Au cours de sa carrière, au fur et à mesure de sa découverte des modalités de la colonisation à la fin du xixe siècle, le colonel Lyautey apprend auprès de son maître, le général Gallieni, à pratiquer la pacification, litote désignant la guerre coloniale. Critiques envers la méthode de conquête des « Soudanais » à qui ils reprochent de faire un usage immodéré de la force et de mettre ainsi en péril tout le projet de colonisation de la République, les « Gallienistes » proposent une approche, plus ou moins compatible avec les idéaux républicains, préconisant de recourir à la force comme ultima ratio et non comme préalable à la négociation. Théorisée sur un plan tactique par l’expression « tache d’huile » alors que le terme de « pacification » en est la traduction civile, cette vision s’appuie sur un principe de conquête menée de plus en plus à l’économie et sur la nécessité, une fois les combats terminés, d’organiser les territoires dans un cadre pacifique et rassurant pour les populations locales.
Dès lors, la recherche des alliances apparaît comme l’un des passages obligés de la guerre coloniale, alliances qu’il convient de trouver auprès de la troupe d’abord, auprès des ennemis d’hier ensuite et, enfin, en métropole auprès d’un monde politique élargi à la presse, seule capable d’agir efficacement sur l’opinion publique.
- De l’ascendance sur les hommes
Hubert Lyautey (1854-1934) a cette particularité de s’être très tôt préoccupé du rapport entre la troupe et son chef. Le « rôle social de l’officier »1, préfiguration d’un article moins connu intitulé « Du rôle colonial de l’armée » dans lequel il développe son idéal de colonisation2, montre dès 1891 son souci d’incarner sa vision de l’officier dans une relation étroite avec le soldat. D’essence religieuse d’abord, philanthropique ensuite, cette relation vise à lutter contre le « dilettantisme hautain » qui sépare la jeunesse cultivée, incarnée par l’officier ou l’ingénieur, d’une population plus large, laquelle passe nécessairement plusieurs années à la caserne lors de l’accomplissement du service militaire obligatoire.
Dans ce cadre juridique et social nouveau, l’officier rêvé par Lyautey doit être le contraire d’un colonel Ramollot décrié dans les chambrées3, l’inverse d’un traîneur de sabre et d’un soudard inapte à toute conception élevée de l’ordre intellectuel et moral ; il doit renoncer à n’être qu’un officier d’état-major intéressé par ses seuls rapports officiels. Selon lui, l’officier idéal, colonial ou non, est un guide pour ses hommes, son charisme personnel, qui double son pouvoir, lui permettant de devenir un « agent d’action sociale » capable d’aller à la rencontre de la troupe et de gagner son cœur4, autrement dit d’obtenir sa confiance et de faire corps avec elle. Connaissant ses hommes pour avoir cherché à deviser avec eux en toutes circonstances, seul le « vrai chef » saura se transformer en arbitre ou en justicier capable de mansuétude et de sollicitude. Surtout, pragmatiquement, il saura obtenir plus et mieux de celui qu’il connaît que du soldat lointain et indifférent.
Ce rapport de subordination comme incarnation d’un commandement éclairé ne saurait cependant suffire. Aux colonies, dans un contexte où les officiers sont rares, il faut aussi savoir trouver puis placer the right man in the right place. Lyautey est depuis fort longtemps un adepte de cette pensée inspirée par la culture britannique découverte dans la littérature de l’un de ses proches amis, Max Leclerc5. Selon ce dernier, l’officier s’impose facilement à Tom Atkins6 parce que, issu de l’aristocratie, il dispose d’un prestige naturel, éventuellement renforcé par sa formation acquise à Woolwich et à Sandhurst. Convaincu d’être lui-même ce gentleman, Lyautey fait de la recherche d’un autre soi-même7 une nécessité professionnelle incarnée par la figure de Joseph Gallieni et restituée dans ce vocable de right man. Il fait donc bientôt de la sélection très fine du personnel destiné à travailler avec lui – et pour lui – l’une de ses méthodes de commandement. Refusant tout esprit de bouton, recrutant autant le civil que le militaire, il constitue une « phalange coloniale »8 sur la base d’un accord fort simple mais efficace : à tout homme qui entre dans son entourage, accepte de travailler loyalement avec lui, il promet un travail intéressant et un avancement garanti. Autour de lui se constitue ainsi une « équipe »9 solide et dévouée de personnes qu’il « gobe », une « ruche » au sein de laquelle certains reconnaissent être sous le coup de « l’hypnose créative » du résident général du Maroc10.
