« Ils étaient nos enfants, désormais ils ont gagné le droit d’être nos frères. » Cette étonnante formule, placée en tête d’un article paru en 1919 et consacré au rôle des troupes indigènes dans la Grande Guerre, illustre bien les équivoques qui ont toujours accompagné la figure du tirailleur et la perception qu’en avaient les Français. Aujourd’hui encore, et peut-être plus que jamais eu égard à l’actualité et aux débats autour de l’intégration, elle constitue un bon marqueur des rapports qu’a entretenus et continue d’entretenir la République avec l’Autre, en particulier issu du continent africain.
Entre nécessité impérieuse de recruter, préoccupations budgétaires, discours émancipateurs, théories d’assimilation ou d’association, débats entre intégration ou communautarisme, le sort du soldat recruté aux colonies n’a cessé d’osciller. Pendant un siècle, de 1860 à 1960, aux yeux d’une majorité de métropolitains qui ne voyagent pas et se préoccupent peu de l’étranger, ces Africains apparaissent comme les figurants d’un spectacle colonial souvent pris pour une expression du réel.
Sur les côtes africaines, l’emploi de supplétifs apparaît dès les xvie et xviie siècles, avec les pilotes, matelots ou manœuvres embarqués à bord des vaisseaux de la marine royale ou des compagnies commerciales. Aucun discours ne préside à leur enrôlement. Il s’agit de mesures strictement techniques imposées par le manque d’informations sur le pays et les cours d’eau, les risques sanitaires encourus, le faible nombre de volontaires européens et leur coût élevé. La première, l’expansion territoriale en Algérie, qui suit le débarquement en 1830, exige des contingents importants et c’est parmi les anciens militaires à la solde de l’Empire ottoman que la France lève ses premiers tirailleurs indigènes, d’ailleurs surnommés turcos en référence à leur origine. Sous la Restauration, la formation d’unités de spahis sénégalais à Saint-Louis du Sénégal répond aux mêmes besoins.
En revanche, même s’il correspond à un besoin pressant en hommes pour pénétrer puis occuper les terres africaines, le recours aux premiers tirailleurs africains s’inscrit dans une certaine mise en œuvre des idées universalistes et humanistes héritées de la Révolution. L’abolition de l’esclavage en 1848 ayant laissé en déshérence et dans une totale absence de statut des milliers de captifs, les autorités militaires proposent de les « racheter » à leurs anciens maîtres pour en faire des hommes libres en échange de contrats d’engagement. Cependant, le système est rapidement dévoyé par des marchands peu scrupuleux qui vont à nouveau réduire en esclavage leurs compatriotes pour mieux les revendre à l’administration française. Faidherbe met un terme à ces pratiques douteuses en obtenant en 1857 de Napoléon III un statut officiel pour ces soldats regroupés en un premier bataillon dit de tirailleurs sénégalais. Finalement, les autorités militaires font preuve de pragmatisme et usent de tous les modes de recrutement possibles, du contrat d’engagement avec primes ou part de butin sur les prises de guerre à celui, plus ou moins volontaire, de guerriers ou mercenaires adverses faits prisonniers, et, dans les situations extrêmes, à de véritables campagnes de recrutement forcé.
L’occupation de territoires de plus en plus vastes en Afrique subsahélienne et équatoriale impose la formation de diverses unités de tirailleurs désignées initialement en fonction de leur région d’origine : tirailleurs sénégalais, haoussas, gabonais, tchadiens, congolais… En 1900, ils adoptent pour seul nom générique celui de sénégalais, en référence à leur premier lieu de création, les Malgaches, Somalis et Indochinois gardant leur appellation particulière.
Si elles répondent à des objectifs impérialistes et commerciaux, ces conquêtes, qui dotent la France du deuxième domaine colonial au monde, s’inspirent également des principes de la « hiérarchie des races », nés des théories de Darwin sur l’évolution, plus ou moins bien interprétées, et des idées de « sélection naturelle » des « races ». Dans l’esprit des pères de la IIIe République, si coloniser était un droit, c’est devenu un devoir ; le devoir de civiliser des populations qui s’étagent sur une échelle graduée à l’aune de leur développement historique, politique, économique, social et culturel… Dans ce dispositif, les tirailleurs deviennent les modèles de l’action coloniale et la preuve vivante des progrès réalisés. Ils personnifient les « bons élèves » de la mission « civilisatrice ». Et ceci à un moment où en métropole, l’armée, « arche sacrée de la Nation », est au cœur des projets émancipateurs et éducateurs de la République, notamment à travers le service militaire que plusieurs lois, jusqu’à celle de 1905, s’efforcent de rendre égalitaire, obligatoire et universel.
