« Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions »
Jean Monnet (Mémoires, 1976)
Les enjeux de la construction de l’Union européenne ne cessent d’être rebattus. Ils nous sont rappelés, au quotidien, par les choix de ses instances dirigeantes, les événements qui la marquent, les politiques et les règles qu’elle impose, les agitations et les errements qui la troublent, les intérêts et les forces centrifuges de ses nations, la vie à la fois créatrice et conservatrice, apaisée et tumultueuse de ses sociétés, les passions de leurs solidarités comme de leurs égoïsmes. Ces enjeux nous emportent dans les opinions les plus diverses et les plus contradictoires, entre replis nationalistes et convictions unitaires, mais nous restons pourtant confiants que l’Europe, avec ou sans son Union, a les moyens de préserver la paix sur ses territoires. Nous observons comment l’histoire de l’espace européen et l’histoire géopolitique qui l’enlace déplacent ces enjeux depuis ses origines. La construction européenne ne peut être envisagée comme un long fleuve tranquille, mais plutôt comme un fleuve qui modifie son cours selon les obstacles qu’il rencontre. Malgré ceux-ci, un « fil de l’eau » inspire fondamentalement l’idée européenne et marque pour l’instant les ressources de son histoire et les principes de son modèle politique : définir par le dialogue, la concertation, la négociation, même âpres, et par l’action collective, un projet et un destin historique communs, et faire ainsi de l’Europe un espace de paix, capable de dominer et de maîtriser ses propres contradictions, conflits, rapports de force engendrés en son sein, et d’être ainsi un ferment actif de paix dans le monde.
C’est un bel idéal, surgi des affres de l’histoire. Mais comme tout idéal, il n’est qu’un cap qui permet de tracer un chemin, un récit qui donne sens et cohésion à la succession des actes qui le dessinent. Il peut configurer alors, et toujours dans une quête inachevée, un monde réel, s’il évite de figer dans de rigides illusions les étapes de ses acquis, de s’entêter à imposer à tout prix un modèle unique et total, s’il ne s’enlise pas dans des errements endémiques, dans des tergiversations interminables et périlleuses sur son identité et ses finalités.
Mais l’Europe, comme démarche pragmatique et expérimentale de construction d’institutions communes et de pratiques politiques d’un ensemble de sociétés nationales, est tout de même le critère déterminant pour apprécier la « feuille de route » de l’édification de cette unité, et de son combat pour la paix et un monde plus équilibré, pour s’assurer qu’elle a retenu pour longtemps les « leçons de son histoire » meurtrière. Dans ce sens, l’Europe unie est un grand projet contre la guerre. Sa construction, considérée comme indissociable de sa lutte pour la paix, a-t-elle jeté des bases pérennes pour que ce double objectif soit sur la bonne voie ? La question est d’actualité et elle est cruciale.
Ce projet de construction européenne, de traitement pacifié des conflits et de conjuration des guerres ne pouvait, et ne peut toujours, s’imaginer et se réaliser sans répondre au moins à des conditions fondamentales indissociables : des engagements réciproques inviolables gravés dans une constitution fondatrice de son unité, de sa puissance et de son indépendance ; une défense commune ; des pouvoirs régaliens supranationaux, respectant les identités et les aspirations des nations ; une philosophie commune nourrie du rapprochement entre les sociétés et de leur interpénétration par des échanges dans tous les domaines.
- L’unité des nations européennes,
une vision fondatrice d’un combat pour la paix
Le sens fondateur de l’unité à peine donné, les premiers pas courageux de l’Union sur les terres encore ensanglantées des conflits faisaient découvrir aux nations européennes de puissantes capacités de réconciliation qu’elles ne soupçonnaient pas. Le ressort de la paix retrouvée modérait les passions. Il assurait désormais le choix de la démarche unitaire. Il rendait possible la perspective de nouveaux liens pour s’acquitter des tragédies de l’histoire récente, dépasser les divisions par la reconnaissance mutuelle, garantie par des accords et des institutions. Et face aux menaces du bloc soviétique, l’unité des nations de l’Ouest s’imposait pour parer à de nouvelles menaces de guerre, de tutelle politique et d’asservissement idéologique. Autour de la France et de l’Allemagne, quelques autres nations allaient s’engager dans l’architecture de leur unité pour former, au fil des accords et des traités, une nouvelle puissance possible autant que nécessaire.
