Le 31 mars 2003, quarante et un ans après le cessez-le-feu ayant mis fin à la guerre d’Algérie, un décret a institué une Journée nationale d’hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives1. Son premier article évoque sobrement qu’elle vient « en reconnaissance des sacrifices qu’ils ont consentis du fait de leur engagement au service de la France ». S’agissant d’hommes entraînés dans un conflit avant d’être, pour une partie d’entre eux abandonnés à l’ennemi, ou laissés en marge de la communauté nationale pour ceux qui furent finalement rapatriés sans enthousiasme en métropole, cette célébration mémorielle tardive est symptomatique de la mauvaise conscience dont notre pays peine à se défaire.
Mais la ferveur soudaine à l’égard des supplétifs musulmans et le souci qu’a aujourd’hui la République de glorifier leur engagement peuvent toutefois occulter une partie de ce qui le motiva et de ce qu’il fut réellement, dans le contexte ô combien complexe et passionnel de l’Algérie française. Aussi est-ce le rôle de l’historien d’appréhender l’ensemble des faits, et d’abord de préciser que, faute de véritables réformes dans ce qui étaient des départements français depuis 1848, la presque totalité des supplétifs recrutés à partir de 1955 n’étaient pas des « citoyens » à part entière mais seulement des « ressortissants » français2. L’historien est également là pour questionner, confronter et analyser sans complaisance : si le recrutement des supplétifs était évidemment ethnique et touchait une population fruste, ceux qui s’engageaient étaient-ils mus par une conscience politique et des sentiments patriotiques ou par la quête d’intérêts plus prosaïques, comme la recherche d’un emploi ou d’une protection ? Quel intérêt pour l’autorité militaire ou administrative d’y recourir ?
L’implication des populations musulmanes dans les opérations de maintien de l’ordre que la France mène en Algérie de 1954 à 19623 répond à des nécessités opérationnelles autant que politiques. Mais ce choix constitue-t-il, comme le commandement le revendique alors, un moyen indispensable dans la guerre contre-révolutionnaire qui met l’Occident aux prises avec la subversion communiste ? Ou bien n’est-il qu’une resucée dans un conflit colonial dont l’incubation est aussi ancienne que la présence française sur ce territoire qui a déjà connu trente-sept révoltes plus ou moins graves ? En effet, en reconstituant une milice autochtone dans l’Aurès dès le mois de décembre 19544 afin de contrer une « rébellion » déclenchée quelques semaines auparavant, la France renoue avec une pratique qui avait eu brièvement cours au lendemain de la prise d’Alger (1830)5, elle-même héritée de la régence ottomane, en jouant habilement des nombreuses rivalités entre tribus. Mais les potentats ainsi créés tendant à détourner la force publique à leur profit, la France avait mis un terme à l’expérience.
Jusqu’à l’insurrection du 1er novembre 1954, l’encadrement des populations musulmanes reste confié aux notabilités indigènes traditionnelles que la puissance colonisatrice n’a pas abolies6, sans que leur soient toutefois conférés les moyens nécessaires, en l’espèce une milice autochtone, pour asseoir une autorité qui s’est à tel point délitée que la discipline de clan qui avait longtemps cimenté la société rurale n’opère plus. Pour autant, en cette fin d’année 1954, la guerre qui s’étend en Afrique du Nord – les fellaghas, ces « coupeurs de routes », ont d’abord sévi en Tunisie à partir de 1952 – appelle une protection statique de nombreux sites et installations, très coûteuse en effectifs, alors que les forces de souveraineté sont à l’étiage dans la 10e région militaire (10e rm). Car les unités de l’armée d’Afrique envoyées massivement en Indochine depuis 1951 entament à peine leur rapatriement et Paris ne peut complètement dégarnir le corps de bataille européen en raison des engagements pris envers l’otan. Aussi est-ce sur la commune mixte d’Arris, dans l’Aurès, région la plus affectée par les attentats, que, sur proposition de l’ethnologue Jean Servier, avec l’autorisation du sous-préfet, l’administrateur Rey arme les premiers auxiliaires musulmans au lendemain du 1er novembre. Cette création d’un goum de cinquante fusils de chasse, précoce et isolée, a sur le moment une dimension essentiellement symbolique. Mais la « rébellion » s’installant durablement, elle ouvre la voie à quatre catégories de formations supplétives visant à pacifier l’Algérie.
