennui, les morts et les blessés, la débrouille, le courage et le sacrifice. Reflet aussi de la psyché nationale, il a longtemps hésité entre le romantisme impérial typique d’une certaine vision de nos armées et de notre histoire, et l’ironie goguenarde, avant de, récemment, adopter les codes hollywoodiens du film cocardier.
- Qu’est-ce que vous nagez bien, chef !
Réalisateur expérimenté, fortement influencé par le cinéma américain, Henri Verneuil réalise en 1964 Week-end à Zuydcoote. Adapté du roman éponyme de Robert Merle, le film suit l’errance dans Dunkerque de soldats français attendant leur hypothétique évacuation. Sombre, violent, le récit ne cache rien de la déroute subie et de l’absurdité de ces journées étranges dans la ville assiégée. En évitant la figure du héros pour ne mettre au premier plan qu’un jeune homme cynique et individualiste s’opposant à des soudards issus d’une armée vaincue sur le point de se dissoudre, le cinéaste évite la geste patriotique et renvoie le spectateur à une réalité que personne n’a vraiment intérêt, surtout alors, à regarder de trop près. Deux ans après la fin de la guerre d’Algérie et la disparition de l’empire colonial français, Week-end à Zuydcoote, qui ne montre de l’ennemi que ses chasseurs mitraillant des plages et bombardant des navires, relate une défaite qui en appelait manifestement d’autres. Les soldats que l’on voit à l’écran ne combattent pas mais subissent, cherchent à fuir et à survivre, la bataille étant ici bien plus un drame intime qu’un épisode majeur du conflit. Le film, à cet égard, est le parfait contraire du récit épique fait par René Clément, en 1966, de la libération de Paris2.
La défaite est également au cœur de La 317e Section, le film que Pierre Schoendoerffer réalise en 1965 en adaptant le roman qu’il a publié en 1963. Tourné dans un magnifique noir-et-blanc que l’on doit au directeur de la photo Raoul Coutard, et produit par Georges de Beauregard, ce récit de la fuite d’une poignée de soldats français dans la jungle indochinoise devient rapidement culte. Admirablement interprété par Bruno Cremer et Jacques Perrin, il mêle un réalisme puisé dans l’expérience du cinéaste3 et le romantisme d’une guerre lointaine et perdue que font par devoir ou par goût deux professionnels que tout semble opposer. Schoendoerffer ne cessera par la suite d’explorer l’âme mythifiée des officiers français, tout à la fois aventuriers, combattants, hommes de devoir et patriotes. Il défendra leur passé dans L’Honneur d’un capitaine, en 1982, mais c’est dans son chef-d’œuvre, Le Crabe-Tambour, en 1977, qu’il restituera avec le plus de finesse la complexité de cette génération. Plus de trente ans après sa sortie, le film, qui fait l’objet d’un véritable culte, a sans doute tout autant restitué une réalité qu’il l’a modelée en peignant la figure légendaire du lieutenant de vaisseau Pierre Guillaume4.
Un an après La 317e Section, en 1966, La Grande Vadrouille, immense succès populaire5 réalisé par Gérard Oury, revient sur l’Occupation en adoptant un point de vue opposé. Il n’est plus question d’héroïsme, de patriotisme ou de personnalités hors du commun, mais de civils, plus ou moins anonymes, résistant à leur façon à l’occupant. Le film ne montre ni la guerre ni le moindre combat, mais il constitue une relecture très révélatrice de l’Histoire. L’ennemi, forcément idiot, y est défait grâce à un mélange, typiquement français dans l’esprit du cinéaste et de ses coscénaristes, de débrouillardise et d’inconscience. Le film, qui sort alors que les aventures d’Astérix, d’Albert Uderzo et René Goscinny, remportent déjà un immense succès, partage avec la bande dessinée le goût de la dérision. La guerre, l’occupation, la collaboration et la répression, rien ne semble avoir vraiment d’importance, rien n’est sérieux, et le public, un peu plus de vingt ans après la Libération et tout à la croissance des Trente Glorieuses, ne boude pas le plaisir d’une relecture joyeuse et insouciante de la période.
