La commémoration est devenue un sport national, régional, communal. Moments festifs et consensuels ? Pas toujours. Les gestes de commémoration émanent souvent, en effet, d’une intention et d’un projet politique précis. Ils répondent à des revendications de droit à la mémoire, une mémoire réclamant d’être honorée. Les groupes de citoyens qui font appel à l’État pour obtenir la célébration de leur passé sont, pour la plupart, portés par le besoin de faire justice, de dénoncer des culpabilités, de tracer la frontière entre les victimes et les bourreaux, les bons et les méchants au regard de l’Histoire. Commémorer implique alors une demande de réparations. Il y eut des torts, les responsables doivent payer.
Le politique répond aux sollicitations de ces électeurs qui réclament la prise en compte de leur passé, glorieux et/ou douloureux. La première loi qui ouvre le processus d’intervention de l’État dans le champ de l’expression de la mémoire collective est la loi Gayssot du 13 juillet 1990. L’article 9 modifie la loi sur la presse de 1881 et prévoit de punir ceux qui contestent les crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945. La loi Gayssot fut suivie par la loi du 29 janvier 2001 portant sur la reconnaissance du génocide arménien, par celle du 21 mai 2001, dite loi Taubira, tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité, par une loi débattue puis déclassée par le Conseil constitutionnel (décision du 31 janvier 2006) portant sur l’appréciation de la colonisation française. Cette étape, qui eût amené l’État à s’ériger en narrateur de l’histoire nationale, a soulevé la colère d’un grand nombre d’historiens renommés. Indignés, ils ont constitué en décembre 2005 l’association Liberté pour l’histoire. Ces historiens plaident pour la défense de la liberté d’expression contre les interventions politiques et les pressions idéologiques de toutes natures et de toutes origines. Ne pas oublier et se souvenir relèvent d’une démarche scientifique et émotionnelle, le droit de savoir. Réclamer, en revanche, une formulation unique de ce savoir cautionnée par l’État témoigne d’une posture d’intolérance. L’extension des lois mémorielles est préoccupante.
- Il est interdit d’oublier
Ne pas oublier. Il importe de ne pas négliger le caractère premier, serein de la commémoration, posture d’appel à la fidélité, la fidélité du deuil qui refuse d’évacuer, de déchirer les photos ou de démonter les plaques accrochées aux murs des bâtiments qui rappellent dans les villes de France le souvenir des morts de 1944, de la libération de Paris en août, par exemple. Parfois, et acceptons-en l’émotion, une main fidèle a placé des fleurs sur l’une ou l’autre de ces plaques de marbre, des fleurs qui se fanent et sèchent vite dans la poussière de la pollution parisienne.
Un cinéaste poète, François Truffaut, a exprimé avec force cette hantise de l’oubli qui, gagnant, donnerait à la mort sa victoire. Avec le film intitulé La Chambre verte (1978), il propose en exergue du dossier de presse trois citations dont celle-ci : « Fidèle, fidèle / Je suis resté fidèle / À des choses sans importance pour vous… », un extrait de la chanson de Charles Trenet, Fidèle. La thématique centrale du propos est simple : la passion du souvenir interdit la mort. Le scénario évoque une jeune femme dont la disparition laisse un veuf éploré, momentanément toutefois. En arrière-plan, des morts omniprésents, les centaines de milliers de poilus à l’ouverture d’un générique puissant, rappel de la guerre de 14-18 à base de documents d’actualité teintés (bleus verdâtres) : soldats entassés dans des tranchées, blessés transportés, champs de bataille jonchés de morts. Le générique s’inscrit sur un éclat d’obus. Le héros du film, Julien Davenne, se meut entre le deuil imposé par la jeune femme de ce mari laissé en veuvage et l’immense deuil collectif des Français de l’après-Première Guerre mondiale. Un Davenne voué au culte de la mémoire, déclarant au veuf sanglotant : « Pour les indifférents, les yeux de Geneviève sont fermés, mais pour vous, Gérard, ils resteront toujours ouverts. Ne pensez pas que vous l’avez perdue, mais pensez que maintenant vous ne pouvez plus la perdre. Consacrez-lui toutes vos pensées, tous vos actes, tout votre amour. Vous verrez que les morts nous appartiennent et nous acceptons de leur appartenir. »
Mais, la force passionnée du deuil ne suffit pas. Davenne craint de faiblir, de défaillir, de se laisser distraire et détourner du souvenir de sa propre jeune épouse disparue, Julie. Alors, en une démarche émouvante et malhabile, il tente de poser l’Autre à distance, tout en se l’attachant. Il fait appel à un sculpteur pour éterniser dans la matière la figure corporelle de la morte. Tout naturellement, le mannequin/statue, une fois réalisé, l’horrifie ; Julien Davenne ne peut que sombrer dans la détresse du cri de l’arrachement : « Je t’en prie, Julie, ne m’abandonne pas. » François Truffaut interpréta lui-même le rôle de Julien Davenne.