C’est l’autorité administrative qui, avant l’autorité militaire, poursuit dans cette voie puisque le 12 janvier 1955, une lettre-directive de François Mitterrand, ministre de l’Intérieur, prescrit pour l’ensemble du territoire la mise sur pied de trente « goums algériens » à l’effectif de cent hommes, désignant pour leur emploi le gouverneur général, mais précisant toutefois que le général commandant la 10e rm devra disposer d’« un droit de regard sur la formation de ces unités, leur mise en condition et leur emploi ». Considérant l’urgence de la situation, l’Assemblée algérienne vote deux jours plus tard les crédits nécessaires à la constitution de ces formations permanentes. Le 24 janvier, un arrêté du gouverneur général Roger Léonard, les institue officiellement en leur donnant le nom de groupes mobiles de police rurale (gmpr) et porte leur nombre à cinquante-quatre, mais en les réduisant à quatre-vingt-cinq hommes, soit l’équivalent d’une petite compagnie. Constituant une force civile, les gmpr sont administrés par un service annexe de la Sûreté nationale en Algérie (article 1) et placés sous l’autorité des préfets d’Alger, de Constantine et d’Oran (article 2).
Le 27 janvier 1955, une directive précise les conditions de recrutement. Les gardes ruraux sont des volontaires âgés de vingt-quatre à quarante-cinq ans, choisis parmi les anciens combattants, les hommes libérés de leurs obligations militaires ou les militaires récemment retraités, aptes physiquement et moralement. La possession du permis de conduire, des compétences en matière de mécanique automobile ou d’opérateur radioélectrique sont plus particulièrement recherchées. Les recrues disposant de leur propre cheval intéressent aussi beaucoup les autorités qui souhaitent constituer des unités montées. Tous ces hommes ont un statut civil même s’ils portent l’uniforme. Le contrat qu’ils signent, d’une durée de six mois renouvelable, les place sous l’autorité d’un commandant de groupe de 1re classe, équivalant au grade de capitaine. Un chef de section de 1re classe a rang d’adjudant-chef. Il s’agit, pour une très grande majorité, d’Européens. En revanche, les postes subalternes jusqu’au grade de muqaddim, c’est-à-dire sergent pour les chefs de groupe, connaissent une plus grande mixité.
Ces gmpr, qui disposent de l’armement d’une unité élémentaire d’infanterie et de tous les attributs d’une formation militaire régulière7, exercent une « police des campagnes » répondant à la spécificité algérienne et aux « événements » qui s’y déroulent : d’immenses territoires sous-administrés, où la présence traditionnelle du garde-champêtre et de la brigade de gendarmerie, quand celle-ci est effective, ne suffit plus à assurer la sécurité des biens et des personnes face aux bandes armées qui sévissent.
Fin 1955, il existe trente-trois gmpr avec un effectif réduit à soixante-quinze. Ils sont soixante-dix début 1957, pour lesquels cinq mille huit cents hommes ont été recrutés au mois de septembre suivant. Car l’administration peine à rendre l’engagement attractif. À cet effet, les soldes sont fortement revalorisées en mars 1958. Le 18 de ce même mois, les gardes ruraux, que les Algériens dénomment les « goumiers »8, sont rebaptisés groupes mobiles de sécurité (gms)9 et voient leurs missions se rapprocher de celles traditionnellement confiées aux compagnies républicaines de sécurité. Signe des services qu’ils rendent dans les opérations de pacification, cent quatorze gms comptent neuf mille cent hommes en février 196110 et disposent depuis l’année précédente d’une école de cadres à Hussein-Dey.
Face à l’insurrection, le recours aux supplétifs se fait au départ sans schéma directeur à l’échelle du territoire des opérations, s’agissant avant toute chose de réimplanter l’autorité administrative dans le bled, à supposer qu’elle y fût un jour présente. C’est le général Gaston Parlange, commandant civil et militaire des Aurès-Némentchas, qui, en mai 1955, fort de son expérience marocaine dans l’entre-deux-guerres, prend l’initiative de mettre sur pied des formations, au départ appelées makhzens opérationnels, comptant cent cinquante auxiliaires musulmans.
Cette volonté d’afficher la souveraineté française au plus près des populations rurales est confirmée le 5 septembre suivant, lorsque le gouverneur Jacques Soustelle institue un service de l’action administrative et économique placé sous l’autorité du Gouvernement général. Trois semaines plus tard, le 26 septembre, il ouvre la voie aux Affaires algériennes et à la création de trente sections administratives spécialisées (sas)11. Synthétisant l’esprit et la méthode des Bureaux arabes de la conquête12, et plus récemment des Affaires indigènes du Maroc, elles sont commandées par des officiers détachés pour emploi au profit du cabinet militaire du gouverneur général, avec pour mission première de revitaliser le tissu économique par l’agriculture et divers chantiers d’intérêt public, ainsi que de développer l’instruction et l’assistance médicale gratuites13, tout en s’occupant de l’état civil, des listes électorales et des contributions. Pour assurer leur sécurité et accomplir les charges logistiques, ils disposent d’un makhzen comptant vingt-cinq à trente moghaznis, des civils « supplétifs, recrutés par contrats courts (six et douze mois) et payés sur le budget civil et non sur celui de l’armée »14, avec les mêmes avantages sociaux que les gmpr-gms : logement, protection sociale, allocations familiales, congés annuels à raison d’un jour et demi par mois travaillé.