Le sommet, si l’on ose dire, de cette tendance à la revisite burlesque de la Seconde Guerre mondiale est atteint en 19736 lorsque sort sur les écrans français la comédie de Robert Lamoureux Mais où est donc passée la 7e compagnie ?. Inspiré des souvenirs du cinéaste, le film – qui fait également l’objet d’un culte, différent cependant de celui rendu à La 317e Section… – transforme la débâcle du printemps 1940 en une agréable partie de campagne entre amis. Portée à bout de bras par les acteurs, au premier rang desquels Pierre Mondy, Jean Lefebvre, Aldo Maccione, Pierre Tornade et Robert Dalban, cette comédie aux antipodes de la Nouvelle Vague remporte un grand succès avec près de quatre millions d’entrées, et on aurait du mal à expliquer cet engouement par la qualité cinématographique de l’œuvre.
Plus de trente ans après la défaite et la chute de la IIIe République, La 7e Compagnie, tout en offrant une série de péripéties distrayantes, va plus loin encore que La Grande Vadrouille. La campagne de France tourne à la farce, entre une armée française ridicule, des envahisseurs plus caricaturaux que jamais et une population qui paraît surtout pressée que tout finisse et qui fera du commerce avec qui veut. À défaut d’être réaliste, le film présente une vision presque engagée de la troupe : les officiers sont de jeunes bourgeois éduqués et dynamiques ou de vieux bourgeois dépassés, les sous-officiers des petits commerçants et les simples soldats des hommes du peuple n’ayant aucune véritable compréhension de ce qui se joue – tous, pour autant, accomplissant leur devoir. Sur ce plan, et sur ce seul plan sans doute, la pantalonnade de Robert Lamoureux rappelle la description faite par Jean Renoir dans La Grande Illusion, en 1937, des différentes classes sociales mêlées dans un camp de prisonniers en Allemagne.
- Écraser ses ennemis, les voir mourir
devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes
Le goût du ricanement, qui peut aisément conduire à des naufrages comme Les Bidasses en folie de Claude Zidi (1971), n’épargne pas les films consacrés au renseignement (Le Grand Blond avec une chaussure noire et Le Retour du grand blond d’Yves Robert en 1972 et 1974 ; Le Magnifique de Philippe de Broca en 1973), mais ne débouche que (trop ?) rarement sur des satires politiques. En 1973, Je ne sais rien mais je dirai tout7 de Pierre Richard constitue une hilarante charge antimilitariste qui, en réalité, n’épargne personne ni la police ni les industriels de la défense ni la bourgeoisie ni le clergé ni même les syndicats.
Les films engagés de façon plus sérieuse contre les forces armées et les guerres menées par la France ne sont pas si nombreux. Avoir vingt ans dans les Aurès, réalisé par René Vautier et sorti en 1972, frappe par la sincérité de son propos, mais aussi par sa naïveté. Les soldats montrés à l’écran, quoi qu’on pense de la guerre menée par la France en Algérie, sont à peine dignes de figurer dans Hamburger Hill de John Irvin (1987) tant ils sont débraillés. Le cinéma français, dès qu’il veut questionner comme il en a le droit – et peut-être le devoir – les engagements militaires de Paris, ne parvient pas à éviter la caricature. Dans les années 1970, le contexte politique post-Mai-68 et la proximité de la guerre d’Algérie se mêlent à l’humiliante défaite de 1940 et à la sanglante Première Guerre mondiale. L’armée, les soldats et le combat sont des sujets qui provoquent des rejets complets et brutaux ou, au contraire, sont le prétexte à de bruyantes manifestations de solidarité8, mais le sujet reste, finalement, peu traité. Cinéaste très engagé, Yves Boisset attaque ainsi violemment l’armée, d’abord dans ras (1973), consacré au destin des appelés en Algérie, puis dans Allons z’enfants (1981), virulente charge contre les lycées militaires. En 1976, Jean-Jacques Annaud s’en prend aux colonies françaises en Afrique dans La Victoire en chantant. Mais ni l’un ni l’autre ne se préoccupent vraiment des combats. S’ils confortent leurs spectateurs dans leurs certitudes, ces films ne font pas vraiment date.