Cette obsession du deuil dans la Cité, deuil individuel et deuil collectif, comme rejet de l’oubli et refus de la mort, la tragédie grecque l’a mise en scène avec grandeur, avec justesse. Relisant Euripide et Sophocle, Nicole Loraux, en sa belle étude La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque1, a su retrouver et l’ambiguïté et la folie de l’aspiration à l’éternité du « toujours », dénégation de la condition de l’homme. D’un côté, il y a le spectateur de la représentation théâtrale qui se ravit de la puissance intacte de la douleur et de la fidélité à la souffrance de l’arrachement, de l’autre le héros ou l’héroïne qui a nié le temps qui passe pour se figer dans le paroxysme, dans la folie. Nicole Loraux écrit : « Le souvenir fasciné de l’aei intraitable, du toujours qui ne veut pactiser avec aucune sagesse sera donc, pour les spectateurs, plus fort, sans aucun doute, que toute morale ; d’autant que l’étrange pulsion qui, régulièrement, ramène le genre tragique vers l’évocation multiforme de l’aei désespérant du deuil, se double du plaisir sonore sensible, voire sensuel, que l’oreille semble invitée à prendre lorsque la tragédie redouble aei en aiaî2. »
Larmes et lamentations qui ébranlent et émeuvent n’auront qu’un temps. Le refus de la mort est un refus de la destinée humaine, ce que le chœur rappelle en douceur sage à Électre, lui exposant qu’elle n’est pas la seule des mortels qui ait vu la douleur. Électre pleure un père, Andromaque, un fils. Le miracle de l’éternité du deuil ne se produira pas. Sauf à se muer en folie. Or la Cité ne se veut pas enfermée en cette folie : « La cité athénienne qui, dans la rhétorique de l’oraison funèbre, se propose aux siens comme seule instance d’immortalité et limite impérativement la durée impartie aux lamentations de la famille, se défie à coup sûr de la séduction paralysante du deuil et de la jouissance qu’il y a à éterniser la volupté des larmes3. »
La Cité trace la frontière entre le droit et le devoir de deuil, honorer les morts et la dérive qui conduit à s’attacher à eux, à sombrer avec eux, dans une nuit stérile.
- L’oubli domestiqué
Et pourtant, les oraisons funèbres de la France d’aujourd’hui destinées aux soldats morts au combat, en opérations, retrouvent les accents de la tragédie grecque pour dire un deuil mêlé d’honneur, un souvenir qui ne s’effacerait pas. En fait, l’articulation entre la mémoire et l’oubli est subtile. Elle est rendue possible par l’étape de la cérémonie funèbre d’hommage national aux Invalides. Messe en la cathédrale Saint-Louis suivie d’une cérémonie militaire dans la cour d’honneur. Il y a en ces cérémonies un mélange paradoxal de devoir de mémoire et d’énoncé, une fois la mémoire officiellement instituée dans la trame de l’histoire nationale, de la logique de l’oubli, incontournable oubli des noms de tous ces morts qui se sont succédé et se succèdent… Il y a, du fait de l’organisation de la pompe, une pompe contenue qui met en scène, en priorité, l’alignement des cercueils enveloppés du drapeau tricolore, une émotion, une sorte de complaisance douloureuse, de compassion de chacun de soi à soi auprès des autres membres de l’assistance, pour s’offrir un court moment une brève expérience, une sorte de bouffée d’éternité. Un vent de nostalgie d’immortalité secoue les familles ainsi que les politiques et les militaires présents puis, enfin, les téléspectateurs devant leur poste de télévision, lorsque le président de la République décline avec solennité les noms des soldats disparus. Une immortalité partagée en communion, en solidarité avec des morts immortalisés, pour un instant. L’émotion n’est pas feinte, portée par la réalité de la peine et par sa sublimation dans une vague représentation du « se souvenir pour toujours ».