Ces hommes effectuent des gardes, protégeant les villages, les récoltes et les troupeaux, quelques sas étant même dédiées à la gestion de camps regroupant les populations évacuées des zones interdites. Les makhzens ont accessoirement un rôle militaire, avec une attente particulière des autorités en matière de renseignement15, domaine où l’armée est très démunie au début des opérations16. Certains d’entre eux participent même occasionnellement à des engagements offensifs contre les « rebelles ». Si le nombre de sas augmente rapidement17, puisqu’elles sont cent quatre-vingt-douze en janvier 195618 et six cent six en septembre 1957, regroupant quinze mille moghzanis, en revanche, la 10e rm demeure toujours réservée à l’idée de constituer des unités homogènes et autonomes exclusivement composées de musulmans, et dont la mission principale serait la recherche et la destruction de bandes de l’Armée de libération nationale (aln), la branche combattante du Front de libération nationale (fln). Notamment parce que cela suppose de les doter d’un armement performant, au risque de voir celui-ci passer dans les maquis.
D’ailleurs, illustrant la place qu’elle accorde aux rares harkas19 alors existantes, le 11 novembre 1955, une instruction a clairement qualifiée celles-ci de « forces auxiliaires temporaires, de caractère tribal »20, en misant plus sur des oppositions locales entre populations qu’en promouvant la fidélité à la mère patrie. Ce discours est toutefois appelé à évoluer début 1956, lorsque le commandement admet l’impossibilité de réduire la rébellion si une majorité des musulmans la soutient21. Aussi, le 8 février, s’agissant d’attester que les Algériens de souche sont bien massivement acquis à la France, le général Lorillot signe une note ordonnant « la constitution de harkas dans chaque corps d’armée à l’échelon du quartier », c’est-à-dire jusqu’au niveau du bataillon, avec des hommes uniquement recrutés parmi les musulmans et placés sous les ordres d’un personnel européen.
Deux mois plus tard, en avril 1956, une circulaire du ministre résidant Robert Lacoste précise les règles de création, d’organisation et d’emploi applicables aux « formations temporaires dont la mission est de participer aux opérations de maintien de l’ordre ». Elle harmonise et encadre des pratiques très différentes entre les unités de supplétifs qui ont été constituées en 10e rm. Car si l’administration civile les finance, elle entend en maîtriser les coûts de fonctionnement. Ainsi, le paquetage réduit des harkis est concédé contre un prélèvement sur leur solde. D’autre part, si la rémunération est identique à celles des autres supplétifs, gmpr ou moghzanis, soit sept cent cinquante anciens francs par jour22, et les soins médicaux gratuits, les harkis ne bénéficient pas des prestations sociales et sont seulement embauchés et rémunérés à la journée. En contrepartie, ils peuvent cesser cette activité à tout moment, sans préavis. Le texte définit en outre le rôle respectif entre les harkas et les groupes d’autodéfense (gad) nouvellement créés. Les musulmans qui composent ces dernières formations ne portent pas l’uniforme, ne signent pas de contrat pour assurer des gardes qui ne sont pas rémunérées, leur bonne volonté leur valant en contrepartie d’être prioritaires pour un emploi.
Certes, au printemps 1956, les autorités françaises obtiennent un beau succès en installant le bachaga Boualam, chef des tribus des Beni-Boudouane, comme commandant d’une harka. Cet ancien officier d’active devenu fonctionnaire est à la tête de trois cents hommes. Mais pour toute l’Algérie, les harkis sont moins de trois mille fin 1956, mal armés et sous-équipés. À un moment où l’aln continue de gagner du terrain, le recrutement de supplétifs est difficile à opérer parmi une population musulmane inquiète et rétive, alors que les garanties proposées en contrepartie, statutaires et financières, ne sont guère attractives. Début 1957, les gad regroupent à peine trois mille cinq cents hommes qui assurent la protection de cent quarante et un villages et douars. Si très souvent les caméras des actualités ont filmé la distribution d’armes de chasse, prudemment numérotées afin d’être identifiées, ces mises en scène étant censées attester de l’hostilité des populations musulmanes à l’égard du fln, leur contribution reste symbolique eu égard à la taille du pays. Et l’action de propagande ne peut occulter une réalité plus prosaïque : le poids des quatorze mille supplétifs musulmans, tous recrutements confondus, soit 5 % des forces françaises au sein d’un dispositif qui compte désormais plus de trois cent mille hommes dotés de moyens lourds, n’est pas significatif à l’échelle des opérations de maintien de l’ordre. D’autant que l’armement de ces supplétifs reste médiocre, toujours en raison de la crainte de le voir passer à l’ennemi. Si bien qu’en cette année 1957 marquée par la promotion de l’action psychologique, le général Salan rappelle le 20 mai les grands principes posés par son prédécesseur et intègre encore plus les harkas aux formations militaires qui les soutiennent. Toutes les armes ont des harkis. Une harka urbaine est constituée au cours de la bataille d’Alger, dont les membres sont connus sous le nom de « bleus de chauffe ». La gendarmerie en recrute un millier et même les unités parachutistes ont leur harka. Mais pour les autorités, les supplétifs musulmans ne sauraient devenir les artisans de la victoire sur le fln. Cette situation transparaît notamment dans les débats au sein de la Représentation nationale : jusque tard dans le conflit, l’emploi de supplétifs n’est même pas évoqué comme un instrument possible de son règlement. Apparu dans le langage administratif et militaire courant 1956, le terme harki n’est que très rarement employé, même au Palais-Bourbon23.