À la différence du cinéma américain, qui puise dans les guerres indiennes matière à dénoncer la guerre du Vietnam9, et qui n’hésite pas à montrer d’anciens massacres pour en désigner de nouveaux, le cinéma français concentre ses critiques sur l’institution militaire et non sur le comportement individuel des soldats. Plus que les combats, qu’il rechigne à montrer, il préfère mettre en avant leurs conséquences, sociales ou personnelles. De façon très symptomatique, le film le plus remarquable consacré à la guerre des tranchées a d’ailleurs été tourné par un cinéaste américain10, et aucun réalisateur français ne parviendra à produire une critique aussi impitoyable que Johnny got his Gun (1971) de Dalton Trumbo11, pas même Yves Boisset dans Le Pantalon en 1997.
Les conséquences intimes de la guerre ont cependant été le sujet de plusieurs productions françaises remarquables explorant notamment les thèmes du deuil et de la mutilation. Étudier les effets de la guerre sur les corps et les âmes a permis au cinéma hexagonal de produire depuis une trentaine d’années des films fidèles à son goût pour les études de caractère, patientes et subtiles. En 1989, Bertrand Tavernier réalise ainsi La Vie et rien d’autre, suivi en 2004 de Jean-Pierre Jeunet, qui porte à l’écran le roman de Sébastien Japrisot Un long dimanche de fiançailles12, puis de François Ozon, qui s’inspire d’une pièce de Maurice Rostand13 avec Frantz, en 2016. La destruction des corps constitue en 2001 le sujet de La Chambre des officiers de François Dupeyron, adapté du roman de Marc Dugain14, et celui d’Au-revoir là-haut d’Albert Dupontel en 201715.
La guerre, fait majeur qui broie les vies des soldats et de leurs proches, est omniprésente dans ces films, mais elle n’est que rarement à l’écran. Les séquences de combat ne sont manifestement pas la priorité des réalisateurs, plus concentrés sur les visages que sur les ruées hors des tranchées. L’important pour eux est ailleurs, et ce manque d’intérêt pour le combat lui-même explique probablement la quasi-absence dans le cinéma français, jusqu’à récemment, d’authentiques films d’action concentrés sur les seules péripéties. On ne trouve ainsi au cinéma nul Jean Rambeau ou Jacques Bradocque, anciens du 1er rpima, du 13e rdp ou du 17e rgp, la figure du vétéran hanté par la guerre et l’aimant même n’intéressant guère16. Seul Bertrand Tavernier, dans son remarquable Capitaine Conan17, en 1996, met en scène un combattant né, chef de bande ne vivant que pour le combat, « le sang, la volupté et la mort », et ayant trouvé dans sa guerre de coups de main nocturnes l’occasion de quitter une vie terne. Ce Conan, d’ailleurs, n’est pas si éloigné du Willard mis en scène par Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now en 197918, sans jamais, cependant, devenir l’esthète du combat de tranchée que décrit Ernst Jünger dans plusieurs de ses livres. Reste que la guerre a donné un sens à sa vie quand elle en a brisé tant d’autres, et Tavernier filme ce mystère sans se risquer à la moindre explication.
- Avoir vingt ans à Ouvéa
Jeunes hommes entraînés dans des guerres présentées comme absurdes ou immorales, pères et maris arrachés à leur famille, héros anonymes accomplissant leur devoir malgré de petits chefs que l’uniforme corrompt quand il devrait les élever, les personnages de soldats montrés par le cinéma français subissent plus qu’ils ne s’imposent. Le romantisme des batailles perdues, fidèle à l’esprit de sacrifice cher à l’armée de terre19 et si souvent vanté, est surtout exalté par Pierre Schoendoerffer. Diên Piên Phu (1992), le film qui, plus que tout autre, aurait dû être le sommet de sa carrière, ne rend pas justice à l’intensité de la bataille ni à sa charge mémorielle. Les scènes situées à Hanoï, atrocement écrites et jouées, et inutilement démonstratives, plombent l’ensemble et atténuent la puissance de la reconstitution des combats eux-mêmes.