La cérémonie d’honneur aux soldats morts pour la patrie signale le droit à la peine et au deuil, tout en le cadrant. Le passage de l’événement douloureux à l’entrée dans l’Histoire impose un terme à la colère contre la mort, ici apprivoisée de par la signification qui lui est donnée. La mort, le deuil sont légitimés, et l’ordre s’installe de nouveau dans la Cité à travers le rite de la cérémonie funèbre. Qui a jamais vu une femme, une mère, une amante, folle de la cour des Invalides, se lancer en invectives et reprendre le rôle d’Électre là où se déroulent les cérémonies d’honneur rendues par l’État et la Nation à ses morts pour la France ? Le tragique est accepté – ces soldats sont jeunes –, mais la tragédie évacuée. La fidélité de la Nation à ses soldats est affirmée, elle est proclamée pour la durée de l’Histoire dans le vécu fugitif d’un moment mêlant souffrance difficile et flash d’éternité apaisant.
En référence à ce canevas, la construction très maîtrisée des homélies de l’évêque aux armées, monseigneur Ravel, est admirable. Il évoque la peine, en un 19 juillet 2011, aux Invalides. En quatre jours, sept soldats français viennent de trouver la mort en Afghanistan : « Il y a bien sûr une peine immense : comment ne pas être profondément et personnellement atteint par la disparition de sept jeunes hommes, et derrière eux soixante-trois autres, fleurons de notre nation, fils de nos familles, camarades de nos unités ? » De la peine, il chemine vers le propos qui définit la spécificité du statut de militaire, pour rencontrer la Nation et, avec la Nation, l’Histoire : « Être militaire, c’est appartenir à la Nation. Exister et agir pour elle. Vivre et mourir pour elle. Et ceci nous renvoie à notre histoire. » Et il choisit de jalonner le parcours qui s’oriente vers l’Histoire en rappelant des moments de victoire et de deuil de 1918-1919, en revenant au souvenir du temps de la reconstruction nationale postérieur à l’humiliation de la défaite de 1870, avec une chanson qui rythme le final de l’homélie : « Il faut au cœur une espérance / Rayon divin qui ne meurt pas, / Mais l’oiseau qui chantait là-bas, / Mais l’oiseau qui chantait là-bas, / Ne verra plus le ciel de France. »
Réfléchissant sur le thème du sacrifice du soldat, cour des Invalides, Pierre Babey propose cette synthèse convaincante : « L’État s’approprie les morts au combat. Il les statufie avant même de les avoir enterrés. Le chef de l’État fait sien leur sacrifice et assume leur mort : c’est lui qui les a envoyés au combat, au nom de la France. C’est donc lui qui reçoit leurs corps, les veille, le temps d’un office religieux, près d’eux. […] Toujours le chef de l’État aura eu un rapport singulier avec chacun de ces corps, comme s’il parrainait leur entrée dans le panthéon national et la légende patriotique. Il les conduit au rang qu’ils occupent désormais dans le long cortège des sacrifiés d’État, en une sorte de compagnonnage au-delà des guerres et des siècles. L’État au-dessus de l’espace et du temps, sacrifices immortalisés sur une plaque de marbre, les corps devenus des noms, parfois des monuments, sortes d’embaumés de la mémoire, entrés dans l’histoire par hasard, mais définitivement4. » Cette synthèse est admirable, elle ouvre plusieurs questions : celle du lieu – où inscrire le souvenir ? Un monument collectif ? Un caveau familial ? –‚ celle du temps – comment rythmer les anniversaires du retour aux morts ? La Cité ne peut égrener un accompagnement de chacun de ces morts qui deviendrait oppressant. Et comment ne pas accepter, comment ne pas succomber à l’oubli ?
