Nous avons tous appris à l’école que les montagnes, les mers et l’océan constituaient les frontières naturelles de la France, et qu’il en était ainsi pour une majorité de pays enserrés dans des limites nées de la géographie physique. Et qu’avec le temps, bon nombre de frontières qui n’ont rien de naturelles ont été considérées comme telles et comme ne pouvant être remises en cause. Chacun sait pourtant aujourd’hui que les frontières résultent en réalité de constructions politiques généralement jalonnées de conflits et de guerres, comme le montre l’histoire. Mais qu’elles soient qualifiées ou non de naturelles, toutes ont en commun d’être pensées et établies géographiquement en termes de territoire, espace « naturel » d’une société et de son histoire, de son identité, de ses projets, de ses valeurs et de ses ambitions. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », écrivait Pascal. Une société à l’intérieur de ses frontières aurait donc sa vérité, et son territoire serait le principe de son unité (nationale), le théâtre de la formation de ses convictions, de la construction et de la reconnaissance de ses valeurs communes par lesquelles elle peut se réguler et légitimer l’État qui la gouverne.
L’histoire enseigne également que les frontières ne sont pas seulement territoriales, limitant pays et États. Ce sont aussi celles qui séparent les familles – les rivalités entre Montaigu et Capulet ensanglantent la ville de Vérone au xvie siècle jusqu’à faire mourir leurs enfants1–, ou celles qui divisent les classes dont la lutte a été considérée comme le nouveau moteur d’une histoire enfin libérée de ses frontières territoriales, sources de guerres meurtrières. Et l’histoire, à l’échelle mondiale, est animée par les frontières entre les clans, les ethnies, les seigneurs de la guerre, les puissances économiques, les organisations légales et illégales...
Quels que soient les frontières, leur caractère « éternel » ou éphémère, les sociétés, les communautés, les groupes sociaux, les manifestations événementielles n’ont de cesse de marquer et de défendre leur territoire, leur histoire, leurs valeurs, d’alerter sur les menaces qu’ils croient percevoir, de redouter et d’affronter leurs « ennemis ». Pour se constituer en communautés, pour établir, renouveler et réaffirmer ce qui lie leurs membres, ces groupes se doivent en effet de construire leur propre histoire, d’en faire le récit et d’en dessiner son eschatologie à l’intérieur même d’un territoire assuré comme le sien propre. N’est-ce pas là le principe même du patriotisme, si on fait abstraction des formes qu’il a prises et qu’il continue de prendre dans l’histoire ?
- Les « patriotismes » des familles
Si on considère l’histoire de l’Europe occidentale depuis le haut Moyen Âge, on pourrait, très schématiquement, dégager quelques grands principes frontaliers. Le premier est celui de la naissance, qui donne lieu à des frontières familiales, généalogiques. C’est celui que définit Philippe Contamine dans un article des Lieux de mémoire2. Il rappelle que l’idée selon laquelle mourir pour la patrie est l’un des actes les plus beaux et les plus respectables dans l’histoire occidentale, mais que des métamorphoses se sont produites avec le temps, « en étroite relation avec les structures politiques et idéologiques d’une société donnée, donc avec la nature du pouvoir, de la façon dont la guerre est comprise par cette société, comme avec les idées morales, juridiques et religieuses concernant la guerre, et avec le contour sociologique et psychologique de ceux qui la font ». « L’impératif de la défense du pays (tutio patriae, defension patriae, salus patriae) n’aurait donc jamais été absent du discours des dirigeants, même durant le haut Moyen Âge et durant l’âge d’or de la féodalité. »
Mais Philippe Contamine remarque que, malgré ce discours, la défense ou le salut du pays sont en réalité très loin d’occuper une place centrale dans les motivations qui poussent un gentilhomme de cette époque à partir pour la guerre. Les querelles entre grandes familles féodales, essentiellement à propos de la protection des biens ou de l’agrandissement des territoires, sont sources de conflits. Ainsi, au xive siècle, Froissart montre que la mort glorieuse d’un grand seigneur normand, Godefroy de Harcourt, est la conséquence d’une querelle privée dans laquelle la référence suprême est la mère, le sang, la vengeance familiale, mais que cette querelle privée est considérée comme résultant d’un conflit plus vaste, lui aussi familial, entre les Harcourt et les Tancarville, entre les Valois et les Plantagenêt, entre la France et l’Angleterre3.