En France peut-être plus qu’ailleurs, les films de guerre patriotiques ou évoquant la grandeur des combattants n’ont pas bonne presse. Taxés de militarisme ou de nationalisme, ils sont accueillis avec d’autant plus de prévention qu’ils sont, en effet, souvent lourdauds. Les réalisateurs capables de présenter la grandeur du combat sans verser dans la fascination sont rares, à supposer qu’ils n’aient pas tous disparu. Mythique directeur de la photo de Pierre Schoendoerffer, Raoul Coutard reconstitue en 1980 un fait d’armes français avec La Légion saute sur Kolwezi. Tourné avec la coopération empressée des autorités deux ans à peine après les faits, le film20 est un honnête téléfilm, mais ne parvient pas à convaincre. Coutard21 s’y révèle un réalisateur d’une grande sincérité, mais au style plus que daté alors que le cinéma américain vient de vivre l’âge d’or du Nouvel Hollywood22 et a établi de nouveaux standards.
Outre le fait qu’elles intéressent peu dans un pays qui appréhende toujours avec méfiance les questions militaires, les reconstitutions demandent d’avoir accès à du matériel rarement disponible. Les cinéastes américains n’ont pas ce problème, des pays comme le Maroc, aux équipements vendus par les États-Unis, s’étant fait une spécialité d’accueillir des tournages en prêtant hélicoptères, blindés, armes individuelles et treillis23. Elles demandent surtout à assumer une vision politique de l’événement évoqué, sa proximité chronologique rendant tout sujet plus sensible. Il faut, enfin, ne pas se perdre dans ses ambitions.
En 2006, le rôle des troupes coloniales dans la libération de la France est abordé par Rachid Bouchareb dans Indigènes. Le film, qui porte à la connaissance du public un fait essentiel, en particulier dans un contexte marqué par des tensions sociales persistantes, s’avère terne et décevant. Les acteurs ne peuvent sauver une réalisation sans imagination et sans souffle. À l’inverse, le récit fait en 2011 par Mathieu Kassovitz de l’affaire d’Ouvéa, L’Ordre et la Morale, frappe par son engagement24 – et une certaine liberté prise avec les événements. Au moins le film a-t-il le mérite de montrer des soldats, en l’occurrence des membres du gign, en proie à des doutes quant à leur mission, mais sa vision est par trop caricaturale pour véritablement intéresser. C’est dans ce piège qu’était déjà tombé en 2007 Florent-Emilio Siri lorsqu’il avait réalisé L’Ennemi intime sur un scénario de Patrick Rotman25, amalgame de clichés lorgnant du côté du cinéma américain sans jamais atteindre ni son réalisme ni son intensité politique.
- Rusticité, mon cul ! C’est les paras, ça ?
Le climat, pourtant, a changé. Après les attentats du 11-Septembre et le nombre croissant d’interventions militaires occidentales, notamment contre des groupes djihadistes, les spectateurs et les producteurs éprouvent un intérêt accru pour les films de guerre, et encore plus pour ceux consacrés aux forces spéciales et aux services de renseignement. Le public, cependant, ne veut plus des productions tonitruantes comme True Lies (1994), l’adaptation par James Cameron de La Totale, et exige un minimum de réalisme. La tendance est au récit « tiré de faits réels », voire à l’approche documentaire, ce qui constitue à la fois un argument commercial et l’occasion de réaliser des œuvres à vocation pédagogique.