Depuis Valmy, le soldat citoyen incarne le héros martyr laïc et, après la cuisante défaite de 1870 face à la Prusse, l’épopée outre-mer offre l’occasion à une nouvelle génération de militaires de s’affirmer. Les discours des gouvernants, les intérêts des divers lobbies coloniaux et, au-delà, de tous ceux qui entendent tirer profit des nouvelles opportunités, trouvent aussi avec l’aventure impériale un véritable support de communication, aux confluences d’une presse, en particulier de reportage, qui se développe, de la photographie qui se répand, de l’alphabétisation qui progresse, et de l’engouement général pour les sciences et les découvertes. Ainsi, les expositions universelles, nationales ou locales, les attractions anthropozoologiques, les spectacles, la chanson, les romans populaires, les réclames, les jouets… accordent-ils une très large place aux exploits des explorateurs et des militaires. En apportant pacifiquement le Congo à la France, Savorgnan de Brazza accède à la gloire nationale avec à ses côtés le fidèle sergent sénégalais Malamine qui a su, en son absence, tenir tête au concurrent Stanley. L’imagerie populaire reprend largement la scène, inventée de toutes pièces, où un esclave africain, venant, à l’initiative de Brazza, de toucher le drapeau tricolore, se voit libéré de ses chaînes, conquérant à la fois sa liberté et, éventuellement, l’honneur de servir la France par les armes. Le contraste entre la nudité, symbole du « sauvage », et l’uniforme, signe de modernité, est systématiquement mis en avant dans l’iconographie populaire. En 1899, ce sont les tirailleurs de la colonne du commandant Marchand, qui a traversé l’Afrique d’ouest en est, qui défilent triomphalement à Paris. Il en ira de même à l’occasion de tous les événements marquants de l’épopée coloniale jusqu’au défilé du 14 juillet 1913, qui consacre définitivement le rôle de l’armée d’Afrique et de l’armée coloniale au sein de la Nation. Ce jour-là, à Longchamp, des dizaines d’emblèmes sont remis aux unités indigènes et le drapeau du 1er régiment de tirailleurs sénégalais reçoit la Légion d’honneur.
Devant les dangers grandissants d’une crise internationale et d’un conflit avec l’Allemagne, les Français se rassurent avec l’apport démographique et économique des colonies. Des théories comme celles développées par le colonel – futur général – Mangin, dans La Force noire, ouvrage publié en 1910, y concourent. Il reprend l’idée d’une Afrique noire, réservoir d’hommes solides qui, avec les tirailleurs, ont montré leur valeur guerrière et leur attachement à la France. Mobiliser ces contingents, composés en large partie d’animistes, afin de les déployer en Afrique du Nord dans un premier temps, permettrait de mieux contrôler le Maghreb, dangereusement soumis, croit-on alors, aux influences d’un islam incertain en cas de conflit, et d’envoyer sur la frontière nord-est française une armée d’Afrique très professionnelle.
Cependant, si le grand public peut s’enthousiasmer à la vue de « ces braves tirailleurs », l’état-major demeure beaucoup plus circonspect. Instruction, équipement, aptitude au combat en Europe, conditions de regroupement, d’acheminement et d’hébergement, coûts, autant de perspectives qui ne militent pas en faveur de la mobilisation des colonisés. Quant à la « Force jaune » que préconise à la même époque pour l’Indochine le général Pennequin, elle va plus loin, non pas dans l’appel massif aux indigènes, mais dans le rôle imaginé pour les cadres indochinois. Parfaitement formés et instruits, ces derniers seraient appelés à prendre part à la mise sur pied d’une armée creuset d’une élite apte à assurer une certaine autonomie nationale, les relations avec la puissance coloniale restant toutefois à définir.
À la veille de la Grande Guerre, la perception et le rapport aux militaires africains, ces corps intermédiaires du fait colonial, restent donc confus, largement brouillés par les clichés et l’emphase des postures patriotiques, qu’elles soient le fait de la classe politique, des publicistes ou de la société civile ; une confusion à la mesure de celle qui marque la relation des Français à leur empire ultramarin.
