Le 2 mars 2016, la Moldavie se souvient : vingt-quatre ans se sont écoulés depuis le déclenchement sur les rives du Dniestr du conflit armé qui opposait les forces moldaves aux indépendantistes de Transnistrie. Pour l’honorer, la presse promoldave évoque la mémoire de ceux qui ont combattu au péril de leur vie et fustige « les criminels séparatistes soutenus par Moscou et les restes de la XIVe armée soviétique ».
Ce même 2 mars, le ministre moldave des Affaires étrangères et de l’Intégration, Andrei Galbur, rencontre l’ambassadeur d’Ukraine à Chisinau. La conversation porte sur la coopération économique, sur l’organisation de nouvelles négociations dans le cadre d’une commission intergouvernementale et sur la nomination d’un représentant spécial pour régler le cas de la Transnistrie, État de facto non reconnu. La Moldavie comme l’Ukraine partagent, à des échelles différentes de puissance, le fardeau de leur Est séparatiste…
À cette même date enfin, la Russie souffle le froid et le chaud : d’un côté elle renforce le contrôle des importations de pommes et de légumes de Moldavie, de l’autre Gazprom négocie avec le Premier ministre moldave l’augmentation des livraisons de gaz à la Moldavie. La partie russe fait savoir qu’elle souhaite le renforcement du partenariat et la restructuration de la dette de Moldovagaz à l’adresse de Gazprom… Cependant, Moscou freine tout rapprochement de la Moldavie avec l’Union européenne, accusant Chisinau d’importer à partir de celle-ci et de réexporter vers la Russie.
En mars 2016, la République de Moldavie, ancienne république soviétique de trois millions cinq cent mille habitants, indépendante depuis 1991, se porte mal. L’Union européenne envoie ses experts pour pousser la réalisation de l’accord d’association et travailler à l’amélioration de la justice, les États-Unis et le Fonds monétaire international (fmi), impliqué dans le contrôle du budget de l’État, apportent leurs conseils, l’unicef lance un projet de quatre cent vingt-cinq mille euros euros pour éviter l’abandon d’enfants… En vain. Les Moldaves semblent avoir perdu l’espoir. Que faire ?
S’unir à la Roumanie ? Le courant unioniste est minoritaire. Une fois retombé l’élan pro roumain de 1990-1991, les Moldaves se sont retrouvés moldaves : « Le Bessarabien est Roumain, lit-on le 22 février 1991 dans l’un des journaux de l’exil roumain en France, mais la fissure qui s’est perpétuée pendant des décennies a fortement marqué son destin et sa psychologie. Le Bessarabien ne peut pas être russifié ni dénationalisé parce qu’il appartient à une culture différente, ayant laissé des vestiges considérables, et qui est ancrée sur bien des points dans la civilisation européenne. […] Mais en même temps, le Bessarabien ne peut pas revenir à cette palette de valeurs, exclusive, que lui propose la culture roumaine, parce qu’il a fait partie d’une communauté soviétique qui, en raison de la diversité des formes, des idées et des sentiments qui la traversent, constitue à elle seule un univers entier1. » Entre Roumanie et République de Moldavie existe un « oui mais » qui n’a pas été dépassé depuis 1991. De son côté, Bucarest conditionne aujourd’hui son aide – un prêt de cent cinquante mille euros – à des engagements clairs de la part de Chisinau : travailler avec le fmi à une feuille de route budgétaire, réformer le secteur de la justice, assurer la stabilisation du pays.
Intégrer l’Union européenne ? La perspective semble très lointaine.
Se rapprocher de la Russie ? Cette dynamique est possible, mais alors comment traiter avec Kiev ? Et comment conjuguer ce rapprochement et une coopération militaire Roumanie/otan dont se félicite le Premier ministre roumain, Dacian Ciolos, dans une déclaration à la presse du 9 mars 2016 où il insiste sur le fait que les engagements otaniens de la Roumanie sont exclusivement défensifs ?
Refonder les institutions et trouver un modus vivendi national contractuel, fédéral ou décentralisé ? Dans la situation actuelle, cette perspective n’est pas loin de relever de l’utopie, en dépit de la lassitude, du réveil et des colères de la société civile qui souhaite sortir de l’impasse.