Cette idée de la puissance par la réconciliation, par l’édification d’organisations communes et l’action concertée est d’emblée présente chez les fondateurs de l’Europe. Ainsi Jean Monnet considérait la ceca1 avant tout comme un premier pas concret dans la conctruction d’une puissance pacifique et non comme une simple organisation commune d’intérêts respectifs, même si le pragmatisme politique et économique exigeait d’en passer par-là. Mais une telle Europe d’accords et de traités, de règles et de politiques communes pouvait-elle tenir sans fixer ce qui cimente une puissance et ses forces sociales : une constitution ?
Dès le début du xixe siècle, Saint-Simon (1760-1825) avait souligné cette dimension institutionnelle comme condition d’unité des nations européennes. Analysant les enjeux et les conséquences prévisibles du congrès de Vienne (1815) suivant la débâcle de l’entreprise européenne napoléonienne, il considérait dans De la réorganisation de la société européenne ou De la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale que les nations européennes ne pourraient s’unir et instaurer la paix « si l’intérêt particulier est donné pour mesure de l’intérêt général, si chacun vient présenter le plan de la puissance qu’il représente, et démontrer que ce plan convient aux intérêts de tous ». Ce texte est prophétique. Il cerne clairement l’enjeu fondamental de l’avenir de l’Europe : celle-ci ne pourrait forger une unité viable si ses différents acteurs ne parvenaient à dépasser leurs intérêts particuliers pour définir ensemble leur bien commun et le garantir par des institutions. « Il en est des liens politiques comme des liens sociaux : c’est par des moyens semblables que doit s’assurer la solidité des uns et des autres. À toute réunion de peuples comme à toute réunion d’hommes, il faut des institutions communes, il faut une organisation : hors de là tout se décide par la force. »
Une trentaine d’années plus tard, le 21 août 1849, à Paris, Victor Hugo, dans son discours d’ouverture du congrès de la Paix, fait écho à Saint-Simon et proclame avec passion l’avenir assuré d’une nouvelle Europe unie dans ses intérêts communs et son destin : mettre fin aux guerres. « Un jour viendra où vous ne vous ferez plus la guerre, un jour viendra où vous ne lèverez plus d’hommes d’armes les uns contre les autres. […] Vous aurez bien encore des différends à régler, des intérêts à débattre, des contestations à résoudre, mais savez-vous ce que vous mettrez à la place des […] gens de pied et de cheval, des canons, des fauconneaux, des lances, des piques, des épées ? Vous mettrez une petite boîte de sapin que vous appellerez l’urne du scrutin et de cette boîte il sortira […] une assemblée en laquelle vous vous sentirez tous vivre, une assemblée qui sera comme votre âme à tous, un concile souverain et populaire qui décidera, qui jugera, qui résoudra tout en loi, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et surgir la justice dans tous les cœurs, qui dira à chacun : là finit ton droit, ici commence ton devoir. Bas les armes ! Vivez en paix ! [...] Et ce jour-là, vous vous sentirez une pensée commune, des intérêts communs, une destinée commune. »
Témoins des affrontements endémiques de leur siècle, dans un monde qui cherche, à travers ses bouleversements productifs et sociaux, les défis et les équilibres de son avenir, ils savent, mieux que toutes les sciences humaines qui vont les suivre, que les seules recherches des intérêts, les passions aveugles des idéologies absolues, les soifs sans limite de puissance… sont les sources mêmes des conflits et des guerres si elles ne sont pas contenues par des lois et des institutions communes. Pour ces deux visionnaires, il n’existe aucune autre solution aux antagonismes fonciers des nations européennes que leur union. Les appels de ces deux grands Européens ne furent pas entendus. Ils ne pouvaient pas l’être. Les gouvernants ne s’éclairent pas en général de ces lumières. Les intérêts, les appétits, les croyances dominantes, les calculs diplomatiques ont éteint ces voix pressantes et justes, mais discordantes et finalement inaudibles. Les pays européens avaient bâti leurs nations, tracé leurs frontières, façonné leurs identités par le fer et le feu. Ils avaient forgé ainsi la marche et le sens de leur histoire, les fondements de leur honneur, les illusions nécessaires de leur grandeur. La guerre était au cœur même de leur culture pour poursuivre leur histoire. S’unir pour mettre un terme aux affrontements par lesquels ils s’étaient construits était encore impensable.
Comme le réclamait Saint-Simon – « L’Europe aurait la meilleure organisation possible si toutes les nations qu’elle renferme, étant gouvernées chacune par un parlement, reconnaissaient la suprématie d’un parlement général placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux et investi du pouvoir de juger leurs différends. » –, l’Union européenne est aujourd’hui dotée d’institutions communes ainsi que d’un parlement, qui portent ses volontés et ses actions, mais pas d’une constitution. La construction de l’Union a réactualisé cette nécessité.