La reconstitution de faits d’armes, longtemps méprisée, ou la réalisation de films porteurs d’une certaine vérité opérationnelle illustrent une tendance frappante. En 2011, L’Assaut, que Julien Leclercq consacre à l’intervention du gign à Marignane contre les terroristes du Groupe islamique armé (gia) ayant détourné un Airbus d’Air France, est réalisé avec le soutien discret de la célèbre unité d’élite. Le film, imparfait, ne manque pas de qualités, même si sa distribution peine à convaincre. Reprenant les réflexions habituelles du cinéma américain26, il essaye de montrer le courage et la technicité des gendarmes sans hésiter à mettre en avant leur sacrifice.
La même année, le documentariste Stéphane Rybojad tourne Forces spéciales, un authentique film d’action mettant en scène en Afghanistan des commandos tentant d’échapper à des taliban et de sauver la journaliste qu’ils détenaient. Tourné avec l’appui, manifestement sans restriction, de l’armée française, ce film répond plutôt lourdement à la controverse entourant l’enlèvement d’Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier en 2009. Médiocrement interprété27 et doté d’un scénario particulièrement convenu, il ne vaut que par ce qu’il montre. Paradoxalement, d’ailleurs, les seules scènes véritablement marquantes sont celles mettant en scène des hélicoptères, des chasseurs ou des avions de transport. Les combats, en revanche, n’évoquent rien d’autre que de pesantes références à Platoon (1986), le chef-d’œuvre d’Oliver Stone, voire au western vietnamien de John Wayne Bérets verts (1968).
Bénéficiant pourtant des conseils d’authentiques anciens des forces spéciales et doté de moyens considérables, le film de Stéphane Rybojad déçoit. La comparaison avec Du sang et des larmes de Peter Berg, sorti deux ans plus tard, est cruelle. Jamais le réalisateur ne parvient, par exemple, à restituer l’extrême professionnalisme de ces opérateurs, véritables « techniciens du combat à pied », et on le sent écrasé et fasciné par les moyens mis à sa disposition. Le film devient alors, à l’instar du plus que médiocre Les Chevaliers du ciel28 (2005) de Gérard Pirès, un Top Gun à la française, long clip de recrutement au scénario minimaliste alignant les clichés et faisant presque déjouer ses acteurs.
Cette impression de film sous surveillance ne doit probablement rien au hasard, les armées ayant choisi de soutenir activement les productions nécessitant de disposer de moyens militaires ou d’un accès à des installations29. Le récent thriller sous-marin Le Chant du loup (2019) a même bénéficié d’une promotion en partie officielle, la Marine nationale en vantant les qualités et le réalisme sur les réseaux sociaux. Antonin Baudry, son réalisateur, s’en est expliqué lors de son interview par Le Collimateur30, le podcast de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem), et la Mission cinéma du ministère des Armées ne cache pas ses ambitions31.
Cette volonté de soutien du ministère aux réalisateurs peut donner le sentiment pénible que certaines œuvres, si elles n’ont pas été véritablement commandées, ont peut-être été guidées. De fait, les productions en matière de défense ont gagné en ampleur, mais elles restent d’une extrême prudence politique. Le cinéma français, naturellement sur la réserve dès qu’il s’agit de guerres et de soldats, ne parvient pas à restituer la complexité des combattants et manque d’ambition politique. À moins que celle-ci ne soit découragée par le goût du public pour les récits supposément réalistes mêlant matériels de haute technologie et rebondissements évoquant les plus belles heures des aventures de Jack Ryan.
La tentation de la vérité documentaire, au détriment de toute aspérité, n’interdit pas, cependant, les projets plus subtils. En 2018, Volontaire d’Hélène Fillières constitue ainsi une excellente surprise. Portrait énigmatique d’une jeune femme s’engageant dans la Marine nationale et qui finit par intégrer une unité de commandos, le film étudie des personnages et ne se laisse pas entraîner dans d’inutiles reconstitutions. Le récit y gagne en finesse ce qu’il perd en réalisme.
Deux œuvres récentes montrent qu’il est possible d’aborder ces sujets avec peu de moyens pourvu que l’on ait une histoire à raconter. En 2015, le cinéaste belge Clément Cogitore livre avec Ni le ciel ni la terre un récit fantastique situé en Afghanistan. Parfait contraire de Forces spéciales, le film, tourné modestement, sait générer une atmosphère mystérieuse qui ne peut qu’intriguer le spectateur. Les personnages n’y ont rien de caricatural, et le récit lui-même n’essaye pas de tout expliquer.