Et si c’est le cas une première fois le 17 juillet 1957, c’est juste pour évoquer l’attentat dont un gmpr a été victime en marge d’une manifestation patriotique ; le mot figure entre guillemets dans le compte rendu des débats24, montrant qu’il n’est pas du tout entré dans le vocabulaire courant. D’ailleurs, en dépit des efforts déployés pour susciter des vocations, les supplétifs musulmans ne sont encore que dix mille quatre cents en septembre 1957 (pour quatre cent vingt mille soldats français, soit en proportion à peine 2,16 % des effectifs des forces de l’ordre). Devant un conflit qui s’enlise, et faute de pouvoir augmenter la contribution des jeunes métropolitains à l’effort de pacification, en octobre, le cabinet de Robert Lacoste suggère, outre de diminuer l’indemnité journalière jugée trop élevée pour des finances publiques en grande difficulté, d’instituer des grades spécifiques aux musulmans et de remplacer l’appellation harka par celle de « formation algérienne de contre-guérilla ».
Bien sûr, le général Salan s’oppose vivement à un projet jetant « les bases d’une future armée algérienne, matérialisant ainsi le principe d’une nation algérienne ». Prudence ordinaire, sinon lucidité du commandement de la 10e rm, laquelle tranche avec l’enthousiasme du ministre résidant qui, quelques semaines plus tard, affirme au Palais-Bourbon que « les effectifs musulmans incorporés dans les différentes unités militaires et de type militaire atteignent un chiffre que je peux qualifier de surprenant. Le total s’élève à cinquante-sept mille trois cent cinquante et nous comptons trente-six mille trois cent cinquante volontaires qui se sont engagés au cours de cette année dans les formations supplétives des harkas et les groupes d’autodéfense. Nous enregistrons même des dissidences extrêmement importantes. Toute la presse a parlé, avec beaucoup de détails pittoresques, des dissidences formées par Si Chérif, Kobus et autres. Il y a également la dissidence vraiment très importante de Bellounis, un ancien membre du fln qui a pris la tête de dissidents combattant le fln. Il doit disposer actuellement de près de trois mille fusils »25. Préfigurant les slogans du 13 mai 1958, ce fervent plaidoyer entend frapper les esprits et revendique une rupture du comportement des masses musulmanes, y compris chez les rebelles, quitte à s’accommoder de la réalité en gonflant les chiffres des engagements et en minimisant les débordements de ces chefs ralliés qui font déjà le coup de feu entre eux pour étendre leur territoire26, lèvent leurs propres impôts, rappelant de fait les brutalités et les excès décriés un siècle plus tôt au point de motiver la disparition des forces supplétives.
Mais dans un contexte où l’implication des musulmans est devenue une priorité pour les pouvoirs publics, le commandant supérieur interarmées se montre conciliant à l’égard des faits de droit commun imputables à ces nouvelles recrues. Il compose avec l’Armée nationale populaire algérienne de Bellounis, la Force K de Djilali Belhadj et les Forces auxiliaires franco-musulmanes de Si Chérif. Au moins jusqu’à ce que les deux premières devenues trop autonomes au point de basculer dans la sédition, il soit procédé à leur élimination brutale dès 1958. En dépit de ces vicissitudes, Salan sollicite cette année-là d’accroître le nombre des supplétifs de quinze mille, alors que beaucoup de harkas ne sont encore équipées que d’armes de chasse. Car fin 1957, seule une moitié d’entre elles possède des armes de guerre, qui pour beaucoup ne sont en fait que d’antiques fusils Lebel modèle 1892, seules les formations les plus sûres obtenant des armes collectives. En 1959, des fusils et des pistolets-mitrailleurs de guerre modernes, chambrés en 7,5 et 9 mm, commencent à être généralisés.