Depuis 2015, les gouvernements chutent en cascade ; le président, Nicolaea Timofti, a peu de crédit ; un ancien Premier ministre, le libéral Vlad Filat, est en prison pour corruption depuis octobre 2015 ; nulle alliance majoritaire ne se dégage entre des forces politiques démocrates, libérales, démocrates-libérales, socialistes, pro russes, communistes et pro européennes (la nouvelle formation protestataire Dreptate si Adevar « droit et vérité »). Autant de partis ou mouvements qui masquent un système opaque de gestion des affaires par les « barons », ceux que l’on qualifie de « politiciens mafieux » (mafioti). Aujourd’hui, le plus célèbre d’entre eux est Vladimir Plahotniuc, que l’opinion soupçonne de tirer les ficelles, de contrôler le parti démocrate, de débaucher des libéraux et de vouloir accéder à la fonction de Premier ministre. Né en 1966, formé en Moldavie, il possède l’une des plus grandes fortunes du pays et cumule nombre de fonctions : homme d’affaires, membre du conseil d’administration de Petrom Moldova, attaché depuis 2010 au parti démocrate, député en novembre 2014 – il renonce à son mandat en juillet 2015 –, pressenti en janvier 2016 pour le poste de Premier ministre mais bloqué par le président Timofti. Il possède trois radios et quatre chaînes de télévision, et a créé l’Association des hommes d’affaires de Moldavie ainsi que celle, humanitaire, baptisée Edelweiss. À Chisinau, il est devenu « monsieur P » et on n’évoque son nom qu’à demi-voix.
Depuis le mois de septembre 2015, les manifestations se succèdent. Les pro européens et les groupes socialistes ont chacun installé des tentes le long de l’imposant boulevard principal de Chisinau et des pancartes – en alphabets latin et cyrillique – qui réclament la chasse aux voleurs ainsi que la restitution du pouvoir au peuple. Fin octobre 2015, certaines banderoles appelaient à l’arrestation de Plahotniuc. L’effervescence augmente à chaque nouvelle nomination d’un Premier ministre : ce fut le cas le 21 février 2016 à l’annonce de la formation d’un gouvernement conduit par Pavel Filip, qui a obtenu l’accord du Parlement en sept minutes ! Les Moldaves ont vu passer cinq gouvernements en moins de deux ans ! Pour sortir de la crise, certains réclament un référendum afin de réformer les institutions et de se donner un exécutif fort avec l’élection d’un président au suffrage universel.
Le voisinage de l’Ukraine, en guerre intestine non réglée en dépit des appels répétés de l’Union européenne, de la France et de l’Allemagne en particulier, au respect des accords de Minsk, la présence de mercenaires moldaves pro russes combattant dans l’Est ukrainien contre Kiev et les rapports tendus tant de l’Union européenne que de Washington avec la Russie, nourrissent en arrière-plan la déstabilisation moldave. La crise pourrait conduire au démembrement du pays entre Chisinau, une Transnistrie séparée (capitale Tiraspol) et un espace gagaouze pratiquement indépendant avec, autour de la capitale Comrat, une population turcophone chrétienne – dès 1991, les Gagaouzes penchaient vers le séparatisme.
Les pôles qui se dégagent – attraction vers la Russie contre affinités électives avec la Roumanie ou aspirations à une identité moldave souveraine – ne débouchent pas sur une dynamique centripète. Les entités territoriales ne sont pas des entités ethniques. La Moldavie compte près de 77 % de roumanophones, 10 % d’Ukrainiens, 8 % de Russes, 3 % de Gagaouzes, et des minorités rom, bulgare, juive, tatare… La Transnistrie, elle, n’est pas un espace communautaire russe : Roumains, Russes et Ukrainiens ne forment pas une population homogène, mais ils partagent une longue histoire commune et sont majoritairement russophones.
Les trois axes – russe, européen et souverainiste – renvoient à des temps successifs et déchirés de l’histoire de la République de Moldavie. Il suffit de décliner les passés des espaces territoriaux et de leurs dénominations qui varient au fil du xxe siècle pour mesurer l’ampleur de la question identitaire/idéologique en ses frontières fluctuantes, sous-jacente aux enjeux contemporains qui font intervenir, au-delà des héritages handicapants, des données nouvelles de rapports conflictuels de puissance.
Ainsi, la République de Moldavie demeure en 2016 encore entravée par ses mémoires fracturées. Sans reprendre toute l’histoire de cet espace ballotté entre l’Empire ottoman, l’Empire russe, la Roumanie de l’après-Première Guerre mondiale (1918-1944) et l’Union soviétique (1944-1991)2, et qui, après la décomposition de cette dernière, se constitue en République indépendante de Moldavie, notons qu’aujourd’hui ce sont les legs de la confrontation entre blancs et rouges qui pèsent sur Chisinau, et ce depuis 1918-1920. Quelques lignes de rappel sont ici nécessaires afin d’éclairer la situation actuelle : la République de Moldavie traîne un appendice réfractaire au contrôle de Chisinau à l’est du Dniestr. Cette faille conduit à une simplification des composantes identitaires comme s’il fallait poser un choix binaire entre Russie et Roumanie, Est et Ouest, jouer une post micro guerre froide avec des pics de combats réels sur le terrain.