Alors que la Mission cinéma ne cesse de monter en puissance32, c’est paradoxalement dans le cinéma indépendant que l’on trouve les films les plus intéressants. Réalisé par Thomas Cailley, Les Combattants, sorti en 2014, fait ainsi le portrait d’une jeune femme désireuse de s’engager dans l’armée de terre afin, dit-elle, de se préparer à la fin du monde. Comédie remarquablement interprétée, le film, s’il met en scène un personnage d’officier peu convaincant, réussit mieux que bien des productions plus ambitieuses à cerner les motivations de ces jeunes gens en stage dans un régiment parachutiste fictif. L’héroïne, qui se préparait physiquement à des épreuves de force et d’endurance, découvre qu’il lui faut aussi de la discipline, le sens du sacrifice et l’abandon de son individualisme au profit du groupe. L’armée qu’elle voulait rejoindre n’est pas celle dont elle rêvait et sa déception la fait gagner en maturité. Sans démonstration, sans explication, le cinéaste en dit plus sur les soldats, leurs qualités, leurs défauts et leurs devoirs que nombre de films plus riches. Les moyens seuls, quand bien même ils seraient impressionnants, ne font pas une œuvre et n’empêchent que rarement de filmer des clichés.
Le cinéma de guerre français reste donc d’une prudence excessive, à dire vrai plutôt déroutante. Alors que le débat public est de plus en plus tendu et que la politique reste une passion nationale, la production cinématographique ou télévisuelle demeure remarquablement consensuelle. À l’exception de L’Ordre et la Morale (2011) de Mathieu Kassovitz33 consacré aux événements de Nouvelle-Calédonie, déjà vieux de plus de trente ans, aucun regard critique ou même de côté n’est porté sur l’actualité plus récente, pourtant riche, des forces armées. On ne trouve nulle part trace des crises à répétition en Côte d’Ivoire ou de l’intervention en rca, rien n’a été réalisé au sujet du raid en Somalie du mois de janvier 2013 pour libérer un membre de la dgse – au moins un projet n’a pas abouti –, et les deux principales opérations de combat, au Sahel et en Syrie, restent invisibles. Au Royaume-Uni, en 1999, la bbc produisit l’exceptionnel téléfilm Warriors de Peter Kosminsky, consacré au déploiement d’une unité britannique sous mandat des Nations unies dans l’ex-Yougoslavie. Tragique, réaliste, politiquement cruelle tout en faisant montre d’une remarquable retenue, cette œuvre semble relever d’un standard toujours inaccessible dans notre pays. Puisque les talents n’y manquent pas, il faut sans doute chercher les causes de ce silence ailleurs. Les ovnis comme Beau Travail de Claire Denis (1999) ne suffisent pas, en France, à sauver le genre d’un certain conformisme satisfait.
1 L’auteur a utilisé l’International Movie Database (imdb) : https://www.imdb.com/.
2 Paris brûle-t-il ? de René Clément, d’après le livre de Larry Collins et Dominique Lapierre.
3 Voir sur ce point B. Chéron, Pierre Schoendoerffer, Paris, cnrs Éditions, 2012.
4 Voir ses mémoires Mon âme à Dieu, mon corps à la patrie, mon honneur à moi, Paris, Plon, 2006.
5 Plus de dix-sept millions d’entrées.
6 On pourrait aussi mentionner Papy fait de la résistance de Jean-Marie Poiré (1983).
7 Tourné avec les Charlots, déjà présents dans Les Bidasses en folie.
8 Que l’on pense, par exemple, à la violente controverse ayant entouré la sortie en 1979 de la chanson de Serge Gainsbourg Aux armes et cætera, reprise reggae de l’hymne national.
9 Voir Soldat bleu de Ralph Nelson ou Little Big Man d’Arthur Penn, tous les deux sortis en 1970.
10 Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick (1957).