François Truffaut place ces propos dans la bouche de son héros : « Ce qui me scandalise, c’est la façon misérable dont on oublie les morts. Je veux réparer cette injustice. » Davenne pense offrir des cierges à ces morts; chacun aurait le sien. Et l’ensemble formerait comme une forêt de flammes brûlant nuit et jour à leur mémoire… Et tandis qu’il songe, le film évolue, travelling avant sur des tombes de soldats : des casques sont accrochés à des croix. Une infirmière pousse un soldat invalide dans une voiture de paralytique.
- La mémoire écrasée par l’informatique
Dans un autre registre, porté par un objectif de justice rendue aux morts, le général Bernard Thorette, en octobre 2011, présente le rapport dont il a été chargé par le ministre de la Défense et des Anciens Combattants : une mission de réflexion portant sur la réalisation d’un mémorial des « morts pour la France » en opérations extérieures (opex). Le groupe de travail, attaché à cette mission, était composé de représentants des chefs d’état-major, de personnalités du ministère de la Défense et d’historiens. Citons la présence d’Éric Lucas, directeur de la mémoire et des archives, coprésident du groupe de travail auprès du général Thorette, de l’historien Maurice Vaïsse, du président du Souvenir français, le contrôleur des armées Gérard Delbauffe, de Joseph Zimet, membre de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives qui se verra ultérieurement confier par Nicolas Sarkozy la charge de la mise en œuvre de la commémoration du centième anniversaire de 1914.
La réflexion s’engage autour de problématiques qui semblent trouver des réponses simples, mais s’avèrent soulever des enjeux complexes : type de monument, lieu possible de l’édification, définition et recensement des opérations extérieures, problématique de l’inscription des noms. Les soldats ne sont-ils pas, selon l’expression retenue pour la préface du rapport par l’amiral Édouard Guillaud, chef d’état-major des armées, « les sentinelles de l’Histoire », au même titre que les monuments aux morts sont les gardiens de la mémoire collective ? Le monument aux morts à venir revêt une fonction de garde-fou contre l’oubli, contre l’indifférence, cette manière triviale de l’oubli. « Force est de constater, reconnaissent les rapporteurs, que si les pertes humaines subies en opérations sont relevées par la presse et provoquent l’émotion du public, cette émotion, par nature, ne dure pas. La douleur des familles, les réactions des camarades sont montrées un moment avant de disparaître, emportées par le flot de l’actualité. Il n’est pas fait mémoire, de manière à la fois permanente et visible, de ce que la Nation doit à ceux qui ont décidé de porter ses armes au péril de leur vie, dans des engagements fréquents soutenus et pratiquement quotidiens depuis près de dix ans5. »
Plusieurs notions ont été débattues, celle d’« opération extérieure » à définir précisément, celle de « mort pour la France » à concevoir d’un point de vue juridique et administratif ou de manière plus large et généreuse, témoignant de la volonté de bien honorer tous les morts aux combats. Cette position comporte le risque d’introduire dans le recensement des décès survenus dans des conditions peu honorables. Le rapport opte pour une définition large de la première : est qualifié d’opération extérieure tout emploi des forces armées hors du territoire national (qu’elles soient déployées sur le théâtre ou opèrent à partir du sol français) dans un contexte caractérisé par l’existence de menaces ou de risques susceptibles de porter atteinte à l’intégrité physique des militaires. Enfin, le lieu choisi pour un tel monument sera Paris, la capitale. Les rapporteurs ont opté pour un mémorial lapidaire auquel serait associé un monument virtuel, base de données informatiques.