En 1919, à Versailles, les grandes puissances ayant défait l’Allemagne et l’Empire austro-hongrois optent pour la réunification de la Moldavie à la Roumanie, entrée en guerre du côté de l’Entente en août 1916. Clemenceau, entouré par quelques experts français roumanophiles tel le géographe Emmanuel de Martonne, pousse à cette solution. La nouvelle Roumanie, agrandie par les traités de paix, est perçue et soutenue comme un bastion antibolchevique, un élément du cordon sanitaire destiné à interdire la propagation révolutionnaire vers l’Ouest. Mais cette réunification s’opère après des mois de combats entre bolcheviques et forces contre-révolutionnaires au service de la Roumanie. Du côté des bolcheviques, on trouve des socialistes roumains tel Christian Rakovsky, qui sera en 1924 ambassadeur des soviets à Paris avant d’être éliminé par Staline pour avoir été proche de Trotski. Le conflit se joue autour du Dniestr, près de la ville de Bender… On s’y bat en 1918 et en 1992 à nouveau. Dans un face à face rouges contre blancs, une fois encore.
En cette grande Roumanie alliée de la France, la nouvelle province de Moldavie est pauvre, les élites russifiées ont suivi les courants idéologiques de la Russie révolutionnaire entre 1905 et 1917, la population paysanne est analphabète, la composition démographique complexe, mélange, dans les villes principalement, de Roumains, de Russes, d’Ukrainiens et de juifs. L’État roumain a mis en place une politique éducative contraignante, associant éducation nationale et armée. La « roumanisation » des élites se heurte au mépris des russophones qui se veulent appartenir à une grande culture et ignorer les Balkans, les fonctionnaires roumains au service d’une mission centralisatrice sont vus comme des étrangers non respectés et, dans les années 1930, le régionalisme domine en Moldavie roumaine. Deux historiens, l’Américaine Irina Livezeanu et le Moldave Petru Negura, formés en partie à Paris, à l’École des hautes études en sciences sociales (ehess), ont étudié et l’œuvre de « roumanisation » et les résistances à ces injonctions à travers les archives de l’entre-deux-guerres du ministère de l’Éducation nationale roumain, en particulier les écrits des intellectuels moldaves. La mémoire de ces années n’est pas lisse ; elle porte à polémiques et pèse sur la relation actuelle entre Bucarest et Chisinau. Les Moldaves et leurs « frères » roumains se sont mutuellement déçus. À Bucarest, l’élite intellectuelle de Chisinau est soupçonnée de porter des tendances de gauche ; pour cette élite, la Roumanie, membre de l’otan et de l’Union européenne, mènerait une politique égoïste, sans respect pour les spécificités et expériences historiques moldaves. Ce qui ne l’empêche pas d’envoyer ses enfants poursuivre leurs études supérieures à Bucarest et à Iassi...
Pour comprendre les tendances à la schizophrénie de la République indépendante de Moldavie depuis 1991, il faut revenir à la stratégie soviétique faite de grignotage et d’attraction : en octobre 1924, Moscou, opposée au royaume de Roumanie, crée la République autonome socialiste soviétique moldave (rassm) de l’autre côté du Dniestr, à l’est ; une entité modèle destinée à attirer les populations de Moldavie roumaine et des travailleurs venus de toute l’Union soviétique autour d’une nouvelle capitale, Tiraspol, et d’un projet de modernisation et d’industrialisation – Tiraspol demeure aujourd’hui une ville d’architecture stalinienne. Mais la population dite moldave de cette nouvelle entité ne se chiffre qu’à 30 % contre 50 % pour les Ukrainiens… Pour faire vivre leur projet, les Soviétiques et les communistes moldaves vont donc œuvrer à la fabrication d’une identité moldave non roumaine et à la diffusion d’une langue moldave – en fait du roumain mêlé d’éléments russes et transcrit en alphabet cyrillique.