11 D’après son propre roman publié en 1939.
12 Publié en 1991 chez Denoël.
13 L’Homme que j’ai tué, créé en 1930 au théâtre des Mathurins.
14 Publié en 1998 chez Jean-Claude Lattès.
15 Tiré du roman de Pierre Lemaitre publié en 1993 chez Albin Michel. Prix Goncourt la même année.
16 Dans le domaine voisin des guerres de l’ombre, la figure de Malotru dans la série Le Bureau des légendes (depuis 2015) rappelle par son évolution le personnage de Jason Bourne, super combattant (selon la formule chère à Michel Goya) de la cia, créé par Robert Ludlum en 1980.
17 D’après le roman de Roger Vercel, publié en 1934 chez Albin Michel, également récompensé par le Goncourt.
18 D’après Au Cœur des ténèbres, une nouvelle de Joseph Conrad parue en 1899.
19 Sur ce point, voir l’entretien du général Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre, consacré aux valeurs de l’armée de terre (https://www.defense.gouv.fr/web-documentaire/les-valeurs-de-l-armee-de-terre/index.html) et l’évocation par Michel Goya sur le blog http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/ du concept de « glorieux sacrifice » (http://lignesdedefense.blogs.ouest france.fr/archive/2012/07/13/afghanistan-ni-honte-ni.html).
20 Notamment interprété par Jacques Perrin et Bruno Cremer.
21 Sans doute égaré, Raoul Coutard réalisera ensuite un prodigieux nanar, sas à San Salvador (1983), d’après le roman barbouzo-pornographique de Gérard de Villiers. Il y aurait beaucoup à dire sur l’influence des sas dans certains milieux de la défense et sur la qualité supposée de leur documentation.
22 Qui a notamment donné Apocalypse Now, déjà cité, et Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino en 1978. Avec Go Tell The Spartans (Le Merdier), Ted Post a réalisé la même année un film très classique mais bien plus âpre que la vision donnée par Coutard du raid sur Kolwezi.
23 C’est dans ce pays que Ridley Scott tourne notamment La Chute du faucon noir (sorti en 2001). Il y reviendra pour d’autres productions, dont Mensonges d’État (2008).
24 On pourra lire avec profit l’article de Mathias Faurie et Mélissa Nayral consacré au film : « L’Ordre et la Morale : quand l’industrie du cinéma bouscule la coutume kanak », Journal de la Société des océanistes, https://journals.openedition.org/jso/6641.
25 Lui-même inspiré de son documentaire de 2002 L’Ennemi intime. Violences dans la guerre d’Algérie.
26 Et très influencé par le travail du réalisateur et journaliste britannique Paul Greengrass, notamment dans Vol 93 (2006).
27 Les scènes situées à l’Élysée sont, par exemple, risibles.
28 Tourné avec le soutien de l’armée de l’air et de Dassault aviation.
29 E. Plaquette, « L’armée et le cinéma. La Grande Muette face caméra », L’Express, 2 octobre 2017, https://www.lexpress.fr/actualite/politique/l-armee-et-le-cinema-la-grande-muette-face-camera_1947716.html
30 Le Collimateur : Le Chant du loup, 2 avril 2019, https://www.irsem.fr/publications-de-l-irsem/le-collimateur/le-chant-du-loup-02-04-2019.html?fbclid=IwAR2Nnkhqfs2wXV5SVz9q7ObewUSN308OmisVaTt9d7iJgdYCr3VDYlFmIR8
31 Elle présente même sur sa page une image tirée du tournage de Forces spéciales : https://www.defense.gouv.fr/portail/mission-cinema/accompagnement-des-projets/accompagnement-des-projets
32 « L’armée et le cinéma, une relation solide », cnc, 25 février 2019, https://www.cnc.fr/cinema/actualites/larmee-et-le-cinema--une-relation-solide_943658.
33 Les prises de position publiques de l’acteur ne l’empêchent pas de tourner dans des œuvres à la gloire des services de renseignement français ou de la Marine nationale.