- Quelle unité sans engagements gravés dans une constitution ?
Dans la déclaration du 9 mai 1950 de Robert Schuman, tenue comme le texte fondateur de l’Union, on retrouve les accents et la même vision que ceux de Saint-Simon et de Victor Hugo. Schuman proclame que « pour que la paix puisse vraiment courir sa chance, il faut, d’abord, qu’il y ait une Europe » et assigne à l’unité européenne une mission planétaire contre la guerre : « La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. » Tout est dit : le combat pour l’unité des anciennes nations en guerre et celui pour la paix sont inséparables.
Les nations porteuses de la construction européenne ont attendu plus de cinquante ans pour enfin vouloir sceller dans une constitution leur union et leur avenir. Certes, tout au long de ces décennies, elles ont inventé et mis en œuvre des institutions communautaires, mais qui ne reposaient que sur des traités : traité de Rome (1957) créant la Communauté économique européenne (cee), renforcée par l’Acte unique européen (1986), traité de Maastricht (1992) instituant l’Union européenne chargée de construire une union économique et monétaire (l’euro voit le jour en 1999). En décembre 2002, le Conseil européen de Nice remet à l’ordre du jour le chantier d’une constitution destinée à donner une cohérence et une plus forte légitimité aux traités précédents. Le 18 juin 2004, les vingt-cinq chefs d’État et de gouvernement adoptent le traité constitutionnel (traité de Rome du 25 octobre 2004), qui doit être validé par les différents pays, par référendum ou voie parlementaire. Adopté par la majorité des pays européens, mais reporté par huit d’entre eux et rejeté par les électeurs français et néerlandais les 29 mai et 1er juin 2005, le texte est rediscuté et modifié pour être enfin ratifié par le traité de Lisbonne (2007). Mais il reste un accord de chefs d’État et de gouvernements. Et alors qu’il devait ordonner le fonctionnement des institutions européennes à partir du 1er novembre 2006, sa mise en œuvre est étouffée. Le fameux plan B, défendu par les détracteurs et opposants français à la constitution, apparaît comme une honteuse tromperie et une salissure démagogique du débat démocratique. L’Union européenne en reste alors à ses divers accords et traités, seuls cadres établis, mais souvent contestés, de ses institutions. L’échec constitutionnel n’est-il qu’un acte manqué de l’aventure communautaire ?
L’épisode a suscité réactions et commentaires contradictoires, souvent violents. Pour les uns, le projet constitutionnel est préservé par les institutions en place nouant les intérêts communs indépassables des nations européennes. Et il serait protégé dans son esprit par les échanges et les interpénétrations des sociétés. L’unité européenne ne serait pas menacée. La nécessité d’une constitution ne serait plus d’actualité ; les institutions existantes en feraient office. On peut l’admettre par la force des choses et si l’on considère que l’Europe unie ne peut se faire que pas à pas, et que les reculs et renoncements, même regrettables, ne sont pas indépassables s’ils sont passagers. Dans cette interprétation, l’étouffement du projet constitutionnel ne serait qu’une mésaventure dans le difficile chemin unitaire.
Pour les autres, l’échec de l’adoption d’une constitution est le signe d’une brisure historique de l’aspiration fondatrice de l’Europe à l’unité, à la paix, à la solidarité et à la fraternité des nations. Comment, en effet, pourrait-on expliquer que des nations voulant dépasser leurs propres particularités et intérêts pour une unité supérieure, et se prémunir contre les menaces de guerre, puissent renoncer à une constitution ? Certes une constitution ne peut endiguer les mouvements incontrôlables des mutations et des tumultes des sociétés, mais elle est la marque d’une appartenance commune. Elle fixe les mêmes obligations. Elle oblige au respect des engagements. Elle est la référence de la légitimité des choix. Elle est le cadre obligé des lois à prescrire pour accompagner et réguler les sociétés, adapter leurs modes de gouvernement. Elle détermine leurs pouvoirs régaliens, en l’occurrence pour l’Europe ses nécessaires compétences « supranationales ». Et si elle ne peut préserver des guerres et même des guerres civiles, elle en fixe les conditions et les bornes. Si les constitutions sont fragiles au regard des bouillonnements de l’Histoire, elles n’en sont pas moins incontournables pour établir l’ordre passager des nations et leurs rapports entre elles. Les lois et les règles européennes ne manquent pas. Mais elles sont privées du garant indélébile d’une constitution.