Le combattant fait aussi la guerre pour défendre son « honneur » et son « héritage », ceux de ses parents ou du seigneur dont il est le vassal. Il la mène encore pour défendre la foi et, à l’occasion, pour soumettre des territoires des ennemis de celle-ci. C’est le combat du croisé qui par sa mort devient martyr de Dieu « Se vus murez, esterez seint martirs » dit la Chanson de Roland au xiie siècle. Sans oublier non plus ceux qui se battent « pour l’amour de leur dame » ou les mercenaires désireux de faire fortune sur les chemins et les théâtres des champs de bataille. Il serait vain de vouloir faire ici le tour des motivations et des configurations guerrières. Mais si la défense et la conquête d’un territoire sont présentes dans le modèle familial de la frontière à défendre, elles n’en sont pas les seuls éléments constitutifs. Dans ses actions d’éclat et autres « apertises d’armes », le combattant doit aussi se montrer « bon et preux ». Cette conception de la guerre est très nette dans le Livre de la chevalerie écrit au milieu du xive siècle par Geoffroy de Charny4, un gentilhomme champenois et bourguignon. Défendre les siens exige de le faire avec honneur. C’est ainsi que le combattant affirme sa qualité et sa raison d’être.
- Les patriotismes des territoires
Ce principe généalogique, qui domine l’époque féodale et qui tient dans la défense des siens ou la soumission de « territoires » au nom de l’honneur, du « sang » ou de la foi, est « concurrencé » à partir du xive siècle par un autre principe, celui du territoire lui-même. La guerre de Cent Ans entraîne en effet des changements dans les rhétoriques, les idéologies et les comportements. Elle joue un rôle important dans l’éveil de la conscience nationale française et de ce qui sera qualifié de patriotisme. « Un peu partout dans le royaume, des attitudes se firent jour attestant une réaction de méfiance, de peur et de haine à l’égard des Anglais, ressentis comme des envahisseurs et non comme des héritiers légitimes cherchant à récupérer leur bien. La monarchie des Valois, dans la mesure de ses moyens, ne manqua pas de favoriser ces tendances5. »
En 1420 apparaît la théorie du « corps mystique du royaume » dont la défense définit la guerre juste. Cette théorie, qui dévalorise la féodalité, condamne les guerres nobiliaires. L’historien et poète normand Robert Blondel (vers 1380-vers 1460) célèbre alors les exploits de Du Guesclin qui « se disposa assez souvent à mourir pour deffendre France ». Le xve siècle est ainsi marqué par « le très net recul de la petite guerre féodale au cours de laquelle s’affrontaient deux seigneurs ou deux barons ou bien une ville et un seigneur »6. Pour autant, le principe généalogique ne disparaît pas, comme en témoigne encore la Fronde des princes7 pendant la minorité de Louis XIV, au milieu du xviie siècle. Mais il cède du terrain devant le principe territorial, que la construction d’un État moderne centralisé et la Révolution vont affirmer avec force en substituant les frontières territoriales aux frontières féodales ou familiales.