La hantise des désertions explique l’attitude de l’autorité militaire. D’autant que cette dernière est confrontée à un autre problème : instruire et encadrer ces supplétifs alors que les unités régulières, et particulièrement les bataillons de type 107, souffrent déjà d’un déficit d’officiers et de sous-officiers. Par conséquent, une harka de cent hommes ne dispose que d’un officier et de deux sous-officiers pour son commandement, jusqu’à ce qu’un décret du 6 novembre 1961 impose six sous-officiers. La question de l’encadrement se pose d’autant plus que les harkis sont toujours plus nombreux, surtout après le retour aux affaires du général de Gaulle : alors que leur effectif est d’environ quinze mille, le général Salan en réclame désormais quarante-huit mille. Le conseil interministériel du 14 août 1958 lui en concède trente mille. Début 1959, le général Challe plaide pour qu’ils soient soixante mille. Il est cette fois entendu puisque le conseil de Défense du 12 février 1960 valide cette demande. Toutefois, l’accord du chef de l’État est assorti de la condition que les harkis soient cantonnés à des missions de protection et ne combattent pas des Algériens27 ; un engagement que le commandant en chef, qui entend bien jeter dans la bataille toutes les forces dont il dispose, ne respecte pas. À la décharge du successeur de Salan, des supplétifs étaient déjà employés dans des opérations de combat. Il ne fait qu’en accroître le nombre et en affecte six mille cinq cents dans les commandos de chasse, où ils représentent jusqu’à 40 % de l’effectif de ces unités, instruments emblématiques de la victoire militaire sur l’aln.
Signe qu’à partir de l’été 1958 l’emploi de harkis revêt une dimension politique, les musulmans sont alors autorisés à rejoindre les unités territoriales (ut), instituées sur le papier en mai 1956 mais qui n’ont réellement été actives qu’au début de 1957, en restant jusque-là exclusivement constituées d’Européens de moins de quarante-cinq ans convoqués jusqu’à un mois par an. Mais la mixité est toute relative puisqu’ils ne sont que sept mille trois cents Algériens de souche, pour un effectif total de soixante-six mille cinq cents territoriaux au moment où les ut sont prématurément dissoutes, après « l’affaire des barricades » en janvier 196028.
Les gad, moins politisés, ne posent pas de problème aux autorités et sont en revanche multipliés : ils sont deux mille trente fin 1960, avec un effectif de soixante-deux mille musulmans. Mais une moitié seulement est armée. En effet, en avril 1960, au moment où le général Challe incite ces formations à s’engager dans des opérations de combat contre les « rebelles », un décompte montre que pour quarante-sept mille six cent trente-quatre gardes, ceux-ci ne possèdent que vingt-quatre mille six cent trente-cinq armes, dont dix mille quatre cent seize fusils de chasse. En fait, il s’agit surtout d’impliquer les gad, que les échelons de commandement jugent trop attentistes, dans la lutte pour l’Algérie française. Cette volonté s’exprime dès 1959 avec l’ouverture de centres de formation des autodéfenses (cfad), où les stagiaires – ils sont vingt mille à avoir été instruits en avril 1960 – apprennent comment résister à l’oppression du fln. Parallèlement, les gardes reçoivent un calot kaki et un insigne. Enfin, un système de prime allant de cinq cents à cinq mille nouveaux francs est mis en place pour ceux qui s’emparent d’une arme ennemie ou fournissent un renseignement d’importance.
Au plan opérationnel, le résultat obtenu par les gad est maigre : dix « rebelles » abattus entre l’été 1959 et l’été 1960, tout en déplorant soixante et onze tués et disparus, et cent soixante et une désertions fin 1961. Ce résultat en demi-teinte confirme l’appréciation de l’état-major de la 10e rm qui, en 1959, juge l’action des gardes peu efficace29, voire estime qu’ils sont gangrenés par l’ennemi, ainsi que l’affirme le général Massu. Un jugement qui porte spécifiquement sur ce type d’unité supplétive et que démentent les bilans de l’emblématique commando Georges, avec mille huit cents rebelles mis hors de combat entre 1959 et 196230. Mais leur caractère exceptionnel est dû au charisme et au sens tactique hors du commun de ce chef du commando ; alors qu’à peine 5 % des harkis servent dans les commandos de chasse31, qui n’ont pour mission que de débusquer les bandes et non de les détruire. Du reste, le nombre d’anciens « rebelles » retournés, qui caractérise le commando Georges, est marginal puisqu’ils furent moins de trois mille de 1954 à 1962 pour toute l’Algérie.