- L’élargissement sans constitution :
le choix mercantile de la désunion
Le renoncement de 2005 n’a-t-il pas révélé que les nations de l’Union étaient en réalité en marche vers une autre Europe que celle qui avait été édifiée et édictée au fil de ses traités, de ses compromis, de ses contournements, de ses influences acceptées, de ses alliances traditionnelles et résignées, de ses propres choix, mais aussi de ses lâchetés, une autre Europe n’éprouvant plus la nécessité de s’ancrer dans des obligations et des engagements constitutionnels pour son unité et sa marche en avant ? Signifie-t-il alors l’amorce d’une dégradation de l’entreprise communautaire ?
Force est de constater que l’esprit fondateur et l’élan initial n’ont pas tenu face aux évolutions mêmes de l’espace européen, de ses relations géopolitiques, de la diversité et de l’évolution des sociétés et de leurs valeurs. Le débat constitutionnel et les divers événements qui ont suivi n’ont-ils pas révélé combien les divisions de l’Europe n’étaient pas enterrées, et que des divisions nouvelles et ravageuses venaient faire douter de l’entreprise commune ? L’élargissement2, qui avait pourtant été présenté comme une avancée déterminante d’une Europe encore plus unie et encore plus puissante, n’est-il pas devenu un facteur de son affaiblissement, de son éventuelle dislocation, et même l’engrenage de nouveaux affrontements ?
Certes il a été un bénéfice économique pour les pays concernés, il a élargi l’Europe comme espace d’un grand marché mondialisé, il a apporté à ces pays d’importantes opportunités d’évolution de leurs sociétés, d’ouverture culturelle et politique. Les soustrayant davantage aux liens, influences historiques et convoitises de la Russie, l’élargissement leur a assigné d’autres alliances et d’autres voies, comme la recherche intéressée du « protectorat » américain. Mais n’a-t-il pas contribué tout autant, et même plus, à accroître les difficultés et les divisions de l’Union ? Les attitudes actuelles de ces pays démontrent que l’Europe de l’unité, de la solidarité et de la fraternité n’est pas leur préoccupation majeure. Et si les engagements et les obligations communautaires les gênent dans leurs intérêts, leurs stratégies, leurs idéologies et leurs égoïsmes, ils sont prêts à sortir de l’Union ou à y faire cavaliers seuls. Les exemples se multiplient et deviennent alarmants. Ne sont-ils pas les signes parmi d’autres des désunions et des conflits à venir ? En tout cas, ils sont de mauvais augure.
Il est vain désormais de regretter que l’Europe des six n’ait pas, à son époque, arrêté une constitution qui aurait fixé les règles de l’adhésion au projet communautaire, celle-ci ne pouvant être réduite à une simple « entrée » (selon l’expression pratiquée et tellement significative) dans une union, périmètre d’un grand marché ultralibéral proposé comme la seule voie de la prospérité des pays membres et l’assurance de leur puissance collective, comme la perspective réaliste de la paix en son sein, le gage de bonnes relations et d’efficience dans la compétition internationale. L’Europe « unie » n’est-elle pas désormais enlisée dans son renoncement constitutionnel et la voie économiste et gestionnaire qu’elle considère comme le principal ciment de sa construction et de sa pérennité ?
- Face à « une guerre qui ne se dit pas »
L’Europe est en tout cas embourbée dans la construction politique de son unité. Ses accords et traités restent les seules obligations communes de son fonctionnement. Mais ils sont contournés dès lors qu’ils sont contestés, et qu’ils ne servent pas les intérêts particuliers des pays et les appétits sans bornes des nouvelles grandes puissances financières et économiques. Subordonnant les États affaiblis, celles-ci font leurs propres affaires. Fortes de leurs lobbies, de la mobilité de leurs moyens, de leur « puissance de frappe », elles n’ont nul besoin d’une constitution, d’une « supranationalité » ou d’une « collégialité » qui les gouvernerait. Une Union ne les intéresse que pour servir leurs propres intérêts et stratégies. Les pays européens comptent parmi leurs théâtres d’opérations, eux-mêmes intégrés dans le champ mondial de leurs dominations et de leurs manœuvres. Tout cela est bien connu de l’opinion et fait l’objet d’une quantité innombrable de débats approfondis, de commentaires réfléchis, de travaux sérieux et sans cesse actualisés d’institutions scientifiques, de think tanks, de clubs, d’associations… La dénonciation du cynisme et de la perversion de la financiarisation de l’économie, de son idéologisation « totalitaire », de sa domination sur les sociétés et sur le projet européen est générale. Mais tout cela n’est que coups d’épée dans l’eau de la voie décidée par les chefs d’État et les institutions de l’Union, notamment la Commission et la Banque centrale, même si le Parlement européen peut faire valoir davantage ses pouvoirs, accrus depuis le traité de Lisbonne.