Avec la Révolution, les frontières ne passent plus entre les territoires féodaux et familiaux, les gens « bien nés » et les autres rassemblés dans le tiers état, mais entre la « patrie » et l’étranger. Cet aboutissement est marqué par l’abolition des droits féodaux dans l’effusion de la nuit du 4 août. La référence à la patrie, déjà citée dans les cahiers des doléances, est affirmée par les révolutionnaires qui, après avoir un temps préféré le terme de nation, vont faire de la patrie une valeur absolue, surtout après la déclaration de guerre à l’Autriche en avril 1792. La Marseillaise, composée pour l’armée du Rhin dans la nuit du 25 au 26 avril, assimile les citoyens aux « enfants de la patrie » dont « l’amour sacré » conduit et soutient les « bras vengeurs ». L’enjeu est bien de motiver ces « citoyens » pour qu’ils aillent défendre leur patrie sur les champs de bataille. Et le 11 juillet 1792, devant la montée des périls extérieurs mais aussi intérieurs, la Législative proclame « la patrie en danger ». Le décret est lu dans les rues par les officiers municipaux tandis que s’enrôlent les premiers volontaires. Toutes les assemblées de département, de district et de commune doivent se constituer en comités de surveillance permanents, et la garde nationale se mettre sous les armes. Le drapeau de la garde nationale du district parisien de Saint-Eustache porte l’inscription « Vaincre et mourir pour la patrie ». Dans chaque commune, des autels doivent être élevés : « Le citoyen est né, vit et meurt pour la patrie. »
On peut dire sommairement que cette idéologie patriotique va s’affirmer et perdurer au moins un siècle et demi. Elle sera notamment renforcée par la levée en masse des jeunes Français, par une propagande soutenue contre l’ennemi, mais aussi par un discours à vocation universelle. En portant la guerre hors de chez elle au nom de la liberté et de la fraternité, la France offre son sang pour le salut de l’humanité. Les campagnes napoléoniennes, qui répondent à des intérêts bien éloignés de cet idéal de liberté et de fraternité, vont contribuer à catalyser les sentiments patriotiques en Europe. Exprimée dans un romantisme outrancier par Michelet, qui proclame la France fraternité vivante et lumière du monde – « Notre glorieuse patrie est désormais le pilote du vaisseau de l’humanité8 » –, cette conception conquérante et à prétention universelle du patriotisme est portée par de nombreux auteurs, libéraux, démocrates ou républicains tout au long du xixe siècle. Le siècle, ce n’est pas un hasard, des colonisations.
La défaite de 1871 va réactiver ce modèle territorial de la patrie. Désireuse de prendre sa revanche, la France mobilise les deux ressorts dont elle dispose désormais pour assurer une éducation patriotique : le service militaire et l’école obligatoire. Une éducation qui n’est sans doute pas pour rien dans l’union sacrée de 1914 et la ferveur avec laquelle une majorité de jeunes Français se lancèrent dans la Grande Guerre.
- Les patriotismes sans territoire
Dès le milieu du xixe siècle, le principe territorial et le patriotisme qui lui donne sens sont ouvertement contestés au nom cette fois d’une autre frontière, celle entre les classes. En conclusion de son Manifeste communiste publié en 1848, Karl Marx appelle les prolétaires de tous les pays à dépasser leurs appartenances nationales afin de renverser l’ordre social bourgeois. Quelques années plus tôt, Flora Tristan9 avait déjà donné une portée universelle à son appel à l’union des travailleurs en admettant dans l’Union ouvrière tous les prolétaires sans distinction de sexe ou de nationalité. La révolution russe put sembler pour un temps réaliser la prophétie en donnant le jour à la IIIe Internationale, ou Komintern, et cela malgré la thèse de Staline, approuvée en 1925, de « la construction du socialisme dans un seul pays ». Staline resta fidèle à son idée et s’attacha à édifier la « patrie soviétique » ; bien que celle-ci fût discréditée par les horreurs du totalitarisme, son influence internationale résista jusque dans les années 1970.
Le modèle soviétique du socialisme fut loin en effet d’effacer le patriotisme territorial, il le renforça au contraire à l’échelle de l’Union soviétique et de son empire. D’aucuns, y compris parmi les « soviétologues », croyaient même le régime soviétique destiné à durer10, avis que ne partageaient ni l’historienne Hélène Carrère d’Encausse ni l’anthropologue Emmanuel Todd, qui annonçaient plutôt son terme dans leurs ouvrages respectifs, L’Empire éclaté et La Chute finale11. Leur prédiction se réalisa à la fin des années 1980 : la « patrie soviétique », minée par ses contradictions internes, les révoltes au sein de son empire, les évolutions géopolitiques des rapports de force, s’écroula avec son prestige et ses frontières. Le national-socialisme allemand, portant les mêmes folies meurtrières d’un patriotisme totalitaire, s’était déjà effondré depuis quatre décennies.