En fait, jusqu’à la proclamation de l’indépendance, les promoteurs de l’Algérie française se heurtent à une contradiction : l’engagement massif des musulmans doit prouver leur désir d’un statu quo politique, mais leur mise sous les armes se fait prudemment. À juste titre, car les affaires Oiseau bleu, Kobus et Bellounis rappellent la fragilité des fidélités, parfois assorties d’un double jeu, même si les désertions demeurent relativement faibles et en constante diminution après 1956 en raison des précautions qui sont prises. Du moins jusqu’à ce que le général de Gaulle affiche sa volonté d’en terminer avec ce conflit, convaincu du caractère artificiel des slogans de l’action psychologique. Comme le chiffre de cent quatre-vingt mille Français musulmans, dont quelques femmes, servant fin 1959 aux côtés des forces de l’ordre, alors que les archives du ministère de la Défense et de l’Office national des anciens combattants en décomptent cent soixante-neuf mille entre 1954 et 196232, pour une durée moyenne de service de trente et un mois.
Ces supplétifs, dont le recrutement et l’emploi reposent exclusivement sur leur origine communautaire, ne constituent-ils pas finalement la plus flagrante démonstration que l’Algérie est une colonie sous tutelle française ? Il existe en effet une insurmontable contradiction entre la politique d’« assimilation » revendiquée par les hommes du 13 mai 1958 et le maintien d’une spécificité « algéro-algérienne » des harkis, et parmi eux des « ralliés », qui deviennent le symbole des succès de la pacification, après avoir été courtisés par le comité de salut public pour paraître sur le Forum, tel le colonel Si Chérif. Le chef des fafm a malgré tout conscience des incertitudes grandissantes qui entourent l’avenir de l’Algérie française. En janvier 1961, il réclame des assurances quant à la sauvegarde de ses hommes au commandant du secteur d’Aumale. Ce dernier résume l’échange en ces termes : « Il m’a alors demandé ma parole d’honneur, je la lui ai donnée et lui ai précisé qu’en m’engageant ainsi ce n’était pas seulement moi que j’engageais, mais la parole de mes chefs33. »
Cette position, aussi définitive que personnelle, est source d’un profond malentendu. En effet, si elle est approuvée par une grande partie de l’armée, elle n’a en revanche jamais été cautionnée par les pouvoirs publics. Faut-il pour autant déplorer un manque de lucidité des officiers, voire une forme de duplicité ou de jusqu’au-boutisme ? À cette question, l’historien réserve une réponse prudente. Car nombre d’entre eux, souvent forts d’une précédente expérience indochinoise, n’ont vu aucune malignité à employer des harkis, tel cet ancien commandant du secteur de Cherchell qui rappelle qu’après les accords de Genève, il avait rapatrié ses supplétifs vietnamiens et leurs familles au sud du 17e parallèle, soulignant qu’en Algérie, la partition du territoire aurait pu, aussi, être une solution34.
Les motivations de ces auxiliaires musulmans méritent également d’être précisées. Ceux qui s’engagent par patriotisme et attachement réel à la France sont une minorité appartenant aux classes les plus évoluées et francisées. La grande majorité, issue des couches les plus pauvres, est avant tout guidée par la recherche d’un emploi et de meilleures conditions de vie dans une Algérie où chômage et paupérisation sévissent. Face à ceux qui, par prudence, choisissent la voie de l’attentisme, les militaires n’hésitent pas si besoin à les compromettre, au point qu’ils sont dans l’obligation de rejoindre le camp de la France. Quand ce n’est pas la sauvagerie du fln, comme le massacre de Mechta-Kasba, qui conduit les nationalistes messalistes à rechercher cette protection.
Les supplétifs se livrent d’ailleurs aux mêmes excès, dans le but d’intimider l’ennemi, ou simplement parce que la force des armes leur permet facilement d’améliorer leur maigre solde en rançonnant les civils. Le 20 juillet 1961, le sénateur Mohammed Larbi Lakhdari dénonce l’égorgement de suspects récemment émancipés en application de la trêve unilatérale décidée par le général de Gaulle. Lors de cette séance, son collègue Abdelkrim Sadi fait état de l’assassinat de « onze personnes à Tachouda et de plus de vingt-cinq dans la région de Chevreul et Djemila, sans aucun motif », ainsi que du vol de plus de trois cents moutons, sans compter les bovins. Déplorant l’inaction des officiers, il réclame la suppression pure et simple des harkis35.
Ces propos résonnent à Paris au moment où, sur le théâtre des opérations, les formations supplétives entament un processus de réduction des effectifs, conformément aux orientations du Comité des affaires algériennes du 26 juin 1961 : en juillet, les gad sont progressivement désarmés. En novembre, les makhzens sont dissous et le mois suivant les sas sont transformées en centres d’aides administratives subordonnés aux sous-préfets. Au même moment, les pouvoirs publics reconnaissent tardivement l’engagement des supplétifs, puisque le décret n° 61-1196 du 31 octobre assimile finalement le temps passé comme harki à des services militaires, allonge à un mois voire trois la durée de leur contrat, leur accorde diverses prestations sociales dont ils étaient jusque-là privés et octroie la mention « mort pour la France » à ceux qui ont payé de leur vie leur engagement. Selon le général Faivre, qui a scrupuleusement dépouillé les archives, trois mille deux cent soixante-sept supplétifs sont morts au combat jusqu’au cessez-le-feu36.