Il faut s’interroger sur la « servitude volontaire »3 à cette financiarisation des sociétés. Car il s’agit bien plus que d’un phénomène économique. Dans un ouvrage récent, Jean-François Gayraud4 affirme sans détour qu’il s’agit d’une « vraie guerre », invisible dans ses formes meurtrières, mais qui ne fait pas moins de victimes que celles reconnues comme telles. Ainsi, par exemple, le cas des subprimes où les gens ont été chassés de leurs maisons comme si elles avaient été « frappées par des bombes à neutrons ». L’Union européenne est confrontée aux agressions et aux dégâts de cette guerre « qui ne dit pas son nom ». Depuis déjà plusieurs décennies, elle a choisi de collaborer avec ces puissances qui la dominent et la provoquent régulièrement par leurs assauts (les crises de la dette par exemple), leurs détournements, leurs menaces, leurs injonctions. Les grandes organisations internationales (Banque mondiale, fmi, omc, Nations Unies) ne lui laissent pas d’autre choix. Les institutions européennes, qui accompagnent et facilitent cette financiarisation des sociétés, s’affaiblissent dans leurs efforts embarrassés et frileux de régulation. « Toutes les lois votées sont purement cosmétiques. Elles n’ont pas su ou pas pu toucher à l’architecture et à l’économie du système financier international, en particulier dans ce qu’il a de plus déviant et criminogène. » Comme le fait remarquer encore Gayraud, les milieux scientifiques eux-mêmes, enfermés dans leurs savoirs établis et leurs cloisonnements disciplinaires, ne sont nullement prêts à désigner, si ce n’est de manière métaphorique, et à analyser cette financiarisation géopolitique comme une vraie guerre que les nations devraient combattre pour sauvegarder leurs sociétés, leur indépendance et se tracer un autre avenir. C’est aussi la condition pour qu’elles soient en mesure de conduire d’autres guerres aussi pernicieuses comme celles de l’information, de la maîtrise du Net…
Cette Europe exaspère, engendre un sentiment d’impuissance, déroute les citoyens, déconcerte les acteurs des sociétés civiles et trouble leur conscience politique. Les conflits entre les nations resurgissent dans leur dureté et sèment le doute sur l’avenir. Les sociétés nationales se replient sur leurs intérêts, leurs passions, leurs nostalgies, oublient ou effacent même leur passé de haines meurtrières. Les perversions nationalistes, les haines de l’« étranger » refont surface et séduisent les opinions décontenancées, en attente de perspectives rassurantes d’équilibres sociaux, d’améliorations démocratiques et d’un nouvel imaginaire de leurs espérances anthropologiques. L’abstention électorale s’accroît et ne fait que renforcer les interrogations envers les vertus de la démocratie libérale. Les classes politiques au pouvoir, rapprochées dans leur gestion « économiste » et financière des sociétés, sont fustigées. Leurs réformes (système monétaire européen, marché unique, pacte de stabilité et de croissance…), leurs politiques (désendettement public, accueil des réfugiés et des émigrés…) sont désormais fortement contestées. Elles ne sont plus sources de confiance dans une Europe unie dans ses intérêts et défis communs, dans ses solidarités, dans la réduction des inégalités sociales et nationales, dans une justice plus juste. Les avalanches permanentes des réglementations européennes, inadaptées aux situations concrètes et singulières (sans parler de celles qui sont absurdes) ne font qu’irriter les acteurs de la société. Discréditées, les politiques européennes ouvrent largement les voies aux extrémismes et à leurs mirages.
Cette Europe « unie » s’est assurément éloignée de ses aspirations fondatrices, forgées dans les souffrances infligées par ses guerres et ses idéologies totalitaires. Peut-elle encore faire vivre l’esprit de sa construction communautaire ? N’est-elle pas inexorablement conduite à abandonner les rêves saint-simoniens et hugoliens d’unité de ses nations ?
- Une Europe sans unité, impuissante contre la guerre ?