- Les patriotismes de la personne
Si les totalitarismes soviétique et nazi et leur conception de la patrie ont aujourd’hui vécu, cela ne signifie pas que le principe d’un territoire transcendant les frontières soit sans concurrent. D’autres « internationales » que celles des travailleurs ont vu le jour. L’essor du commerce international a ainsi instauré une mondialisation des échanges qui ne connaît pas de frontières. Les courants « alternatifs » contestant cette mondialisation sont loin de pouvoir en influencer le cours. Les entreprises multinationales, mais aussi de petites et moyennes entreprises, s’implantent là où elles pensent pouvoir faire des affaires. Les États-nations voient leur pouvoir affaibli tant « par le haut » (difficultés voire impuissances à contrôler et à réguler les phénomènes économiques internationaux et les activités illégales, transferts de compétences et de pouvoirs à des instances supranationales, opérations militaires sous mandat et commandement internationaux, phénomènes écologiques ignorant les frontières…) que « par le bas » (montée en puissance des villes, des mégalopoles, affirmation des régions, mais aussi des pouvoirs technobureaucratiques et des sociétés ingouvernables). En même temps, les échanges mondialisés renforcent les compétitions entre les pays, et cela sur tous les plans, économiques, scientifiques, culturels, politiques, pour former des sociétés de réseaux12… Les intérêts des pays ne cessent alors d’être mis en avant pour sauver les niveaux de bien-être, les économies nationales (on parle désormais d’un indispensable « patriotisme économique »), mais aussi pour se libérer de la pauvreté et des dominations… Les événements sportifs font vibrer les fibres « patriotiques ». Un nouveau modèle de patriotisme n’est-il pas en train de se dessiner dans les tourmentes des mutations contemporaines des sociétés et des enjeux géopolitiques ?
Une certitude : le patriotisme n’est pas seulement lié (même s’il peut l’être fortement) à un territoire à défendre pour son intégrité, ses intérêts, ses valeurs, et aux divers attachements qu’il représente. Son ressort peut également être recherché dans d’autres motivations qu’une anthropologie de la personne peut éclairer, puisqu’il s’agit de comprendre son universalité derrière la diversité de ses formes, de ses contenus et de ses moments d’expression. Il convient alors de lever la confusion fréquente qui est faite entre l’individu et la personne, car le premier, dans le langage courant et l’idéologie dominante, inclut généralement la seconde. L’individu nous distingue de nos semblables comme êtres appartenant à une même espèce humaine. La personne, elle, traduit notre capacité à nous construire comme êtres sociaux par le réseau de relations que nous construisons tout au long de notre vie et dans les milieux auxquels nous appartenons. Le temps (l’histoire), le lieu (le territoire) et le milieu (la société, le groupe, les professions…, avec leurs valeurs, leur destin…) sont ses paramètres constitutifs. La personne ne peut être confondue avec l’individu même si elle en procède. Nous ne pouvons donc vivre notre humanité en nous repliant sur notre individualité13. Par le cours et les événements de notre vie, nous sommes dans le temps d’une histoire partagée avec nos semblables. Cette histoire est singulière en ce qu’elle est vécue dans un territoire et dans un milieu social. La personne, par laquelle nous élaborons et vivons notre être social, construit nécessairement, sous peine de pathologie, une unité de temps, de lieu et de milieu. Si nous nous sentons menacés, de quelque manière que ce soit, nous allons nous retrouver, pour nous défendre, avec ceux qui partagent le même sentiment de cette menace. De la même façon, ceux qui veulent nous entraîner pour de bonnes ou de mauvaises raisons vont s’attacher à nous faire partager et valoriser ce sentiment de danger à conjurer.
Quels que soient les tourmentes et les bouleversements de l’histoire, cette unité de temps, de lieu et de milieu a assuré l’ordre et le cours des sociétés et des groupes sociaux, ainsi que le cadre et les visées de leur histoire. La patrie personnifiait alors un territoire sur lequel les repères sociaux étaient relativement stables dans le temps long. La plus grande part de la société était constituée par la paysannerie et le monde rural, que quelques « médiateurs », les notables, reliaient au monde des villes, elles-mêmes découpées en quartiers marqués par l’identité sociale de leurs habitants (ouvriers, artisans, bourgeois…). Ces territoires de la vie quotidienne avaient les frontières de leurs parlers (langues, dialectes), de leurs semblables labeurs, des croyances locales, de la pratique de cultures communes et des mêmes modes de vie. Le village, la paroisse, le quartier, la commune, le canton constituaient ces « petites patries » dont parle Giono. Les relations entre celles-ci pouvaient être tendues, voire conflictuelles, et donner lieu à des rivalités tenaces ou à des affrontements passagers. Les évolutions des techniques, des moyens de circulation et des échanges ont certes repoussé les frontières de ces univers territoriaux, mais leurs identités, leurs activités et leur histoire n’ont cessé de structurer la société, et la « grande patrie », représentée confusément et facilement mythifiée, est restée pour les habitants autochtones généralement bien éloignée de leurs horizons. La congruence entre le temps, le lieu et le milieu a forgé au fil des siècles le lien social du modèle communautaire de la société14. Les religions, les puissances publiques, les États et leurs administrations se sont efforcés, non sans mal et avec beaucoup de temps, de donner une unité à ce maillage de communautés territoriales, par leurs récits (représentations du monde), leurs contraintes, leurs rites, leurs intérêts, afin de construire un possible destin à partager et légitimer ainsi une foi commune dans une puissance supérieure, un pouvoir suprême, temporel et spirituel, une « patrie » à reconnaître et à défendre.