À cette date, il n’en reste plus que soixante-dix mille en activité. Le décret n° 62-318 du 20 mars 1962 fixe les modalités d’une démobilisation rapide, sauf engagement sous conditions dans l’armée que seuls 6 % d’entre eux acceptent37, tandis que six cent soixante-huit officiers et sous-officiers gms sont versés, par une ordonnance prise au début de l’été 1962, dans le service national de protection civile. Pour les musulmans ayant choisi le camp de la France, le général de Gaulle impose des garanties, inscrites dans les accords d’Évian, relatives à leur sécurité. Considérant qu’elles valent engagement de l’État algérien, et qu’il n’est pas souhaitable de déraciner une population qui a pleinement sa place dans une Algérie souveraine, Paris exclut dans un premier temps de rapatrier les supplétifs. Or, dans le contexte d’incertitudes et de tensions qui prévaut au lendemain du cessez-le-feu, des cadres qui ont pourtant loyalement appliqué la politique de désengagement portée par le président de la République font une analyse plus lucide et, désobéissant aux ordres reçus, facilitent le transfert de leurs anciens subordonnés vers la métropole. Ils ne font, du reste, qu’anticiper la volte-face du gouvernement lorsque ce dernier, ne pouvant plus nier le chaos ambiant, ordonne à la mi-juin l’évacuation dans l’urgence de dizaines de milliers d’ex-supplétifs et de leurs familles.
Ce pari hasardeux sur l’immunité que le fln consentirait à ceux qui avaient servi la France est lourd de conséquences et on connaît la tragédie qui s’ensuivit : soixante à quatre-vingt mille de ces anciens serviteurs de la France ou membres de leurs familles sont abominablement massacrés par leurs coreligionnaires, victimes expiatoires d’une guerre de décolonisation38, après en avoir été les instruments. Tandis que pour les cent mille anciens supplétifs et leurs proches qui arrivent en France jusqu’en 196539, les conditions d’accueil indignes qu’ils y trouvent ouvrent sur un malentendu jamais dissipé en dépit des réels efforts entrepris par la suite. Victimes, les harkis l’ont donc été assurément et même doublement. Assassinés par un fln cédant à tous les excès pour prix de son incapacité à établir l’unanimité nationale des Algériens autour de ses chefs, ou méprisés par la nation qu’ils ont servie, leur nom est même devenu occultant et source de confusion. Car si le terme harka est en usage dans notre langue depuis le début du xxe siècle pour désigner une petite troupe formant une milice supplétive, celui de harki, bien que forgé pendant la guerre d’Algérie pour désigner une catégorie spécifique d’auxiliaires40, est au sortir de celle-ci complètement dévoyé. À tel point qu’il en est venu « à servir de métonymie pour l’ensemble des supplétifs »41, quand il n’est pas employé pour désigner tous les Algériens de souche ayant servi dans l’armée française. Une confusion qui montre combien notre pays méconnaît les acteurs et les événements qui ont fait la guerre d’Algérie.
1 Journal officiel de la République française (jorf), 2 avril 2003, p. 5788.
2 En 1962, pour toute l’Algérie, « seuls quelque dix mille musulmans sont pleinement français, soit qu’ils aient été eux-mêmes naturalisés, soit qu’un de leurs parents l’ait été ». Patrick Weil, La Justice en Algérie 1830-1962, La Documentation française, Collection « Histoire de la Justice », Paris, 2005, p. 109.
3 Pour reprendre la dénomination officielle ayant eu cours jusqu’à la loi n° 99-882 du 18 octobre 1999, qui fait des « opérations de maintien de l’ordre effectuées en Afrique du Nord » la « guerre d’Algérie », jorf, 20 octobre 1999, p. 15647.
4 Nordine Boulhaïs, Des harkis berbères de l’Aurès au nord de la France, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 220.
5 Jacques Frémeaux, « Les premières troupes supplétives en Algérie », Revue historique des armées n° 255, 2/2009, p. 68.
6 Caïds, Aghas, Bachaghas pour les principales.
7 Les grades et les soldes correspondent à ceux en vigueur dans l’armée française et le personnel est éligible aux décorations à titre militaire.
8 Charles-Robert Ageron, « Les supplétifs algériens dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie », Vingtième Siècle. Revue d’histoire n° 48, octobre-décembre 1995, p. 4.