Le cheminement, les interrogations et les conclusions du rapport Thorette illustrent le besoin de bien tenir et retenir l’Histoire, aspiration qui se heurte à des représentations, des narrations diverses et plurielles, des intérêts de groupe dont témoignent les discussions autour de la formulation « mort pour la France ». Quelques experts s’inquiètent : il se pourrait, dans certains cas, que cette mention n’ait pas été attribuée en raison de regrettables défaillances administratives.
Julien Davenne comme l’équipe du général Thorette semblent partager l’espérance d’une totalité de la mémoire à restituer, à conserver. Comme si l’omission d’un nom équivalait à un sacrilège. Truffaut rêvait d’une forêt de cierges ; les rapporteurs, eux, sont tentés par une liste informatisée : la consulter n’incite pas au recueillement ! L’esthétique du deuil, le sacré du deuil sont évacués au profit d’une posture à prétention scientifique. Le lecteur, penché sur son écran d’ordinateur, sera amené à croire qu’il reçoit une information complète, alors que la liste proposée aura été le produit d’un choix, choix des opex retenues, choix des « vrais » morts pour la France. La chute est brutale, entre recueillement d’un côté, alignement de noms sur un écran de l’autre. Il a sans doute manqué un poète à l’équipe réunie autour du général Thorette ou un historien de la trempe d’un Jules Michelet hanté par l’injustice de l’oubli : « Oui, chaque mort laisse un petit bien, sa mémoire, et demande qu’on la soigne. Pour celui qui n’a pas d’amis, il faut que le magistrat y supplée. Car la loi, la justice est plus sûre que toutes nos tendresses oublieuses, nos larmes si vite séchées. Cette magistrature, c’est l’Histoire. Et les morts sont, pour dire comme le droit romain, ces miserabiles personae dont le magistrat doit se préoccuper. Jamais dans ma carrière, je n’ai perdu de vue ce devoir de l’historien. J’ai donné à beaucoup de morts trop oubliés l’assistance dont moi-même j’aurai besoin. Je les ai exhumés pour une seconde vie », écrivait-il en 18726… Des lignes qui font écho à ses élans de 1842 : « L’historien n’est ni César ni Claude, mais il voit souvent dans ses rêves une foule qui pleure et se lamente, la foule de ceux qui n’ont pas vécu assez, qui voudraient revivre7. »
- Une économie administrée de la mémoire
Ceux qui voudraient revivre, ce ne sont pas eux, les disparus, mais bien nous qui ne supportons pas le creux ou le face-à-face avec leur absence. Nous ne supportons pas l’absence, ce départ tel une trahison. Ceux qui voudraient revivre, ce ne sont pas nos morts mais nous qui avons besoin d’ajuster le passé au présent afin de donner poids et sens à ce même présent. Nous ne reprendrons pas ici les réflexions d’un Claude Lefort ou d’un François Hartog qui ont perçu et mis en lumière la fracture terrifiante de 1989. L’échec du communisme balaie une idéologie qui portait l’espérance assurée d’un futur de progrès, d’un présent lisible et donc supportable, allant vers un avenir de triomphe de l’homme8. Puisque l’on ne croit plus, puisque contrairement à ce qu’annonçait le révolutionnaire Saint-Just, le bonheur par le politique n’est plus investi en nos sociétés, force est bien de se souvenir comme un Petit Poucet qui jette ses cailloux sur le chemin. La narration passé-présent s’érige en valeur, en confort de continuité ou du moins en négation de l’absurde de la mort. Ce confort de l’accroche au passé ne relève plus d’un registre national, car chaque communauté régionale, locale ou minoritaire s’emploie à retisser sa trame. Les passés rongent le présent vidé de sens. Que serait un présent sans futur ? Le passé l’investit. Il est rassurant de se nourrir des passions du temps perdu qu’il s’agit de retrouver ou du temps injustement effacé qu’il importe d’ériger en gloire et en justice. Cette manière de se remémorer fait de nous des héritiers fidèles et justes !