La relative mais réelle unité du temps (histoire), du lieu (territoire) et du milieu (société) a aujourd’hui volé en éclats. Les villes tendent à concentrer les populations et à les répartir dans des territoires où les habitants ne se connaissent plus. Ceux-ci habitent dans un quartier, travaillent dans un autre. La séparation entre l’habitat et le travail est le quotidien de la majorité des urbains, mais aussi désormais des ruraux. Le mode de vie urbain a gagné l’ensemble des territoires et contribué à effacer les frontières séculaires entre les villes et les campagnes. Si on s’en tient aux pays que l’on qualifie de développés, les personnes pratiquent aujourd’hui au quotidien plusieurs territoires, ceux de leur résidence et de leur travail, mais aussi ceux de leurs loisirs, de leurs réseaux de relations familiales, professionnelles, religieuses… En passant de territoire en territoire, elles fréquentent des milieux sociaux différents. Elles vivent dans leur propre être la diversité sociale. Qu’elles se revendiquent peu ou prou de ces milieux, elles s’approprient, même involontairement, leurs cultures et participent à leur défense et à leur valorisation. L’interterritorialité s’est substituée au territoire.
Si l’homme est de par sa « nature » « un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant », comme le caractérisait Montaigne, ne l’est-il pas plus que jamais dans les conditions de vie des sociétés « modernes » ? L’homme contemporain « n’éclate-t-il » pas par cette confrontation à la diversité, par son appartenance à des sociétés atomisées, séparées en groupes d’intérêts, de cultures et de modes de vie différents ? N’appartenant plus, sauf exception, à une seule communauté rassemblant l’intégralité de sa vie et de son destin, n’est-il pas mis devant le défi de construire et de défendre l’unité de sa personne en intégrant les contraintes quotidiennes de sa dispersion ? Peut-il conserver à tout prix les cadres anciens de son temps, de ses lieux et milieux, ou doit-il chercher plutôt à s’adapter à la pluralité des mondes dans lesquels il s’inscrit ?
- Les patriotismes « sociétaux »
L’homme contemporain est pris désormais dans une tension entre, d’une part, l’ethnocentrisme que portent toute appartenance et tout attachement à son propre univers et son histoire et, d’autre part, le cosmopolitisme irréversible de sa condition actuelle et future. C’est un des grands traits et ressorts des mutations de notre civilisation. Si, pour diverses raisons, l’homme contemporain reste figé dans le monde passé, il peut être tenté de rechercher la sécurité et les bonnes raisons de sa personne dans des « patriotismes » archaïques que sont les nationalismes, les communautarismes, les tribalismes, les clanismes, les autonomismes, les familialismes, les corporatismes… Autant de sources d’enfermements et de totalitarismes, même subtiles15… De la même façon, s’il se laisse illusionné par un cosmopolitisme niant toute frontière, par l’ultralibéralisme des échanges et des mœurs ou un multiculturalisme sans exigence et sans construction de valeurs communes, il se condamne à renoncer à toute unité de sa personne et à ses équilibres requis pour vivre en société, à partager avec ses semblables toute cause collective supérieure. En revanche, s’il s’efforce de s’adapter au cosmopolitisme et au pluralisme irréversible des sociétés contemporaines, s’il s’en nourrit, s’il veut les ordonner pour instaurer et protéger les cohérences de sa personne, il tend plutôt à construire et à mettre en valeur tout ce qui contribue à l’unité de la société, comme le civisme, la citoyenneté, le bien commun, l’éducation, les valeurs du vivre ensemble, la défense de ses intérêts légitimes, dont on parle souvent en termes de causes nationales. S’il accepte de s’intéresser aux expériences, aux projets, aux pratiques, aux visions, aux espérances de l’autre, sans doute sait-il découvrir le bien commun possible et renouveler ses valeurs suprêmes. Il peut faire dans tous les domaines. Il peut être conservateur dans l’un, progressiste dans l’autre. Ce qui ne manque pas de rendre difficile la lecture des choix politiques et des comportements citoyens. Les tensions ne sont plus binaires, même si elles ne l’ont jamais été complètement, mais multiples. Elles ne peuvent être dépassées que dans des causes communes, s’enracinant dans le lien social de chaque personne et dans le sentiment et l’exigence d’un bien commun supérieur. N’est-ce pas là le nouvel horizon d’un inéluctable patriotisme, puisqu’il est impossible d’échapper à la défense de notre intégrité que nous pouvons figer désespérément dans un passé révolu ou redéfinir dans les réalités et les évolutions des sociétés et de leurs frontières ?