9 Journal officiel de l’Algérie, 21 mars 1958, et shat 1 h 2029 D1 « Changement d’appellation des groupes mobiles de police rurale en groupes mobiles de sécurité (1958). »
10 shat 6 T 7775 et shat 1 H 2029.
11 Journal officiel de l’Algérie, 30 septembre 1955.
12 Le premier est créé par le capitaine Lamoricière en 1833.
13 Jacques Frémeaux, « Les sas (sections administratives spécialisées) », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 240, 2002/4, p. 55.
14 Ibid., p. 57.
15 shat 1 H 2028 D1 « Rôle des chefs de sections administratives spécialisées (1959-1961), aide de l’armée aux sections administratives spécialisées (1956, 1959-1960) ».
16 Frédéric Médard, « Les débuts de la guerre d’Algérie : errements et contradictions d’un engagement », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 240, 2010/4.
17 En 1960, il existe jusqu’à 697 sas et environ 30 sau, employant 19 450 moghzanis, contre 223 sas et 25 sau en mars 1962, mais qui ont toujours sous contrat quelque dix-huit mille supplétifs.
18 François-Xavier Hautreux, La Guerre d’Algérie des harkis, Paris, Perrin, 2013.
19 Traduction de « mouvement », à la différence de makhzen, « magasin », qui sous-tend une formation vouée à un emploi statique.
20 Fatima Besnaci-Lancou, Gilles Manceron, Les Harkis dans la colonisation et ses suites, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008, p. 210.
21 jorf – Débats parlementaires, Assemblée nationale, 20 mars 1957, p. 1735.
22 Pour comparaison, le « prêt » consenti à un soldat de 2e classe célibataire appelé en Algérie, en incluant la prime d’alimentation, est de deux cent dix anciens francs par jour et dénoncé à juste titre par ses bénéficiaires comme étant de l’argent de poche.
23 La même observation vaut pour les termes de « supplétifs » et d’« auxiliaires ».
24 jorf – Débats parlementaires – Assemblée nationale, 17 juillet 1957, p. 3687.
25 Ibid., 27 novembre 1957, p. 4997.
26 Quelques jours avant les propos du ministre, l’exécution d’un lieutenant bellouniste par des hommes de Si Chérif constitue une affaire « tellement grave que le ministre Lacoste avait envoyé l’inspecteur général Ciosi, directeur des affaires politiques » (Jacques Valette, « Un contre-maquis durable de la guerre d’Algérie : l’affaire Si Chérif 1957-1962 », Guerres mondiales et conflits contemporains n° 208, 2002/4, p. 26.)
27 Alain de Boissieu, Pour servir le Général, tome 2, Paris, Plon, 1982, p. 151.
28 Les ut sont transformées en unités de réserve (ur), cette fois rémunérées sur le budget militaire.
29 shat 1 H 1397 D1 et 2410 D1.
30 Fatima Besnaci-Lancou, Gilles Manceron, op. cit., p. 84.
31 Ibid., p. 83.
32 Michel Diefenbacher, Parachever l’effort de solidarité nationale envers les rapatriés. Promouvoir l’œuvre collective de la France outre-mer, Paris, Assemblée nationale, 2003, p. 14. Entre 1955 et 1961, 116 141 jeunes musulmans sont incorporés pour le service militaire obligatoire.
33 Jacques Valette, op. cit., p. 31.
34 Frédéric Médard, « La Présence militaire française en Algérie, aspects techniques, logistiques et scientifiques entre archaïsme et modernité. 1953-1967 », thèse de doctorat de 3e cycle (J.-Ch. Jauffret dir.), université Paul-Valéry-Montpellier III, mars 1999, 1 353 pages, p. 118.
35 jorf – Débats parlementaires – Sénat, 20 juillet 1961, p. 927.
36 L’aln a cent quarante mille tués. Frédéric Médard, « Les pertes aln et civiles 1954-1962 », Guerre d’Algérie magazine n° 6, décembre 2002, p. 25.
37 shat 1 H 1397 D1.
38 Auxquelles il convient d’ajouter d’anciens notables francophiles.
39 Mohand Hamoumou et Jean-Jacques Jordi, Les Harkis, une mémoire enfouie, Paris, Autrement, 2008, p. 49.
40 Dictionnaire de la langue française lexis, Paris, Larousse, 1987, 2 109 pages, p. 885. Le mot « harka » apparaît dans le Larousse universel en 2 volumes, édition 1922 (t. 1, p. 1083) avec cette définition : « Nom féminin (mot arabe signifiant insurrection). Dans le sud Oranais, au Maroc, troupe d’insurgés rassemblés en vue d’un coup de main, d’une insurrection ».
41 Raphaëlle Branche, La Guerre d’Algérie : une histoire apaisée ?, Paris, Le Seuil, 2005, p. 354.