En l’état, l’Europe unie n’a pas réuni les moyens d’« être contre la guerre ». Son espace a été le théâtre d’affrontements violents, comme en Irlande du Nord. Elle n’a pu ni prévenir ni apaiser durablement les conflits entre ses voisins comme dans l’ex-Yougoslavie. Sa désunion n’est pas pour rien dans ce conflit : l’Allemagne réunifiée reconnaissant unilatéralement la Croatie et la Bosnie en 1991, et cela sans concertation, y compris avec la France5, montrait alors sa volonté de suprématie. De fait, l’Union européenne renonçait à une politique étrangère indépendante, encourageait le jeu géopolitique propre de l’Allemagne et s’abandonnait à sa « soumission volontaire » à un atlantisme considéré comme son seul salut et sa protection « naturelle ». Et les feux de cette guerre continuent de brûler sous les cendres ; certains pays restent des poudrières (Kosovo, Macédoine…).
L’Europe n’est pas davantage unie dans ses interventions extérieures. Ses forces armées, lorsqu’elles sont rassemblées dans ce dessein, interviennent dans le cadre de l’onu et de l’otan. La France est souvent bien « seule » et avec des moyens disproportionnés par rapport aux autres pays européens et forces internationales, au regard de leurs capacités. Dans la lutte contre un terrorisme endémique et qui ne disparaîtra pas avec une victoire, si elle est avérée, dans ses territoires refuges, l’Europe ne dispose même pas d’organismes communs de renseignement, alors que celui-ci est l’arme principale permettant de déjouer les attentats, d’arrêter les terroristes et de soulager les dispositifs et les mesures de précaution pesant sur les populations. Chaque gouvernement tient trop à l’autonomie de ses propres services et à la confidentialité de leurs renseignements. Chacun n’accepte que des coordinations, aux missions et aux échanges limités d’informations souvent difficiles à harmoniser et à exploiter dans l’urgence comme dans la continuité.
L’Europe unie, si elle veut garantir la paix dans son espace et dans les espaces voisins ou éloignés, est désormais confrontée aux défis de son unité à redéfinir, de sa puissance à construire, de son indépendance à conquérir. Tous trois sont indissociables. Depuis la « dernière » guerre mondiale et la décolonisation, aucun pays européen ne peut prétendre faire valoir seul sa puissance dans le monde actuel et à venir. Se convaincre du contraire, comme le clament les idéologies du repli et de la stricte « indépendance » de chaque nation, n’est que fanfaronnade et chimère. La France elle-même, pourtant dotée de l’arme nucléaire, conservant son pouvoir au Conseil de sécurité, détenant toujours un rôle clé comme puissance européenne, encore convaincue de son prestige et de ses influences, n’est plus désormais, à l’échelle mondiale, une grande puissance. La seule perspective possible est de s’attacher au projet européen, en osant inventer un nouveau modèle de puissance.
Les grandes puissances ont été jusqu’ici fondées sur la domination, ce qui les a entraînées dans des logiques de conquête, de zones réservées, d’occupation des territoires d’autres peuples et nations. Ne parlons pas des massacres de masse et des guerres. Cette logique, sans doute inhérente à l’histoire même de l’humanité, est toujours d’actualité. Des pays que l’on qualifie à tort d’« émergents » affichent déjà leur puissance et s’arment pour l’étendre et la renforcer. Tout ne va pas se jouer entre les États-Unis et la Chine. D’autres grandes puissances vont entrer en scène et, au gré de leurs intérêts et de leurs alliances, tenir leur place et contribuer aux tumultes et à la violence des conflits. L’Europe voudra-t-elle, par l’union, même difficile, de ses nations, tenter de rester dans le même jeu et répondre à tout prix à la logique d’une puissance de domination ? La réponse a déjà été donnée par l’histoire récente. Si elle veut jouer dans cette cour, elle s’épuisera, et verra son unité s’effriter et ses problèmes s’aggraver. Incapable de se libérer de sa soumission atlantiste, elle n’aura que la vassalisation et l’éclatement comme issues.
L’Europe unie n’a pas d’avenir de « puissance de domination ». Elle peut pourtant avoir encore celui de grande puissance, mais d’un autre type, celui d’une puissance de paix, d’une puissance d’équilibre géopolitique, si elle refonde son projet d’unité, inspiré par le souffle de son humanisme forgé dans ses combats contre les obscurantismes et les violences de son histoire. C’est cette conviction intime qu’entretiennent, depuis Saint-Simon et Victor Hugo, les « rêveurs » d’une Europe unie « contre la guerre ». C’est le défi de sa construction, de sa place dans le monde, de ses politiques à redéfinir. C’est l’esprit fondateur et le sens d’un projet constitutionnel à revoir et à relancer.