Les « patriotismes d’hier » ne survivent ou ne sont acceptables que s’ils se renouvellent et se reconfigurent dans les nouveaux patriotismes et ceux du futur. Aucun pays ne peut aujourd’hui s’enfermer dans ses frontières sous peine de se condamner ; aucun État-nation ne peut se refonder, et prétendre réguler la société de son et de ses territoires, s’il fait prévaloir sa seule culture, ses seules normes, ses seules institutions. Il en est de même pour toute collectivité territoriale, région, département, commune…, et pour toute institution ou tout métier. En même temps, le renouvellement de leurs territoires, des valeurs et des attentes qui leur sont attachées, ne peut s’effectuer en niant « les patrimoines patriotiques ». Mais si ceux-ci sont affirmés comme exclusifs, ils peuvent conduire à des intolérances et à des sectarismes, porteurs de destruction sociale. S’ils sont conjugués aux réalités cosmopolites contemporaines, ils dessinent à l’échelle locale comme dans le champ géopolitique les causes communes qui sont indispensables à un destin acceptable et qui sont à défendre à tout prix. Dans des sociétés façonnées par les in territorialités, les interculturalités, les pluralismes des appartenances sociales, mis sous tension par les enjeux locaux, nationaux et internationaux, le défi patriotique est tout autant impérieux aujourd’hui qu’hier. Les patriotismes ne sont ni bons ni mauvais. Ils peuvent se pervertir dans des aventures totalitaires et conquérantes, comme se sublimer dans la défense et la promotion des biens suprêmes de la personne. Ils sont constitutifs de l’histoire et inhérents à ses conflits inéluctables. Ils procèdent du principe d’unité de la société, d’une unité jamais acquise puisqu’elle n’est pas naturelle. Si les patriotismes n’animent pas les sentiments d’appartenir, au-delà des différences, à une même communauté d’intérêts et de destin, à l’échelle de la vie quotidienne (des petites patries) comme à celle des États-nations ou de leur rassemblement pour des biens supranationaux (comme dans l’Europe), les sociétés se livrent alors à des aventures destructrices et à des barbaries. L’histoire comme l’actualité ne manquent pas de nous le rappeler, et cela sur tous les continents. Si des patriotismes disparaissent un moment des représentations sociales, c’est que les conflits qui les animent sont en sommeil. Mais l’histoire ne peut que les réveiller.