À quelques très rares exceptions, les tirailleurs sont soumis au Code de l’indigénat, établi en Algérie à partir de 1830 puis étendu à tout l’espace colonial, c’est-à-dire qu’ils sont sujets et non citoyens. En effet, devant la difficulté à concilier en matière civile, religieuse et familiale (héritage notamment) le droit français et la laïcité d’une part, avec le droit coutumier local, musulman en particulier, d’autre part, les juristes échafaudent progressivement un régime juridique appliqué aux colonies. Ce régime spécifique a également des conséquences sur le statut des soldats. On appelle indigénat l’ensemble des dispositions réglementaires applicables aux populations indigènes de l’Algérie et des colonies acquises depuis 1833. En Algérie, il s’agit tout d’abord d’un régime d’exception appliqué par décret aux populations kabyles (1874), puis aux territoires du Sud (1878) et, enfin, étendu à l’ensemble du territoire. Cette mesure est entérinée par une loi de 1881, parfois qualifiée de « code algérien de l’indigénat », même si les juristes n’utilisent pas cette appellation. Des régimes analogues sont imposés aux populations des colonies d’Afrique noire, de Madagascar et d’Indochine au fur et à mesure de leur organisation. Jusqu’en 1912, les unités indigènes de l’armée d’Afrique sont recrutées par engagements et rengagements volontaires. L’expansion coloniale exigeant de plus en plus de troupes, la conscription, déjà en vigueur en Tunisie, est alors imposée pour fournir les effectifs. En contrepartie, quelques avantages sont accordés aux conscrits (droit de vote dans les municipalités, emplois réservés), mais ils ne sont pas encore des citoyens à part entière. Par décret du 19 décembre 1912, les Algériens ayant accompli leur service militaire sont exemptés du régime de l’indigénat. En fait, un code aux interprétations contradictoires qui, de plus, ne devrait pas être applicable sur le sol national car, si les sujets ne disposent pas des mêmes droits que les Français, ils n’en ont pas moins la nationalité… Ce code connaîtra plusieurs aménagements avant de disparaître en 1958 avec la fin des doubles collèges électoraux.
Initialement prévu comme une campagne de courte durée, le conflit qui se déclenche en 1914 se révèle un des plus destructeurs de tous ceux que la planète a jusqu’alors connus. Totale, mondiale, mobilisant toutes les ressources, toutes les énergies et tous les bras, la conduite des opérations exige sans cesse de plus en plus d’hommes, en première ligne comme à l’arrière, et le recrutement des tirailleurs sénégalais suit cette courbe exponentielle. Huit mille en septembre 1914, ils sont cinquante mille en 1915 et, au total, en 1918, cent trente-quatre mille d’entre eux auront été acheminés vers les fronts du Nord-Est et d’Orient, tandis que des dizaines de milliers de Malgaches, d’Indochinois et de Maghrébins répondront aux multiples besoins de la défense nationale. Quant aux doctrines qui président à l’emploi des Africains, une fois encore l’empirisme est la règle. La réaction au feu ennemi des premières formations de tirailleurs est en rapport avec leur niveau d’instruction. Ainsi, alors que les bataillons de jeunes recrues jetés dans la bataille de la Marne déçoivent, les vieux soldats rôdés aux opérations du Maroc tiennent admirablement dans l’eau et la neige de Dixmude. La cohésion et l’allant de la troupe reposant en large partie sur la personnalité, l’expérience, la proximité des cadres et la confiance qui leur est accordée, le haut commandement favorise la création d’unités mixtes composées d’Africains et d’Européens. Dans la boue des tranchées, une fraternité d’armes s’instaure qui, si elle ne gomme pas totalement les préjugés à l’endroit des Noirs, contribue cependant à tisser des liens dont les troupes coloniales puis les troupes de marine garderont la mémoire et une réelle expertise.
Cependant, les équivoques persistent. En effet, si pour des millions de Français, militaires et civils, la guerre donne l’occasion de rencontrer et de partager avec des Africains, la propagande, et la publicité surtout, à commencer par celle des marques commerciales ou des fabricants de produits patriotiques, les enferment dans des stéréotypes très actifs. Le plus célèbre, celui qui désignera pour longtemps le brave tirailleur comme un colosse au sourire resplendissant de « grand enfant », toutes dents en avant, c’est « Y’a bon Banania », slogan pour une marque de chocolat en poudre. Apparue en 1915, cette publicité ne lâchera plus les tirailleurs, au point d’inspirer ces belles lignes de Léopold Sédar Senghor quelques années plus tard dans Hosties noires : « Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France. » Parmi les très nombreuses cartes postales diffusées de 1914 à 1918 par des éditeurs privés, les combattants indigènes sont à l’honneur, mais, là encore, sous les traits d’un primitif devenu un soldat civilisé grâce à la mère patrie et qui s’oppose désormais aux vrais « barbares » que sont les « Boches ». Une carte postale l’illustre parfaitement. À une famille française venue regarder des prisonniers allemands, le tirailleur affecté à leur garde dit rigolard : « Ti viens voir li sauvages !!! » En fait, ce paternalisme caractérise le comportement général de la plupart des Français et rares sont les observateurs qui, comme l’artiste peintre et auteur Lucie Cousturier, tentent d’aller au-delà des poncifs et de prendre en compte la complexité de l’altérité dans un contexte d’inégalités coloniales et, pour l’heure, de guerre.
En revanche, ce paternalisme, tentative républicaine de concilier discours humaniste et égalitaire, « hiérarchie des races » et progrès, reste l’exception parmi les autres nations belligérantes. En effet, à la différence de la France, à aucun moment, ni l’Allemagne ni la Grande-Bretagne ou encore la Belgique n’ont envisagé d’engager sur le théâtre d’opérations européen les troupes noires dont pourtant elles disposent en nombre sur le continent africain. La raison en est clairement exprimée dans diverses instructions : les indigènes ne doivent pas participer à des conflits entre Blancs parce que le prestige de ceux-ci en souffrirait et, de plus, qu’il serait inconvenant, voire dangereux, d’amener des indigènes noirs en Europe ; par suite, seuls l’armée des Indes ainsi que quelques faibles contingents issus de l’Empire britannique ou des travailleurs levés en Afrique du Sud seront acheminés sur le Vieux Continent. Quant aux États-Unis, qui pratiquent toujours la ségrégation, leurs chefs militaires refusant de les employer au sein d’unités de combat, c’est l’armée française qui accueille dans ses rangs, encadre, équipe en partie et instruit plusieurs de leurs régiments afro-américains.
Entre-deux-guerres, la situation évolue peu. La citoyenneté, déjà accordée dès la fin du xixe siècle à quelques tirailleurs indigènes pour des actes de bravoure au combat, est bien promise aux anciens combattants, mais son obtention exige des démarches et impose des conditions telles que la plupart d’entre eux y renoncent, préférant en outre le retour au pays et les retrouvailles avec leur famille à une hypothétique installation en France. Bien que le maréchal Lyautey cherche, en 1931, avec l’exposition coloniale internationale de Vincennes, à intéresser ses compatriotes à leur empire, peu au fond s’en préoccupent. Les colonies restent majoritairement perçues comme des destinations exotiques, peuplées de populations arriérées ou décadentes, produisant des denrées pittoresques, un artisanat de pacotille ; l’ensemble, avec ses ressources, ses bras et ses soldats, constituant l’arrière-plan du décor de la « plus grande France », « un empire de cent millions d’habitants », convoqués à chaque événement national ou lors des crises graves.
Devenu, un personnage incontournable de la vulgate coloniale et de la vie militaire, au même titre que « l’ami Bidasse » ou le « trouffion » des comédies avec Fernandel, le tirailleur à la chéchia rouge, bien qu’il bénéficie de toute l’attention du commandement et en particulier de la direction des troupes coloniales, n’est pourtant pas tout à fait l’égal des engagés ou appelés métropolitains. Ainsi, sa solde reste inférieure à celle des soldats français, tandis que les promotions et l’avancement répondent rarement aux espérances des intéressés, bien qu’une école de formation des cadres fût mise sur pied dès le milieu des années 1920 dans les camps du Sud-Est… Complexité des situations et d’une armée coloniale qui peine à nommer puis à promouvoir des officiers africains aux plus hauts grades, par méfiance sans doute, voire racisme dans certains cas lorsque l’officier noir se retrouve subordonné à un officier blanc d’un grade inférieur ; plus sûrement parce que les élites africaines préfèrent faire carrière dans l’administration ou le commerce plutôt que dans l’armée.