Utopie ? Les utopies ne sont-elles pas des hypothèses nécessaires pour penser et aller au-delà des cadres établis et usés, et ainsi inventer et tracer une nouvelle histoire ? Il appartient aux volontés politiques de les confirmer dans une réalité. Pourquoi une Europe de paix serait-elle une aberration, fruit d’une naïveté impardonnable ?
Dans l’histoire humaine, l’Europe n’a aucune vocation « naturelle » et particulière à conjurer la guerre, et à être, à l’échelle de la planète, un facteur déterminant de la paix ou d’apaisement des tensions actuelles. Elle est elle-même au cœur d’une civilisation qui s’est construite par la guerre. Son histoire est jalonnée des horreurs qu’elle dénonce aujourd’hui et elle a été le théâtre au cours du xxe siècle, et jusque dans sa période récente, d’affrontements meurtriers de masse et des pires crimes contre l’humanité. Elle a « expérimenté » ce que Robert Antelme, dans son livre poignant L’Espèce humaine6, a appelé « l’horreur de l’obscurité », ou ce que Jorge Semprun a qualifié de « mal absolu »7. Mais elle s’en est relevée pour conjurer, par l’union, un retour possible de cette histoire dévastatrice. Pour autant, aujourd’hui, la guerre ne s’est pas éloignée de son horizon, même si le pacifisme régnant lui en donne l’illusion.
Depuis les années 1950, le contexte a changé. Il ne faut plus compter que la mémoire de ces guerres et de ces horreurs puisse être le ressort actuel d’une Europe unie. Certes les défis de sa construction s’inscrivent dans la continuité des combats qu’elle a menés pour la paix. Mais ils ont désormais d’autres objets majeurs : son indépendance dans ses alliances, un renoncement à son atlantisme, source permanente de ses soumissions économiques et culturelles ainsi que d’engagements dans des conflits qui ne servent pas ses intérêts, de réels pouvoirs régaliens (une défense européenne, des services européens de sécurité et de renseignements…), des lois européennes décisives pour son unité dans la maîtrise des puissances financières, des mesures d’équilibre comme dans le domaine de la fiscalité… Autant d’enjeux qui se perdront s’ils ne sont pas portés par des institutions démocratiques garanties par une constitution.
- L’enjeu institutionnel d’une libre unité des nations européennes
Si le projet constitutionnel a échoué, c’est qu’il a été abordé comme un compromis d’arrangements, déniant ses défis (comme la guerre financière, son indépendance politique et stratégique, l’harmonisation de quelques politiques déterminantes pour son unité, pour sa place possible et souhaitable dans le monde…), mais sans doute surtout parce que l’Europe peine à définir le modèle viable de son unité. Les nations européennes ont une longue histoire, difficile mais réussie de leurs constructions. Elles ont leurs propres institutions, leurs propres cultures, leurs propres économies. Elles se distinguent également dans leurs valeurs, leurs modes de vie. Les économies mondialisées de la modernité ne les ont pas uniformisées. Elles ont aussi le souci de leur propre avenir. Elles ont conscience de leurs atouts singuliers et définissent leurs stratégies pour les faire valoir. De l’identité forgée au cours de leur histoire, elles tirent les ressources pour des identités nouvelles et adaptées à leur temps. Peut-on imaginer que ces nations s’effacent dans un conglomérat d’alliances et d’engagements fragiles sous l’autorité d’un « État central » ou d’une quelconque « supranationalité », qu’elles se soumettent par réalisme au modèle et à la suprématie d’une d’entre elles, ou qu’elles confient encore longtemps leur sort à une oligarchie de chefs d’État et « d’élites » technocratiques ?
Les précurseurs comme les fondateurs d’une Europe unie ont défendu le principe avancé par Saint-Simon : « Rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale. » Ce principe définit par lui-même le modèle de l’unité européenne : une confédération de nations. Cette confédération ne serait pas intégratrice. Elle ne résulterait pas davantage de l’empilement de traités et d’accords, pas plus que d’une soumission à des réglementations uniformisatrices et déresponsabilisantes. Elle serait l’unité de nations s’engageant librement à partager leur destin commun scellé dans une constitution fixant les fondements et les conditions mêmes de leurs engagements réciproques, les obligations de leur indépendance (politique étrangère, défenses communes). Elle serait donc nécessairement réduite8.