Face à cette inflation de la demande de mémoires et de commémorations à l’échelle de la représentation identitaire de l’État, de la nation, le politique s’affole et exerce son rôle de remise en ordre, il règle le temps, imposant les dates à accorder aux commémorations, il désigne les lieux où les célébrer.
Le rapport présenté en novembre 2008 par André Kaspi, introduit par Jean-Marie Bockel, alors secrétaire d’État aux Anciens Combattants, se trouve affublé d’un titre surprenant : « Rapport de la commission de réflexion sur la modernisation des commémorations publiques ». Que signifie moderniser l’expression de la mémoire ? Est-ce à jeter vers l’oubli et à effacer des repères trop anciens pour mettre en valeur des héros ou des moments plus proches de nos contemporains, supposant au moins la présence du vécu et donc la persistance des souvenirs de la génération de nos grands-parents ? Évacuer Jeanne d’Arc et célébrer Jean Monnet par exemple ?
À l’origine de la mission confiée à André Kaspi le 10 janvier 2008, Jean-Marie Bockel rappelle la direction souhaitée par Nicolas Sarkozy : contribuer à « une politique de mémoire mieux adaptée aux évolutions de notre société, plus conforme à la diversité de notre pays et plus en phase avec les attentes des jeunes générations ». Avec une approche qui semble contradictoire si l’objectif est bien de moderniser, d’actualiser, le secrétaire d’État témoigne : « La célébration du quatre-vingt-dixième anniversaire de la Première Guerre mondiale et l’émotion suscitée par la disparition du dernier poilu ont montré, encore récemment, l’attachement des Français à leur histoire et aux grandes commémorations. » Le rapport conclut en cinq points :
- trop de commémorations publiques ou nationales : douze, c’est-à-dire deux fois plus qu’en 1999 ;
- trois dates à retenir : le 11 novembre pour commémorer les morts du passé et du présent, le 8 mai pour célébrer la victoire contre le nazisme et la barbarie, et le 14 juillet qui exalte les valeurs de la République française, toutes ces dates étant supposées s’intégrer dans le processus de construction européenne ;
- ne pas supprimer d’autres dates, celle du débarquement de juin 1944, par exemple, et en confier la célébration aux autorités locales et régionales ;
- inventer des formes nouvelles de commémoration, en développant le tourisme de mémoire associé à une démarche pédagogique de l’Éducation nationale ;
- ne pas tout attendre de l’État central, les collectivités territoriales sont priées d’adapter leurs célébrations aux lieux.
En fait, ce rapport, avec prudence, propose une politique d’économie au plan national, prétend faire du 14 juillet une date européenne, ce qui est dans la ligne des aspirations universalistes de la Révolution française mais n’illustre pas les réalités de l’Histoire, installe une mémoire de tous les morts, du passé et du présent, le 11 novembre, ce qui efface la spécificité historique de la Première Guerre mondiale et aurait pour objectif de rassurer l’armée sur son lien avec la Nation. Ses conclusions, de par la place accordée aux lieux de mémoire, sont sans nul doute un hommage aux travaux de Pierre Nora. Avec une intention annexe, embusquée, celle de développer le tourisme dans les territoires français. L’Histoire, la compréhension des temps qui passent et ne se ressemblent pas, s’anéantit dans une fausse et pseudo-pérennité qui serait celle du paysage. Or, si les temporalités, les variations des temps sont indéniables, les paysages, eux aussi, évoluent.