- Le patriotisme du soldat
La condition militaire illustre parfaitement cette évolution du patriotisme contemporain. Le soldat d’aujourd’hui appartient à cette génération qui pratique des univers différents de cultures, de communautés, de milieux sociaux, d’aspirations, de formations et d’éducations… Son engagement dans l’armée lui apporte un univers supplémentaire, mais renonce-t-il pour autant à ceux qui ont fait sa personne ? Pourquoi s’engage-t-il ? Pour gagner sa vie ? Préparer et assurer son avenir ? Pour servir la patrie et être prêt à donner sa vie pour elle, pour l’Europe, pour la paix, pour des valeurs ? Ou plutôt avant tout pour honorer tous les liens construits au cours de sa vie d’apprentissage et d’exercice de son métier, pour en respecter sa déontologie (faire son devoir), pour honorer la « patrie de proximité » de ses camarades dont il a appris à être solidaire, pour ses chefs dont il veut mériter la considération ? Question à laquelle le silence devant la mort éclaire bien plus que toute explication. Il nous laisse le temps et la liberté de penser que tout sacrifice pour les autres dépasse sa conjoncture, et qu’il contient l’exigence dans la personne d’un bien suprême de sa communauté, de son pays, de l’humanité. Les résistants se battaient pour défendre les territoires d’une patrie, mais sans doute bien plus au fond d’eux-mêmes pour la cause d’un destin de la personne qui ne peut se réaliser que dans les libertés d’une société ouverte aux autres.
1 Conflits rendus célèbres par la romance de Roméo et Juliette, la tragédie de Shakespeare écrite dans les années 1590, et maintes fois reprise au théâtre, au cinéma et dans des comédies musicales.
2 Philippe Contamine, « Mourir pour la patrie. xe-xxe siècle », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. T. II. La Nation, Paris, Gallimard, 1986, pp. 11-43.
3 Jean Mabire, Godefroy de Harcourt, seigneur normand, édition du Lore, 2007 ; Jean-Yves Marin, « Geoffroy d’Harcourt, une “conscience normande” », La Normandie dans la guerre de Cent Ans 1346-1450, Paris, Skira/Le Seuil, 1999 ; François Neveux, La Normandie pendant la guerre de Cent Ans, Rennes, Ouest-France Université, 2008.
4 Philippe Contamine, « Geoffroy de Charny (début du xive siècle -1356). “Le plus prudhomme et le plus vaillant de tous les autres” », Pages d’histoire militaire médiévale, Paris, Institut de France, 2005, pp. 171-184, rééd. Histoire et société. Mélanges offerts à Georges Duby. T. II. Le Tenancier, le Fidèle et le Citoyen, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1992, pp. 107-121. Geoffroy de Charny était considéré par ses contemporains comme l’un des meilleurs chevaliers de son temps. Il était aussi une sorte de « théoricien » de la chevalerie et de la guerre, par les ouvrages qu’il a publiés sur la chevalerie (Livre de la chevalerie, vers 1350), la guerre, les joutes et les tournois (Demandes pour la joute, les tournois et la guerre, vers 1352).
5 Philippe Contamine, op. cit.
6 Ibid.
7 Hubert Méthivier, La Fronde, Paris, puf, 1984 ; Michel Pernot, La Fronde, Paris, Éditions de Fallois, 1994 ; Alexander Rubel, « Une question d’honneur. La Fronde, entre éthique de la noblesse et littérature », xviie Siècle n° 254, 2012, pp. 83-108.
8 Jules Michelet, Le Peuple, 1846. Jules Michelet (1798-1874) est considéré comme l’historien de la « supériorité française ».
9 Flora Tristan (1803-1844), femme de lettres, ouvrière, militante féministe, appartient au courant du socialisme utopique et humanitaire du xixe siècle.
10 Cf. la critique de la soviétologie de Jean-Marie Chauvier, Urss : une société en mouvement, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 1988.
11 Hélène Carrère d’Encausse, L’Empire éclaté, Paris, Flammarion, 1978 ; Emmanuel Todd, La Chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Paris, Robert Laffont, 1976.
12 Théorisée notamment par Manuel Castells, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998.
13 L’individualisme n’est pas un signe de progrès et de liberté. Il est plutôt porteur des apories, des impuissances et des pathologies sociales de notre temps. En encourageant l’homme dans ses passions, ses seuls intérêts, ses propres expériences, il le replie et le « cloue » dans sa naturalité ; il l’éloigne de sa raison sociale et de ses obligations à forger avec ses semblables une communauté de destin.
14 Que le sociologue Émile Durkheim caractérisa comme une société mécanique par des liens et des activités peu différenciées et qui font communauté. Il la distingue d’un modèle organique des sociétés modernes dont le lien social repose sur l’interdépendance des activités.
15 Voir Jean-Pierre Le Goff, La Barbarie douce, Paris, La Découverte, 1999.