- De l’ennemi, faisons un ami
La grande particularité de la politique lyautéenne est d’avoir su incarner dans la durée un système de domination ayant pour principale caractéristique de savoir exprimer un « souci pour les princes »11. Cette politique s’appuie fondamentalement sur la définition même de ce qu’est juridiquement un protectorat, à savoir la domination d’un État sur un autre selon une dialectique protecteur/protégé. Inspiré par une certaine tradition chrétienne et philanthropique renforcée par une admiration pour la politique coloniale britannique qui privilégie une politique coloniale d’association – en lieu et place d’une assimilation du côté français – et influencé par les théories sur la nécessaire formation d’une « science de l’administration »12, Lyautey produit et théorise une pensée coloniale de type indigénophile. Ses thuriféraires ont crié au génie. Mais il n’a rien inventé. Il s’est contenté de faire la synthèse des héritages : ceux de Bugeaud d’abord, qui avait compris que la discrimination des fiers Arabes des « grandes tentes » au profit des Arabes des ksours (« forteresses ») allait menacer l’équilibre social de l’Algérie, ceux de Paul Cambon ensuite, qui jugeait nécessaire de mettre en place de nouvelles élites algériennes en se montrant capable de leur distribuer des fonctions destinées à encadrer le financement des biens habous13 et les œuvres d’assistance14 tout en accordant des honneurs multiples, dont la Légion d’honneur15. On doit tout de même faire crédit à Lyautey d’avoir su tirer des enseignements de l’échec algérien de façon à faire du Maroc un laboratoire de l’élargissement perpétuel des alliances, par cercles concentriques successifs.
À l’origine, Lyautey est convaincu de la nécessité de faire alliance avec le sultan du Maroc. Disposant d’une place à part dans l’islam sunnite, ayant toujours réussi à préserver son territoire du pouvoir spirituel exercé par le souverain de l’Empire ottoman, le sultan chérifien est reconnu autant comme un chef spirituel que comme un chef temporel. Sa puissance s’exerce surtout par le truchement du Maghzen, l’administration chérifienne chargée de récupérer l’impôt sur les tribus (impôts d’obligation religieuse, impôts administratifs comme ceux sur les blés ou sur l’eau, mais également impôts de redevance de souveraineté). Au bled-es-maghzen s’oppose un bled-es-siba, territoire de la dissidence que le sultan essaye tant bien que mal de circonscrire et de dominer par des tournées militaires, les mehallas16. Or, l’approvisionnement des mehallas par les tribus guich17 n’étant pas régulier18, le sultan se trouve fréquemment en difficulté face à des prétendants (les rogui) qui menacent sa dynastie19. L’alliance entre Lyautey et le sultan, connue sous le nom de « politique des égards » et matérialisée par le traité de protectorat de 191220, consiste donc à aider celui-ci à forger des outils régaliens capables de le maintenir au pouvoir. En retour, le colonisateur peut se prévaloir de l’autorité sultanienne pour élargir le cercle de ses alliances aux notables marocains (vizirs, chérifs, caïds, mais aussi oulémas), particulièrement à ceux des villes de l’intérieur (Fès et Meknès).
Cette « politique des égards » connaît des élargissements substantiels au moment de la Première Guerre mondiale, quand une partie des troupes européennes sont rappelées en Europe. De façon à maintenir l’ordre dans le grand Sud marocain, Lyautey décide de renforcer la « politique des grands caïds » qu’il avait simplement effleurée au début du Protectorat. Revitalisant le principe de la « politique des tribus » qui avait fait les beaux jours des Bureaux arabes de l’Algérie du milieu du xixe siècle21, il décide de soutenir et de renforcer les chefs des tribus – les caïds – en faisant des segmentarités tribales, jusque-là hostiles au pouvoir central, une force clientéliste efficace. Cette militarisation de la fonction des chefs locaux, la caïdalité, prouva très largement son efficacité, au moins durant le temps de la guerre.
Par ailleurs, afin de lutter contre la propagande allemande, Lyautey promeut également le développement d’une « politique du sourire »22. Celle-ci s’inspire de la « politique des marchés » inaugurée par Bugeaud et Gallieni, mais se double de la volonté de souligner la force des rapports franco-marocains à travers des expositions commerciales et festives. Avec les foires commerciales de Rabat puis de Fès23, le résident général accélère la pénétration des productions industrielles françaises au Maroc et contribue aussi à mieux faire connaître l’artisanat marocain en France. Si toutes ces mesures participent activement à l’apprivoisement des élites locales, Lyautey n’oublie pas de soutenir une politique en direction des colons – les « prépondérants »24 – et de la métropole.