La pluralité des lieux et des histoires locales est prise en compte, la représentation de l’histoire nationale est écrasée, entre l’invocation de l’Europe et le culte des ancrages territoriaux. Mais ce rapport répond-il véritablement à la demande du secrétaire d’État aux Anciens Combattants ? Une demande formulée en ces termes : « L’importance de notre mémoire nationale et de notre identité républicaine mérite en effet qu’une étude approfondie soit menée, notamment auprès des jeunes générations qui n’ont pas connu les événements commémorés9. »
La tension entre une politique de mémoire dictée par l’État et la « débrouille » des initiatives locales n’est pas interrogée. Sauf à affirmer que les commémorations locales apportent leur contribution à la sauvegarde de la mémoire nationale, ce qui reste à démontrer et à prouver. La difficulté à proposer une cohérence est d’autant plus lisible que, tout en prônant la délocalisation, les rapporteurs redoutent l’inflation commémorative : « Les cérémonies sont trop nombreuses dans un espace de temps réduit (jusqu’à soixante, voire cent par an dans les Vosges et dans la Drôme). Cette multiplication des commémorations ne contribue pas à la paix sociale, bien au contraire. Le “clientélisme” ou le “communautarisme” mémoriel provoque des revendications nouvelles et incessantes10… »
Cet état des lieux témoigne d’un brouillage profond. La confusion des temps transforme l’Histoire en un défilé d’images, belles images pour des rituels d’aujourd’hui, sans que l’intelligence soit appelée à faire la différence entre hier, aujourd’hui et demain. L’événement s’est évanoui. La prise de position du rapport Kaspi en faveur de trois dates – 11 novembre, 8 mai et 14 juillet – qui feraient l’objet d’une commémoration nationale, est intéressante. En revanche, l’appel aux initiatives locales est en contradiction avec l’intention de réduire les célébrations. Enfin, il importe de distinguer nettement entre le savoir de l’Histoire, c’est-à-dire la connaissance du passé mis à distance, et la spécificité des jeux de la mémoire avec ses oublis, ses émotions, ses caprices et ses passions.
- Tourisme culturel et victoire du présent :
la mémoire marchandise
Les travaux, les exercices, les contacts politiques, universitaires, économiques et culturels qui entourent la préparation de la commémoration attendue de la Première Guerre mondiale pour 2014 ouvrent peut-être une nouvelle page, celle du tourisme mémoriel fondé sur une ambition de puissance française à l’échelle internationale.
Que les Français de 2014 n’oublient pas 1914-1918 est fondamental. Les chiffres des morts donnent le vertige : un million trois cent mille Français. Le paysage, avec ses grands cimetières, porte la marque d’une ruine. Les mois de juin – assassinat de l’héritier de l’empire des Habsbourg à Sarajevo –, juillet et août 1914 pourront encore et encore être épluchés, au jour le jour, afin de nourrir la réflexion sur les étapes d’une mise en guerre des grandes puissances européennes d’alors : l’engrenage, de l’évacuation à la négociation puis à l’utilisation de l’outil militaire, demeure tragique.
Cette interrogation sur les causalités et le processus de mise en guerre non maîtrisé n’est pas l’objectif premier du rapport « Commémorer la Grande Guerre (2014-2020) » demandé à Joseph Zimet et destiné au président de la République, émanant de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives et remis en septembre 2011. Certes, il s’ouvre sur une envolée lyrique pénétrée de la foi en la Nation – « Le 2 août 1914, jour de la mobilisation, le peuple français se mit debout dans son unité. » –, envolée qui reprend les paroles du général de Gaulle prononcées le 2 août 1964 pour le cinquantième anniversaire de la mobilisation. Mais dès que sont avancés les enjeux de cette commémoration, le ton change pour affirmer que « durant quatre ans, de 2014 à 2018, la France sera l’hôte du monde entier ». Car les représentants de tous les pays belligérants viendront honorer leurs morts. Aucune interrogation sur les causes, les raisons de ce deuil à partager, mais un satisfecit quant à l’organisation de cette transhumance. Une organisation touristique partagée entre l’État et les communautés territoriales. Quel festival ! En 2014, six grands rendez-vous commémoratifs nationaux :
- le 28 juin, réunion des chefs d’État et de gouvernement européens à Sarajevo. Fallait-il commémorer l’attentat déclencheur de la mise en guerre ? Il est légitime de s’interroger. Mais déjà s’annoncent les préparatifs de la réunion des chefs d’État ou de leurs représentants en juin 2014 qui ne manquera pas d’avoir des retombées positives pour le tourisme en Bosnie !