La fracture entre l’espace moldave roumain sous contrôle de Bucarest et la rassm soviétisée a-t-elle été colmatée durant les plus de quarante ans d’histoire soviétique de la Moldavie (1944-1991) ? Il semble que les traumatismes ainsi que les divergences identitaires et idéologiques soient difficiles à combler. Rappelons qu’en 1940-1941, la Moldavie aura été dirigée par l’Union soviétique, puis qu’entre 1941 et 1944, elle a été intégrée à la Roumanie dirigée par le maréchal Antonescu, allié d’Hitler, avant de se retrouver soviétisée. Le poids des mémoires pèse en souffrances silencieuses, libérées, ou de nouveau entravées avec l’accession à l’indépendance de 1991. Les romantiques pro roumains et les indépendantistes croisent les nostalgiques de la grande Union soviétique. Ils existent. À l’entrée de Tiraspol trône une gigantesque statue de Lénine qui fait face à un tank ; le bâtiment du Comité central d’architecture soviétique, quant à lui, est flanqué de deux palissades ornées des photographies de héros de la grande guerre patriotique et de citoyens méritants décorés.
Au tout début de l’avenue centrale, une petite maison, un musée dont une salle est dédiée à la commémoration des combattants héroïques des mois de mars-juillet 1992 contre les forces de Chisinau. Photographies fanées de jeunes gens tombés au cours de ces journées de guerre civile entourées de fleurs en plastique. Au dernier étage d’un ancien hôtel soviétique déserté siège le quartier général du groupe pro russe Pro Ryv, dirigé par Dimitri Soin, interdit de séjour à Chisinau et recherché par Interpol pour avoir commandité plusieurs assassinats. Il serait impliqué dans des affaires de trafic d’armes. Je l’ai rencontré le 15 mai 2009 dans son bureau situé au dernier étage de l’hôtel, vaste pièce sobre où trône un portrait de Che Guevara ; de jeunes gens musclés montent la garde en bavardant. Lunettes noires, attaché à la pratique des arts martiaux et du yoga, Soin défend en bon anglais la reconnaissance de l’indépendance de la Transnistrie, arguant du précédent que fut celle du Kosovo. Il explique étudier en géopolitique le thème des conflits gelés.
2 mars 2016, Chisinau se souvient de ce conflit ni ethnique – des populations mélangées –, ni religieux – les populations impliquées sont orthodoxes –, ni linguistique – le bilinguisme russe et roumain est pratiqué. Le déroulement des opérations a été peu suivi en France : à cette époque, tous les regards se portaient sur la Bosnie-Herzégovine. Seul Jean-Baptiste Naudet, envoyé spécial pour Le Monde à Bucarest, a couvert les événements, n’hésitant pas à se déplacer sur le front. Aujourd’hui, les témoignages de certains des acteurs de l’époque, hommes politiques, journalistes et militaires, se sont multipliés et les librairies de Chisinau regorgent de littérature sur cette guerre. Les lecteurs ne sont pas prêts pour l’oubli ou souhaitent revenir sur cet affrontement fratricide. En 2012, le général Ion Costas publie chez un éditeur de Bucarest, Rao, Transnistrie 1989-1992. Chronique d’une guerre non déclarée, sous-titré Ce livre-événement est dédié à ceux qui sont tombés dans les luttes pour l’intégrité de la Moldavie. Appartenant à une famille d’origine roumaine – son père a connu la déportation en Sibérie pour avoir coopéré avec les Roumains durant la Seconde Guerre mondiale –, il souligne la continuité entre la République auto proclamée de Transnistrie et la création de la rassm en 1924. En 2012 toujours, sort à Bucarest l’ouvrage du colonel Anatol Munteanu, L’Épopée de la liberté. La guerre sur le Dniestr, 1990-1992. Avec plus de trente pages d’annexes, il offre photographies et biographies des Moldaves tombés en 1992, les plus nombreux autour de Bender. Pourrait être cité également La Rivière de sang, recueil de témoignages de guerre paru en 2009 à Chisinau et élaboré sous la direction de Valentina Ursu, journaliste à la télévision moldave en 1992 et ayant vécu le terrain. Celle-ci soutient, en 2016 encore, les vétérans de la guerre du Dniestr. Les questions qui reviennent dans tous ces écrits sont celle des responsabilités du déclenchement des hostilités en mars et des raisons de l’ordre d’arrêt des combats en juillet 1992 alors qu’à Chisinau, les plus exaltés des patriotes moldaves voulaient la mobilisation générale. Tous glorifient le courage des jeunes volontaires qui ont rejoint le combat.