- L’alliance du sabre et de la plume
Lyautey n’oublie jamais la métropole, comme en atteste sa très riche correspondance privée avec l’un de ses mentors, Albert de Mun25. Non seulement il a soin de chercher à savoir ce que le gouvernement attend de lui, mais il est soucieux, en retour, de mettre en valeur ses réussites. Comme son maître Gallieni, il veut prouver que les campagnes coloniales ne se résument pas à des opérations de « tourisme ». Il apprend très tôt, notamment auprès des Britanniques qui recourent à des périodiques illustrés tels que Graphic et Black and White, à se servir de la presse pour valoriser les missions passées et présentes. Dans ce cadre, une importance très forte est accordée au texte, notamment au choix du vocabulaire, mais également aux images, plus particulièrement à la photographie qui devient progressivement un outil de propagande en soi. Ce choix, tout personnel, bénéficie aussi des réseaux coloniaux métropolitains et de l’organisation mise en place depuis la fin des années 1890.
En France, l’idée qu’il soit nécessaire de mettre en place une « propagande coloniale » pour rallier les masses populaires et les élites a déjà été posée par un publiciste du Journal des débats, Jules Hippolyte Percher, dit Harry Alis, avant la fin du siècle. En 1892, celui-ci a fondé le Bulletin du Comité de l’Afrique française pour en faire l’outil principal de la propagande coloniale : il faut à la fois identifier le « réseau colonial », le renforcer, s’appuyer sur lui pour collecter des fonds destinés à la conquête... Cet organe de presse n’hésite pas à utiliser le terme de « propagande coloniale », jugeant que, sans elle, toute information ou recueil de renseignements serait impossible. Cette propagande trouve vite son rythme de croisière sous la plume du rédacteur en chef du Bulletin, Auguste Terrier, véritable partenaire de Lyautey au moment de la création du Protectorat. Aux ordres du résident général, il publie dans la revue les rapports des officiers, sans modifier les documents sauf à leur apporter des approfondissements grâce aux lettres privées, alimente le réseau en informations tout en veillant à mettre en valeur le rôle personnel de Lyautey.
Enfin, Lyautey comprend rapidement l’intérêt de dépasser le simple cadre d’un journal spécifique. Faisant appel aux grandes plumes du pays, il s’entoure de journalistes et de publicistes, invités très régulièrement à venir s’inscrire dans son « compagnonnage ». Il s’intéresse d’abord à des journalistes qu’il connaît bien et en qui il a confiance, comme les frères Tharaud26, mais il découvre bien vite, notamment pendant la Grande Guerre, l’utilité d’élargir sans cesse le groupe des invités. Peu avant la fin du conflit, le principe des « caravanes » d’études est déjà mis au point. Celles-ci accueillent autant les hommes que les femmes, car depuis ses rencontres avec Isabelle Eberhardt27 ou la lecture des écrits de Reynolde Ladreit de Lacharrière28, Lyautey sait parfaitement qu’il faut recourir à la puissance de l’écriture féminine, seule susceptible à ses yeux de faire ressortir la dimension « sensible » du Maroc, ce qu’il appelle lui-même le « pittoresque ».
Lyautey a ainsi été un maître dans l’art de construire des alliances. Si une grande partie de sa politique reposait officiellement sur le principe d’avoir à « montrer sa force pour ne pas s’en servir », il a surtout utilisé des moyens de communication, de persuasion comme de séduction pour s’imposer, autant à ses amis qu’à ses ennemis. Dans ses commandements, il s’est toujours inscrit dans une tradition coloniale de communication connue sous le vocable « savoir-faire et faire savoir ».
1 Anonyme, « Du rôle social de l’officier dans le service militaire universel », Revue des Deux Mondes, 15 mars 1891, pp. 443-459.
2 Colonel Lyautey, « Du rôle colonial de l’armée », Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1900, pp. 308-328.
3 Ch. Leroy, Histoires du colonel Ramollot. Aventures et araignées, boutades et joyeux, Paris, Librairie contemporaine, 1885.
4 Ainsi la pensée lyautéenne véhicule-t-elle déjà une préfiguration de la formule « gagner les cœurs et les esprits » employée par les Britanniques en 1952 sous la forme du Winning Hearts and Minds.