- le 14 juillet, défilé des soldats de tous les pays belligérants, parade géante ;
- le 31 juillet, commémoration de l’assassinat de Jaurès. Passer de Sarajevo à Jaurès, étrange combinaison !
- le 2 août, la mobilisation sera célébrée partout en France à travers le réseau des communes. L’événement mérite d’être retenu et l’unité nationale reste à méditer ;
- en septembre, célébration de la première bataille de la Marne ;
- le 11 novembre, entrée de Maurice Genevoix au Panthéon. L’écrivain apparaît comme le porte-parole légitime des poilus.
À ces initiatives se joignent trois projets d’envergure : la numérisation des archives individuelles de la Grande Guerre, l’inscription au patrimoine de l’unesco des sites et paysages de la guerre, et une réflexion sur le traitement à accorder aux six cent vingt soldats français condamnés à mort et fusillés durant le conflit. Cette dernière question est récurrente : elle concerne le statut à accorder aux soldats qui, en 1917 essentiellement, refusèrent de reprendre l’assaut. À partir de 2015, la commémoration sera décentralisée, et c’est sur des inventions locales, nouveautés touristiques, que reposera le centenaire : « Le centenaire sera un enjeu économique et touristique de premier plan11. » Le mélange entre le politique et ses ambitions, relations internationales, idée européenne, unité française, entre l’honneur dû aux soldats, assez peu évoqué, et la fébrilité qu’engendre la manne des retombées touristiques est détonnant.
La Première Guerre mondiale a engendré d’infinies souffrances au nom de la démocratie contre la barbarie pour déboucher sur la crise de ces démocraties éprouvées, pour nourrir les espoirs de revanche, la volonté du renversement du vieux monde des Lumières portée par la révolution russe et les fascismes. N’aurait-il pas été opportun de séparer la réflexion historique et philosophique, guerre de masses et impuissance des Européens à négocier, de la gesticulation sympathique des chemins touristiques ? En juin 2014, il y aura sans doute à Sarajevo des cartes postales, des tee-shirts… Au nom de quelle commémoration ? Celle d’un attentat terroriste dont les conséquences n’ont été ni mesurées ni contenues.
C’est un sentiment de grand dommage que ce projet pluriel suscite. Dommage pour cause d’un égarement entre le passé tragique et le présent festif qui se mélangent. Comme si le goût de l’honneur, la capacité de recueillement et la nécessité de penser la guerre et ses tragédies s’évanouissaient. Le « se souvenir pour toujours », avec ce que le souvenir implique de méditation, est évacué au profit d’une mise en scène grandiose, d’un spectacle, de spectacles à réussir en se contentant d’attraper le maximum de spectateurs. À l’échelle nationale, nous ne savons plus commémorer, en silence ou avec des paroles qui auraient l’intensité du silence. La manie de la festivité marchande meuble le présent sans respect pour le passé. Alors vient, comme pour meubler le vide de pensée de la guerre et de la mort, l’éradication du deuil, l’appel à la pédagogie ! Une pédagogie qui sublime la balade touristique. Le sens du tragique nous fait défaut. Espérons que des textes d’une profonde puissance, qui disent la mort, les corps suppliciés, des écrits tels que le Lazare d’André Malraux, seront revus, relus, entendus.
1 Nicole Loraux, La Voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999.
2 Ibid., p. 57.
3 Ibid., p. 57.
4 Pierre Babey, « Le sacrifice du soldat : cour des Invalides », Le Sacrifice du soldat, Paris, ecpad/cnrs éditions, p. 204.
5 Rapport du groupe de travail « Monument aux morts en opérations extérieures », présidé par le général d’armée Bernard Thorette, septembre 2011, p. 29.
6 Cité par Roland Barthes, Michelet, Paris, Le Seuil, 1975, p. 91.
7 Ibid.
8 François Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003.
9 Rapport, op. cit, p. 7.
10 Rapport, op. cit, p. 26.
11 « Commémorer la Grande Guerre 1914-1920. Propositions pour un centenaire international », Rapport au président de la République, par Joseph Zimet, secrétariat général pour l’administration, Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives.