D’un héritage transmis par ses parents, le patrimoine s’est étendu à l’ensemble des biens, matériels et immatériels, transmis par une collectivité à ses membres et bien au-delà. Ainsi, la France révolutionnaire puis républicaine, qui se voulait héritière des Lumières du xviiie siècle, s’est attachée à diffuser et à transmettre ses valeurs universelles à l’humanité connue. En témoignent aujourd’hui des idées, des valeurs, des pratiques politiques et sociales, des textes, des lois, mais aussi un grand nombre d’édifices, de constructions, de monuments, d’œuvres d’art répondant à une fonction pratique tout autant que symbolique. Soumis aux aléas des guerres, des invasions, des occupations, des bouleversements économiques, des changements politiques, des outrages du temps, un grand nombre de ces vestiges a disparu. Depuis quelques années, à côté des traditionnels discours universalistes dominants, une nouvelle doxa impérative a cependant émergé : celle de la réappropriation mémorielle historique, culturelle, singulière, communautariste. Cette superposition de perceptions et d’usages, souvent opposés, contradictoires et équivoques, favorise réinterprétations et utilisations de toute nature.
S’il est un domaine où la République française, la IIIe en particulier, a voulu affirmer ses principes, son identité et marquer de façon pérenne son action, c’est bien dans son empire colonial. Au milieu du xixe siècle, les théories évolutionnistes darwiniennes, diversement interprétées en Europe, conduisent à une hiérarchisation de ce que l’on appelle alors les « races » et contribuent à établir une échelle de développement de l’humanité au sommet de laquelle se trouve l’« homme blanc ». Dès lors, toute manifestation de cette prééminence, à travers la supériorité militaire, les progrès de la médecine ou matérialisée par la construction d’infrastructures, est un symbole de pouvoir autant qu’un modèle à atteindre, à copier pour le colonisé, perçu comme un sujet en voie d’évolution. L’allégorie de la « mère patrie » et de ses « grands enfants », constamment reprise dans les représentations et les discours coloniaux pour témoigner des rapports entre la France et ses populations indigènes, est ainsi omniprésente dans les œuvres figuratives ou la statuaire publique outre-mer. Avec la Grande Guerre, les colonies, qui ont contribué en hommes et en produits à l’effort de guerre, accèdent à un statut supérieur et la presse n’hésite plus à titrer : « C’étaient nos enfants, ce sont désormais nos frères. »
À la destinée collective assignée par la France à son empire, la fraternité d’armes, les morts, les blessés apportent désormais un nouveau lien, source à venir d’une mémoire commune. En métropole, mais également en Indochine, en Afrique noire, au Maghreb, à Madagascar, aux Comores, dans le Pacifique, dans les Vieilles Colonies, des centaines de monuments sont érigées, des stèles apposées, des rues baptisées en souvenir des combattants. Lieux symboliques par excellence des grands rendez-vous patriotiques de la « Plus Grande France » jusqu’en 1945, en revanche, à l’heure des combats pour la libération nationale ou l’indépendance, ils portent, aux yeux des colonisés, la marque de la tutelle, de l’arrogance coloniale, et beaucoup sont dynamités, démantelés, détruits à jamais. Au gré des événements, des relations tantôt apaisées, tantôt troublées entre la France et ses anciennes colonies, ces vestiges connaissent des destins mouvementés, des allers et retours entre dépôt clandestin au fond d’un obscur hangar et installation officielle sur un site prestigieux. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, près d’un siècle après leur édification, ils témoignent des marches successives de l’histoire et de ce qu’il nous est maintenant convenu d’honorer : le « devoir de mémoire ».
Ainsi en va-t-il du monument dit de Demba et Dupont à Dakar, au Sénégal. Le 23 août 2004, le président de la République sénégalaise célèbre à Dakar la première journée du tirailleur1. Sur une place rebaptisée place du Tirailleur, devant ce qui reste de la façade de la gare Dakar-Niger qui a échappé aux bulldozers chinois, à quelques mètres de l’embarcadère pour l’île de Gorée, Abdoulaye Wade dévoile en présence de plusieurs chefs d’État2 et de personnalités françaises une statue représentant un poilu français et un soldat africain, fraternellement réunis. Assez ambigu, le texte du communiqué de presse laisse entendre que cette œuvre a été initiée par le président pour l’occasion. Une plaque gravée rappelle : « À nos morts, honneur et reconnaissance éternelle de la nation3. »
En réalité, cet ensemble statuaire a plus de quatre-vingts ans. Inauguré le 30 décembre 1923 au rond-point de l’Étoile à Dakar4, sur le Plateau, au cœur du centre administratif de la capitale de l’Afrique occidentale française (aof), œuvre du sculpteur français Paul Ducuing, le monument est dédié aux troupes noires et aux morts de l’aof. Sur son piédestal figurent cinq grands noms de l’épopée coloniale : Louis Faidherbe, Marie-Théophile Griffon du Bellay, William Merlaud-Ponty, François-Joseph Clozel et Joost Van Vollenhoven5. Rapidement, l’ensemble qui figure un fantassin français, une main posée sur l’épaule d’un tirailleur, l’autre brandissant un rameau d’olivier, est baptisé Demba et Dupont ou Dupont et Demba, deux patronymes courants, l’un au Sénégal, l’autre en France, censés incarner tous les combattants de la Grande Guerre6.
Les transferts successifs, les changements d’appellation, les modifications de ce monument marquent bien l’évolution des rapports franco-sénégalais et, au-delà, franco-africains en même temps qu’ils renvoient aux diverses vagues d’appropriation ou de réappropriation patrimoniales. À l’indépendance du Sénégal, en 1960, personne ne remet en cause la présence de Demba et Dupont devant les bâtiments coloniaux qui abritent l’Assemblée nationale, bientôt remplacés par une nouvelle construction résolument moderniste. En revanche, dans la nuit du 13 au 14 août 1983, sous la présidence d’Abdou Diouf, les autorités sénégalaises font enlever l’ensemble pour le déplacer à l’entrée du cimetière militaire de Bel-Air, où reposent les corps de nombreux coloniaux, et de l’emprise militaire où stationnent alors les éléments du 23e bataillon d’infanterie de marine7. En 1983 toujours, soumis à une sévère remise en cause des relations franco-sénégalaises et du passé colonial par la société civile, et tout particulièrement par les étudiants de l’université de Dakar, le pouvoir fait également démonter la statue du gouverneur Van Vollenhoven et celle du général Faidherbe érigées en face du palais de la présidence de la République, dans le jardin du bâtiment qui abrita le Grand Conseil de l’aof de 1947 à 1957 et la chancellerie provisoire de l’ambassade de France avant de devenir la Maison militaire de la présidence sénégalaise8. Dans le même temps, nombre de rues et d’établissements d’enseignement sont rebaptisés : le lycée Van Vollenhoven devient lycée Lamine-Gueye ou la place Tascher place Soweto. Quant au fameux Demba et Dupont, alors qu’il avait été envisagé de les présenter au sein du futur musée des Forces armées sénégalaises qui ouvrit ses portes en 1997, ils restèrent pendant dix-sept ans dans le cimetière catholique et militaire de Bel-Air avant de ressurgir sur la place du Tirailleur qui leur est désormais consacrée.
Marqueur d’une revendication mémorielle qui n’en finit pas de s’écrire, ici et là-bas, le monument Demba et Dupont n’a peut-être pas encore terminé son voyage. Il est ainsi régulièrement remis en cause sur les réseaux sociaux. Pour certains, le terme de Demba est péjoratif, pour d’autres, le fait de parfois citer Dupont avant Demba est une marque d’arrogance postcoloniale, pour d’autres encore, le bras de Dupont posé sur l’épaule de Demba est particulièrement paternaliste, la direction des regards des deux soldats est également sujette à caution. Pourquoi auraient-ils un horizon commun9 ? Cependant que le terme même de tirailleur est contesté au prétexte que composé de « tir » et d’« ailleurs », il serait en fait une dénomination caricaturale, inventée par le colonisateur pour se moquer de soldats « ratant souvent leur cible »10. Sur certains sites en revanche, un rédacteur dakarois écrit « Honte d’hier, honneur d’aujourd’hui ». Et plus loin : « Après vingt ans d’indépendance, ces deux monuments11 placés l’un en face du siège du pouvoir exécutif, l’autre en face de l’Assemblée législative, semblaient opposer deux périodes, deux systèmes politiques, deux destins nationaux. Leur symbolisme originel était mort et leur présence blessait l’orgueil national de nombreux citoyens. Les autorités sénégalaises ont décidé de les transférer dans le futur musée d’histoire que l’armée se propose de créer. Ils y seront les témoins d’une période importante de l’héritage national, celle de l’occupation coloniale. L’exemple sénégalais pourrait être suivi par d’autres pays de l’Afrique libre, indépendante et maîtresse de son devenir12. »
1 Cette date a été choisie pour commémorer l’entrée des hommes du 6e régiment de tirailleurs sénégalais dans Toulon, le soir du 23 août 1944, à la suite du débarquement de Provence.
2 Les présidents A. Toumani Touré (Mali), B. Compaoré (Burkina Faso), I. Déby (Tchad) et M. Kérékou (Bénin).
3 En 2007, le président A. Wade signera une préface à une nouvelle édition de l’ouvrage La Force noire d’É. Deroo et A. Champeaux publié chez Tallandier en 2006.
4 L’ancienne place de l’Étoile, ainsi nommée en 1907, rebaptisée place C. Tascher en février 1956, est aujourd’hui devenue la place Soweto, à l’intersection des avenues N. Mandela et Pasteur. N. Mandela fera deux passages à Dakar, l’un en 1962, l’autre en 1991.
5 « À la gloire des troupes noires et aux créateurs disparus de l’Afrique occidentale française », reprenait une inscription, tandis qu’une autre, au dos du socle du monument, portait : « Ce monument a été inauguré par Monsieur Albert Sarraul, ministre des Colonies, par Monsieur Carde, gouverneur général de l’Afrique occidentale, et par Monsieur Didelot, gouverneur du Sénégal. »
6 Ce monument n’est pas le seul ainsi dressé pour commémorer le sacrifice des troupes coloniales. À Bamako et à
Reims, deux groupes monumentaux identiques, œuvres de Paul Moreau-Vauthier, ont été érigés en 1924 en hommage aux héros de l’armée noire, suite à une souscription lancée par le général Archinard, vétéran de la conquête du Soudan. Celui de Reims sera démonté par les Allemands en 1940 puis transporté outre-Rhin, où sa trace se perd. Il a été récemment reconstruit au parc de Champagne et officiellement inauguré le 6 novembre 2018, dans le cadre des célébrations du centenaire de l'armistice de 1918, par E. Macron et I.B. Keïta, président du Mali. De même, la cathédrale du Souvenir africain de Dakar, consacrée en 1936 en présence du général Gouraud, ou la première pierre de la Grande Mosquée de Paris, posée en 1922 par le maréchal Lyautey en hommage aux soldats musulmans morts pour la France. Quant au monument de Bamako, les passants ont depuis longtemps oublié ce qu’il figurait – un officier français porteur du drapeau tricolore entouré d’une garde de tirailleurs africains. Interrogés, beaucoup de Maliens répondent qu’il s’agit de Samory Touré et de ses guerriers. Samory (1830-1900) fut l’un des principaux opposants à la pénétration française au Soudan et élevé au rang de grande figure de la résistance africaine, en particulier par le président du Modibo Keïta Mali (1960-1968). Il est à noter que les monuments érigés dans les années 1920 dans le jardin tropical de Nogent à la mémoire des soldats coloniaux, des tirailleurs africains, indochinois et malgaches, sont aujourd’hui les plus délaissés, à l’exception des deux cérémonies commémoratives qui s’y déroulent tous les ans à l’initiative des associations d’anciens combattants d’Indochine et de la Fédération nationale des anciens d’outre-mer et des troupes de marine (fnaom).
7 Le 11 novembre 1993, en présence du ministre des Forces armées sénégalaises et de l’ambassadeur de France au Sénégal, une cérémonie marque officiellement cette installation au cœur du cimetière.
8 Après avoir été remisée couchée et le sabre cassé à la direction du Génie, la statue de Faidherbe fut transportée en 1999, dans la cour du musée des Forces armées où elle se trouve encore.
9 Le monument réédifié en 2004 ne porte plus sur son socle les médaillons de Faidherbe, Griffon du Bellay,
Merlaud-Ponty, Clozel et Van Vollenhoven.
10 Dans le même ordre d’idée, nous avons entendu affirmer à plusieurs reprises et par la voix d’éminents auteurs
africains que le port de la chéchia rouge, coiffure réglementaire des tirailleurs, était destiné à les désigner plus facilement aux tirs allemands…
11 Demba et Dupont et Faidherbe.
12 J.-M. Diop, « Revoilà Demba et Dupont », Wal Fadjri, 24 août 2004.