La plupart des témoins et des acteurs moldaves s’accordent sur un point : le déclenchement des hostilités appartient aux forces séparatistes de Transnistrie qui, le 2 mars, ont pris d’assaut le siège de la police du district de Dubasari. La réplique ne s’est pas fait attendre : sur ordre du vice-ministre de l’Intérieur de Chisinau, des forces de police franchissent le Dniestr ; tirs de chaque côté ; des blindés russes de la XIVe armée en position près de Tiraspol et les premières victimes civiles tombent. Les chiffres des morts et des blessés n’ont jamais été confirmés, mais ils se monteraient à plus d’un millier entre mars et juillet. Du côté moldave, les combattants sont des forces de police appuyées par des volontaires et des vétérans d’Afghanistan ; du côté de Tiraspol, ceux que l’on appelle les gardistes, des mercenaires russes et des cosaques. L’intensité du conflit augmente en juin : la garde russophone attaque Bender sur la rive ouest roumanophone du Dniestr. Le 22 juin, à Chisinau, le Parlement est réuni en séance exceptionnelle ; le président Mircea Snegur dénonce de manière solennelle l’ingérence de la Russie dans les affaires intérieures de la Moldavie. Mais le 21 juillet, les présidents russe et moldave, Boris Eltsine et Mircea Snegur, signent à Moscou un accord de cessez-le-feu qui met fin au conflit armé et prévoit le retrait des éléments de la XIVe armée dans un délai de trois ans. Une commission de conciliation russe, ukrainienne, moldave et roumaine travaillait à la poursuite d’un accord dès le mois de juin.
Plusieurs données du conflit de 1992 sont éclaircies : les russophones de Transnistrie redoutaient un mouvement d’union avec la Roumanie ; Chisinau, de son côté, s’inquiétait de la désagrégation potentielle de la République de Moldavie ; la Roumanie, sous la présidence de Ion Iliescu, un gorbatchévien ajusté aux contraintes formelles de la démocratie, n’a pas bougé – la question de la solidarité avec les frères moldaves de Chisinau mobilisait peu l’opposition – ; l’Ukraine était en chantier, la Géorgie secouée par les séparatismes ossète et abkhaze, l’Arménie par la fracture avec les Azéris et les Occidentaux tétanisés par la phase Bosnie-Herzégovine des guerres de Yougoslavie.
Dans ce contexte, deux tendances se sont dégagées : l’une pro russe radicale incarnée par le général Lebed, ancien d’Afghanistan, à la tête des forces de la XIVe armée, tenace en sa volonté de tenir Bender et qui, accusé d’avoir outrepassé les ordres de Moscou, eut à plaider sa cause face au président russe3, l’autre, moins encline à utiliser l’outil militaire, celle des hommes politiques ex-apparatchiks de partis communistes, un Mircea Snegur, un Ion Iliescu, ainsi que d’autres membres des équipes de la défense et de la sécurité, conseillers du président à Chisinau, qui, ayant tous partagé la même culture soviéto-léniniste, pouvaient s’entendre. C’est bien ce qui s’est produit le 21 juillet 1992 : vingt-quatre ans plus tard, le statut de la Transnistrie n’est pas réglé, le retrait des forces militaires russes traîne toujours, le conflit gelé se vit comme un état d’attente, sans perspective.
La question de l’avenir se pose sur deux plans. Tout d’abord, quel futur s’offre à la génération des jeunes de Transnistrie qui n’a pas connu la guerre froide et qui est très informée via Internet ? Militer pour une recomposition de la puissance russe ? Se mettre au service des mafieux locaux ? Glisser vers l’ouest ? Travailler à l’Ouest pour le crime organisé de l’Est ? Ensuite, quel projet russe pour ces zones d’alliés russophones autonomes et tout à fait dépendants ?
La prévision est difficile, l’évolution de la situation dépendant du redressement ou non de la République de Moldavie, de la détermination – dans quel sens ? – de l’Union européenne, de la force de l’otan, du déclin ou non de la Russie de Poutine. Aujourd’hui, les voies sont bouchées et, au fond de l’impasse, se battent à coups de dénonciations, de délations, de règlements de compte des acteurs, des témoins, des historiens marqués par les affinités et les passions identitaires.
1 Mihai Fusus, « L’option de la Bessarabie est le fédéralisme », in Matei Cazacu et Nicolas Trifon (dir.), Un État en quête de nation. La République de Moldavie, Paris, Éditions Non-Lieu, 2010, p. 429.
2 Sur ces étapes, voir Petru Negura, Ni héros ni traîtres. Les écrivains moldaves face au pouvoir soviétique sous Staline, Paris, L’Harmattan, 2009.
3 Général Lebed, Les Mémoires d’un soldat, Monaco, Éditions du Rocher, 1995, pp. 338-339. Lebed accuse la Roumanie, la Lituanie et la Lettonie d’envoyer armements et tireurs d’élite aux forces moldaves contre la Transnistrie.