Je ne reviendrai pas sur les traumatismes engendrés par les engagements militaires et l’immersion du soldat au cœur d’une violence à laquelle il est généralement peu préparé du fait de ses conditions de vie quotidiennes, surtout aujourd’hui, et des difficultés qu’il y a à s’entraîner de façon réaliste au stress et aux horreurs de la guerre. Cette confrontation avec les réalités de l’affrontement entre les hommes et ses conséquences sur le soldat n’est pas un phénomène nouveau. Alors, me direz-vous, si le phénomène n’est pas nouveau, pourquoi ne pas lui avoir accordé systématiquement toute l’attention qui convenait au cours des opérations récentes quelles qu’en soient la nature et la dangerosité pressentie ou présumée ?
Cette question est naturellement pertinente. Mais si commander, c’est prévoir, c’est aussi prendre en compte les réalités et les contraintes du moment, s’adapter et réagir en conséquence. Honnêtement, pendant des années, nous nous sommes préparés à un affrontement titanesque avec les armées du Pacte de Varsovie qui aurait été, à n’en pas douter, d’une tout autre dimension que les opérations que nous avons menées depuis la fin de la guerre d’Algérie. Or, aussi loin que je me souvienne, je ne vois rien qui nous ait préparés en quoi que ce soit aux conséquences psychologiques d’un tel engagement. Il est vrai qu’il y allait alors de la défense du pré carré si cher à Vauban et de la survie de la nation... Alors, le haut commandement du moment, comme à d’autres époques de notre histoire nationale, avait sans doute envisagé des sacrifices de grande ampleur sans trop se soucier des effets collatéraux sur la santé mentale des combattants.
Cela dit, il faut bien admettre que nos engagements du demi-siècle écoulé n’ont pas atteint des niveaux de violence susceptibles d’affecter massivement les unités engagées, à l’exception, peut-être, de l’attentat du Drakkar1 en octobre 1983 et de l’opération Turquoise2 en 1994, pour d’autres raisons. Nous sommes très en retrait des grandes hécatombes, du déchaînement de violence et des horreurs des grands conflits du xxe siècle et des guerres de décolonisation. Je vous renvoie à toute la littérature et aux témoignages, souvent poignants, sur ces périodes terribles de notre histoire, lorsque la consigne était « Marche ou crève », pour reprendre le mot rageur du général Franchet d’Espèrey au général commandant le 18e corps de la 5e armée sur la Marne en septembre 1914. L’expression a fait florès durant toute cette guerre et les suivantes, et pour le soldat et ses chefs, en ce temps-là, il n’y avait guère d’alternative admissible. Partagé entre contrainte et consentement, le plus souvent de façon cyclothymique, le soldat encaissait donc, physiquement et psychologiquement, et ses cadres avec lui, des souffrances dont il est difficile de se faire une idée aujourd’hui.
Ces souffrances sont intimement dépendantes, vous le savez bien, de l’ampleur et de l’intensité des combats ou des horreurs auxquelles le soldat est confronté et, dans ce domaine, nous devons reconnaître que nous avons eu un raisonnement un peu paradoxal. Grâce au travail des historiens et aux témoignages de nos anciens combattants, il était parfaitement admis que les traumatismes psychologiques n’avaient pas été suffisamment pris en compte et traités comme tels lors des derniers grands conflits. La référence la plus communément admise était l’enfer des tranchées, Verdun et ses trois cent mille morts en dix mois, mais on oubliait sans doute un peu vite que, de la déclaration de la guerre à fin novembre 1914, l’armée française a compté plus de cent mille tués par mois, dont quarante mille dans les Ardennes belges du 22 au 25 août. En quatre mois, un tiers des pertes des cinquante-deux mois qu’a duré la Grande Guerre... Le 22 avril 1915 à Ypres, à 17 heures, c’est cinq mille morts en moins de dix minutes sur six à sept kilomètres de front... Le 1er juillet 1916, sur quelque vingt-cinq kilomètres de front, les Britanniques ont déploré vingt mille tués et quarante mille blessés... En dépit des témoignages et d’une littérature très réaliste, on a du mal à imaginer le choc produit par un tel déchaînement de violence et de tels niveaux de pertes. Mais trop c’est trop et l’épuisement psychologique conduira aux mutineries de 1917.
Nos engagements récents relevant plutôt de ce qu’il est convenu d’appeler la « basse intensité », le commandement n’a guère prêté plus d’attention que de raison à leurs conséquences sur l’état mental de nos soldats, ou plutôt a laissé aux cadres de contact et au service de santé le soin de traiter ces problèmes au cas par cas. La première guerre du Golfe, c’est dix tués, dont trois au combat ; l’Afghanistan, quatre-vingt-huit morts, toutes causes confondues. Ce que je vais dire n’enlève rien au courage de nos soldats morts au combat pour la France ni à la douleur de leurs proches mais, regardé froidement, c’est en onze ans l’équivalent de vingt-deux minutes de la Grande Guerre !