Pour le reste, la politique ferait son œuvre. L’histoire infirmerait ou confirmerait cette orientation. L’obligation d’une constitution serait tout autant impérieuse. Elle serait le socle même et l’exigence incontournable de l’appartenance. D’ordre fondamentalement politique, l’Europe unie se donnerait institutionnellement les moyens de contrôler ses économies et de les réguler dans son espace. Elle se distinguerait donc dans son périmètre et dans ses institutions en tant que puissance politique fondée et organisée par sa constitution. Une telle configuration n’encouragerait-elle pas une voie nouvelle pour une Europe unie préservant les compétences et les initiatives des régions, des métropoles, des territoires, qui vivrait de leur créativité, de leur dynamisme, de leurs réseaux, et non une Europe dirigiste, technocratique, réglementaire.
Un nouveau défi institutionnel est posé à l’Europe : si elle reste dans la voie établie, les nuages des guerres vont se reformer. Évoluer vers une autre unité portée par la volonté et la liberté des nations, par les relations vivantes entre les peuples, et ces nuages pourront se dissiper. Même dans l’incertitude inévitable de l’histoire, l’enjeu politique et institutionnel du modèle européen n’est-il pas dans ces choix ?
La visée d’une Europe confédérale est d’autant plus réaliste qu’elle ne peut être la table rase de ce qui a été fait. Elle implique au contraire des évolutions marquantes et possibles de ses orientations et de ses institutions, des coopérations partenariales renforcées, et cela dans tous les domaines, un nouveau souffle pour une Europe unie, à la fois modeste dans ses objectifs à atteindre pas à pas et ambitieuse dans ses combats contre la guerre, dans ses actions déterminées pour des équilibres sociaux plus justes et plus encourageants pour les peuples. C’est de nouveau un long chemin, risqué et tortueux. Il n’est possible que par la volonté politique ; il n’est réalisable que par une nouvelle adhésion des peuples, convaincus de ses bénéfices. N’est-ce pas la voie que recommandait Robert Schuman : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait. » Mais ce sera encore insuffisant sans affirmation des valeurs d’un humanisme rénové. Il a ses racines. Il lui faut des jeunes pousses.
La construction d’une Europe unie appartient à une histoire à dessiner. Elle sera toujours inachevée et incertaine, mais peut-elle se faire sans la puissante conviction et la tenace détermination qu’exprimait Victor Hugo : « C’est un but réalisable. […] C’est un but inévitable ; on peut en retarder ou en hâter l’avènement, voilà tout. » L’Europe contre la guerre (une Europe réduite) pourrait s’installer alors comme une ardente espérance et un objectif réaliste.
1 Le traité instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (ceca), qui réunit la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, est signé à Paris le 18 avril 1951. Il assigne à la communauté l’organisation de la liberté de circulation du charbon et de l’acier ainsi que le libre accès aux sources de production. Et il confère à une haute autorité commune la surveillance du marché, le respect des règles de concurrence ainsi que la transparence des prix.
2 L’Europe des six pays fondateurs est rejointe en 1972 par l’Irlande, le Danemark et le Royaume-Uni, en 1979 par la Grèce, en 1985 par l’Espagne et le Portugal, en 1994 par l’Autriche, la Finlande et la Suède. En 2003, ce sont dix nouveaux pays qui adhèrent à l’Union, dont Chypre et Malte. Mais l’élargissement le plus important concerne en 2003 les anciens pays de la zone soviétique : l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Hongrie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Slovénie. Auxquels s’ajoutent en 2007 la Bulgarie et la Roumanie. La Croatie adhère en 2013.
3 Selon l’expression d’Étienne de la Boétie, qui montrait dans son Discours de la servitude volontaire (1547) que les hommes non seulement acceptent la soumission, mais la servent avec leur plein consentement.
4 Le Nouveau Capitalisme criminel. Crises financières, narcobanques, trading de haute fréquence, Paris, Odile Jacob, 2016.
5 Même si l’Allemagne attendra 1992 pour rendre cette reconnaissance effective avec ses partenaires européens.
6 Robert Antelme, L’Espèce humaine (1947), rééd. Gallimard, 1957 et 1999.
7 Jorge Semprun, L’Écriture ou la vie, Paris, Gallimard, « Folio », 1994.
8 Il ne convient pas dans un tel article d’indiquer le périmètre de sa réduction. Mais comment pourrait-on ne le concevoir qu’autour d’une forte unité à rédéfinir entre la France et l’Allemagne ?