5 M. Leclerc, Les Professions et la société en Angleterre, Paris, Armand Colin, 1894.
6 Sobriquet qui désigne le soldat britannique en général.
7 Sur la question de l’intersubjectivité, voir P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
8 J. d’Andurain, « Le réseau dans le réseau. La phalange coloniale ou la collecte de l’information du “parti colonial” », Outre-mers, revue d’histoire n °386-387, 1er semestre 2015, pp. 227-240.
9 R. Billecard, « Lyautey et son équipe », Hommes et mondes n° 74, septembre 1952, pp. 52-67.
10 Lyautey est fait résident général du protectorat français au Maroc par décret du 28 avril 1912. G. de Tarde, « Lyautey le “créateur” », L’Afrique française. Bulletin mensuel du Comité de l’Afrique française, août 1954, pp. 450-456.
11 Lesquels sont choisis naturellement pour leur capacité à se montrer fidèles et dévoués.
12 Les théories d’Henri Fayol (1841-1925) notamment. Voir l’introduction de S. el-Mechat (dir.), Coloniser, pacifier, administrer, xixe-xxie siècle, Paris, cnrs Éditions, 2014.
13 Les biens habous (ou waqfs) sont des biens de mainmortes. Forgés en général à partir de donations pieuses, ils constituent un patrimoine important dont la gestion est assurée par l’élite religieuse. Ils sont utilisés pour financer l’entretien des mosquées, participent au paiement du personnel enseignant, aux œuvres de charité...
14 Ch.-R. Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine. T. II, De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération, 1871-1954, Paris, puf, 1964, pp. 54 et 175.
15 À titre d’exemple tout à fait emblématique, Abd-el-Kader (1807-1883), l’ancien ennemi des Français en Algérie, est envoyé en exil en Syrie par les Français (à sa demande toutefois). Dans la mesure où il contribue à sauver des centaines voire des milliers de chrétiens lors des émeutes de 1860, il reçoit la grand-croix de la Légion d’honneur par décret du 5 août 1860.
16 L. Arnaud, Au Temps des mehallas ou le Maroc de 1860 à 1912, Casablanca, Éditions Atlantides, 1952.
17 Le terme guich est dérivé du mot jich ou jaych qui signifie « groupe armé » ou « armée ». Une tribu guich est une tribu qui se met au service du sultan et plus généralement au service de son administration, le Maghzen. En échange, elle reçoit des terres et devient ainsi co-usufruitère avec le Maghzen.
18 E. Szymanski, « Les tribus de “Guich” et le Makhzen sous le règne de Sidi Mohammed Ben Abd Allah », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1970, pp. 195-202.
19 A. Maitrot de La Motte-Capron, « Le Roghi », Bulletin de la Société de géographie d’Alger et de l’Afrique du Nord, 1929, pp. 514-576.
20 Elle est appelée ailleurs la « politique de la tasse de thé ».
21 Les Bureaux arabes sont des organismes de contrôle de la population arabe mis en place par le général Bugeaud en Algérie en 1844. Composés de militaires européens et musulmans ainsi que de collaborateurs civils indigènes, ils ont des compétences très étendues dans les domaines administratif, financier et judiciaire. Critiqués par les milieux civils, ils disparaissent progressivement d’Algérie à partir des années 1870, mais se reconstituent en réalité sous des vocables différents : « affaires indigènes » ou « services des renseignements » des colonies et protectorats.
22 L. Barthou, « Le “sourire” de Lyautey au Maroc (1912-1918) », Revue des Deux Mondes, 1er décembre 1930, pp. 580-596.
23 G. de Tarde, « L’action économique du Protectorat » Journal officiel du Protectorat, n° 153, 27 septembre 1915, pp. 620-627 ; A. Lichtenberger, « Pourquoi une foire à Fez ? », France-Maroc, revue mensuelle, octobre 1916, pp. 42-45.
24 D. Lambert, Notables des colonies. Une élite de circonstance en Tunisie et au Maroc (1881-1939), Presses universitaires de Rennes, 2009.
25 Ph. Levillain et G. Ferragu, Albert de Mun-Hubert Lyautey, correspondance 1891-1914, Paris, Société de l’histoire de France, 2011.
26 Voir M. Leymarie, La Preuve par deux. Jérôme et Jean Tharaud, Paris, cnrs Éditions, 2014.
27 E. Charles-Roux, Un Désir d’Orient, la jeunesse d’Isabelle Eberhardt, Paris, Grasset, 1988.
28 R. Ladreit de Lacharrière, Voyage au Maroc. 1910-1911. Le long des pistes maghrébines, Paris, Émile Larose, 1913.