La question religieuse révèle également de nombreux contrastes. Au cours de la Grande Guerre, la République laïque, voire anticléricale, avait interdit l’accès des camps de transition et de repos établis pour les tirailleurs dans le Sud de la France aux congrégations religieuses chrétiennes par crainte de leur prosélytisme. Mais, dans le même temps, elle avait laissé les chefs militaires s’appuyer sur des leaders religieux – imans ou marabouts reconnus comme tels par leurs camarades – et sur certaines confréries musulmanes pour améliorer les relations d’autorité avec les hommes. De la même manière, une mosquée provisoire est construite à Fréjus pendant le conflit, probablement à l’initiative des soldats musulmans qui sont à l’époque une minorité parmi leurs camarades adeptes de l’animisme, avant que ne soit érigée, cette fois à l’initiative du commandement, la mosquée Missiri en 1928-1930. Dans les années 1930, la République finit par autoriser les tirailleurs à fréquenter les foyers des congrégations religieuses missionnaires.
Autre évolution entre-deux-guerres, celle de l’usage du langage surnommé le « Moi-y-a-dit », destiné à servir de socle d’échange à des recrues issues de centaines d’ethnies différentes. Le manuel à l’usage des troupes employées outre-mer, élaboré sous la direction du général Mangin et publié en 1923, précise bien : « Il ne suffit plus de faire apprendre comme par le passé des rudiments de notre langue : l’indigène recruté dans les colonies occupera désormais les mêmes emplois que les Européens. […] Une connaissance plus approfondie du français lui est devenue nécessaire. » L’enseignement de la langue française, considérée par les autorités comme un élément fondamental de l’« entrée » en République, devient une priorité dans l’instruction, à la différence des Britanniques qui, au contraire, exigent de leurs officiers l’apprentissage des langues indigènes. Le rapport à la langue illustre bien ainsi une différence fondamentale des mentalités. En 1936, sous le Front populaire, source d’espoir pour tous les mouvements nationalistes ultramarins, dont beaucoup sont animés par des anciens combattants de la Grande Guerre, les timides propositions d’émancipation pour l’Algérie contenues dans le projet dit Blum-Violette ne résisteront pas à l’hostilité des colons et à la montée des dangers en Europe.
En 1939, c’est à nouveau tout naturellement vers l’empire que se tourne la métropole pour conjurer le danger allemand. « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », « La France peut mobiliser deux millions de soldats et cinq cent mille travailleurs dans son empire » font la une des journaux. Mais la réalité est bien différente. À peine plus de soixante mille Africains et quinze mille Malgaches, dont beaucoup d’engagés servant dans les régiments de tirailleurs stationnés en France, combattent en mai et juin 1940. Face à des troupes allemandes imprégnées de préjugés racistes, désireuses de leur faire payer les prétendus actes de barbarie commis en 1914-1918 ou lors de l’occupation de la Ruhr en 1919, les tirailleurs combattent souvent jusqu’aux limites extrêmes de leurs moyens, et sont fréquemment victimes d’exactions et d’exécutions sommaires. Maintenus en captivité dans des Frontstalag établis sur le sol français, les Africains ne constituent pas un enjeu essentiel pour les autorités nazies alors que les soldats maghrébins sont l’objet de quelques attentions dans le cadre de la politique pro-arabe et antisémite menée par Berlin.
En revanche, pour l’État français de Vichy et pour la France libre du général de Gaulle, les colonies africaines, les ressources économiques et humaines qu’elles recèlent, sans oublier leur dimension géostratégique et diplomatique, jouent un rôle essentiel. C’est depuis Brazzaville que le 27 octobre 1940 de Gaulle annonce la création du Conseil de défense de l’empire et, même s’ils demeurent modestes à l’échelle de la guerre mondiale, les combats de Koufra ou de Bir Hakeim, auxquels participent nombre de tirailleurs africains, marquent le retour des forces françaises dans la guerre. Avec la libération de l’Europe, à partir de 1943, à laquelle les Africains prennent part en grand nombre, une France déchirée essaie de se rejouer l’unité nationale. Mais les images d’empire ne suffisent plus à redresser le pays et à masquer les formidables bouleversements nés de la guerre, à commencer par les premières luttes pour les indépendances nationales qui se déclenchent en Indochine, à Madagascar et, plus tard, au Maroc et en Algérie.
En 1946, avec l’abrogation du Code de l’indigénat, les tirailleurs accèdent à une citoyenneté toujours qualifiée de « seconde zone », car l’égalité complète des droits avec les citoyens français reste loin d’être acquise. Cependant, elle ouvre la voie à un processus qui conduira à l’indépendance des pays africains, en particulier avec la loi-cadre Gaston Defferre en 1956. C’est dans cette optique qu’est créée la même année l’École de formation des officiers ressortissants des territoires d’outre-mer (efortom), qui accueillera jusqu’en 1965 huit promotions totalisant deux cent soixante-treize élèves officiers, parmi lesquels quatorze deviendront chefs d’État et de nombreux autres occuperont des fonctions majeures au sein des armées nationales, dans l’administration ou la diplomatie.
Au lendemain des indépendances, s’ils intègrent nombreux leurs jeunes armées nationales, les tirailleurs et leurs aînés anciens combattants disparaissent du paysage français, et il faut attendre le milieu des années 1980 et leurs revendications d’une égalité des pensions et retraites pour qu’ils fassent l’objet de premiers ouvrages scientifiques ou films documentaires. Il est vrai qu’entre-temps les médias, la littérature, les travaux universitaires… les ont ignorés, car ils incarnaient un projet que les élites, intellectuelles et politiques, de la République souhaitaient oublier. Seules les associations d’anciens combattants français, et notamment les amicales des troupes de marine, via la coopération, les soutenaient encore et rappelaient leur histoire : volonté de pérenniser cette histoire partagée, qui connaît un point d’orgue en 2007 avec l’hommage rendu lors des cérémonies de Bazeilles à Fréjus puis, en 2010, avec la mission mémorielle et pédagogique « Force noire » du ministère de la Défense, qui a reçu pour objectif de les honorer et de préserver leurs traces sur le continent africain comme en France.
Avec l’actuelle recrudescence de la « guerre » des mémoires particulières, la figure du tirailleur occupe à nouveau l’espace médiatique et imaginaire des Français. Des problèmes des sans-papiers à ceux des migrants, des questionnements liés à l’intégration ou au communautarisme, de l’opportunité de choisir un rappeur d’origine guinéenne pour chanter à Verdun pendant les commémorations de 2016, le parent ancien combattant est sans cesse invoqué. Une confusion entre histoire et mémoire, une instrumentalisation, le recours à un pathos qui, « en creux », ne sont pas sans rappeler les discours et allégories patriotiques qui glorifiaient autrefois « nos braves héros de la conquête ».
Comme nous l’écrivions en préambule, le tirailleur africain est au cœur des aspirations, des mythologies, des non-dits et des équivoques dont témoignent les rapports de la France avec l’Afrique ; la création et l’utilisation de la Force noire illustrant cependant un des aspects les plus aboutis du projet colonial républicain. Avec un message à usage universel, issu des Lumières et de la Révolution, la IIIe République tend à établir un modèle d’intégration que l’armée est chargée d’appliquer. Aux colonies, la même tâche est assignée aux troupes coloniales. Le combattant africain et malgache est recruté non comme un supplétif en service provisoire ou à durée déterminée, mais bien comme un tirailleur. Autrement dit comme un soldat voué à garder ses qualités au-delà de la durée de son service et destiné à devenir l’un des rouages essentiels de la société coloniale après avoir été un « bon élève » de l’école militaire de la République. Primes d’engagement égales au coût moyen de la dot, emplois réservés dans l’administration, apprentissage de métiers techniques à partir des années 1950 visent à constituer des classes moyennes. La suite est moins claire, quel avenir pour les colonies : évolution au sein d’une Union française, association, fédération d’États, Communauté, interdépendances, indépendances totales… ?
L’immigration de travail, le regroupement familial, les mouvements migratoires liés aux guerres, aux catastrophes naturelles, à l’expansion démographique, aux crises économiques, l’émergence de mouvements et partis politiques xénophobes ou racistes reposent régulièrement la question de l’Autre, de l’Étranger. À l’heure des replis identitaires, des débats autour de la « pluralité ethnique et culturelle », du droit du sol opposé au droit du sang, des droits liés au sang versé, toutes les images s’entrechoquent, tous les fantasmes émergent, toutes les illusions aussi. Nous sommes cependant convaincus qu’une approche scientifique rigoureuse, cohérente, apaisée et partagée, en France et en Afrique, devrait permettre à chacun d’appréhender l’histoire et l’altérité dans toute leur complexité. Les tirailleurs ne sont pas tombés à Douaumont, devant Reims, sur les plages de Provence ou à Dien Bien Phu pour que leurs descendants se noient au large des côtes grecques, italiennes ou espagnoles. Ils nourrissaient sans nul doute l’espoir que leur engagement, leurs peines seraient gages de liberté, d’équité, d’un destin meilleur pour les leurs, celui « d’hommes debout », selon leurs propres mots.