Alors, qu’est-ce qui a fait que le commandement a soudainement porté plus d’attention à cette dimension de l’engagement opérationnel ? Il n’y a jamais dans les prises de décision un seul fait déclenchant. Il y a d’abord l’expérience personnelle. Lors du massacre de Tuk-Meas, au Cambodge, les chefs au contact ont fait leur travail avec l’appui des médecins. Partagé entre haine vengeresse et abattement, tout le monde semblait avoir retrouvé sa stabilité émotionnelle en quelques jours ; mais dans la durée, il subsiste toujours un doute. Car on ne peut oublier. Ce sont ensuite les expériences collectives et les retours d’expérience, notamment après notre engagement au Rwanda. Je ne suis pas certain que nous ayons bien anticipé et géré l’accompagnement psychologique de nos soldats à leur retour.
Le fait déterminant est incontestablement le « retour de la guerre » dans son acception première avec l’Afghanistan, et l’accroissement progressif de la dureté des combats, de notre implication sur le terrain et donc des pertes. Cela dit, on ne partait quand même pas de rien. Nous avons toujours bénéficié dans nos écoles d’une préparation au commandement de qualité, qui se référait à des expériences vécues, ainsi que d’un entraînement et d’une préparation opérationnelle de haut niveau. Cela dit, ce ne sont que des repères théoriques, une sorte de guide pour l’action, et il est difficile de donner de la chair à tout cela tant que l’on n’a pas été confronté aux réalités. « Notre meilleure protection, ce n’est pas notre gilet pare-balles », m’ont souvent dit les soldats rencontrés en opex, « c’est notre prépa-ops ». Nous avons systématiquement procédé à la sensibilisation des unités aux risques encourus avant chaque engagement avec autant d’objectivité que possible. L’évolution du secourisme de combat, par exemple, pris nettement plus au sérieux qu’il ne l’avait été des années durant, en atteste, mais même là, nous restons en deçà des réalités du combat. L’implication de la cellule d’intervention et de soutien psychologique de l’armée de terre (cispat), sur le pied de guerre depuis septembre 2004, ne date pas d’hier. Plus récente, je vous l’accorde, la directive d’avril 2009 sur le dispositif du soutien psychologique en zone de combat prescrivait d’ailleurs le déploiement de façon permanente d’un psychologue de cette cellule en Afghanistan. Sans oublier l’implication tout aussi résolue de la cabat, créée en 1993 par le général Monchal. Et le dévouement de Terre Fraternité enfin, association créée en 2005 par le général Thorette en appui de la précédente.
Mais il ne faut pas se cacher qu’il y a eu, dans ces affaires-là, des influences conjoncturelles externes fortes. Nous vivons en effet aujourd’hui dans une société compassionnelle qui a du mal à positionner le curseur entre raison et émotion. C’est la raison pour laquelle les appelés du contingent n’ont pas été engagés dans la première guerre du Golfe : les Français ne pouvaient envisager et accepter que l’un d’entre eux puisse mourir pour la libération du Koweït. Cette impossibilité à engager une armée d’appelés en opérations et l’inégalité devant le service national sont à l’origine de la décision de suspendre ce dernier. Avec le recul, on constate que notre armée professionnelle est un bon outil opérationnel. Pour nos concitoyens, la mort d’un soldat de métier n’est pas une chose indifférente ; c’est la mort de quelqu’un à qui l’on a délégué la défense des intérêts de la nation. Elle déclenche toujours une émotion. Tout comme les souffrances endurées. Le rejet de la guerre et des pertes qu’elle entraîne est toujours fort, que le soldat soit du contingent ou professionnel.
Dans l’attention nouvelle portée par le commandement aux blessures invisibles, il y eut aussi la pression des médias qui s’interrogeaient sur le cas que nous faisions de ces pathologies. Il y eut également un livre, celui de Jean-Paul Mari3, que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt à cette époque-là et qui eut, partiellement, une influence sur un certain nombre de décisions que nous avons prises. Je le lui ai dit. Et puis, il y eut quelque part aussi, il ne faut pas se voiler la face, des appréhensions, une dimension « principe de précaution » : on ne sait jamais, autant prévenir que d’avoir à affronter des problèmes difficiles dans les années à venir.
Voilà la façon dont les choses se sont faites. Je ne reviendrai pas sur le schéma retenu : une action en amont, une action pendant et une action en aval, immédiate au retour puis dans la durée. J’insisterai uniquement sur l’action immédiate au retour, avec ce que l’on a appelé le sas. Quelle aventure que ce sas ! Pourquoi le sas ? Autrefois, le soldat qui revenait de la guerre rentrait par le train, à pied, en bateau. Cela prenait toujours un certain temps. Les moyens de transport modernes font que vous pouvez embarquer dans un hélicoptère puis dans un avion et, dix heures plus tard, être chez vous dans votre salon avec vos enfants et votre femme ! Pour l’avoir vécu, c’est étonnant. Je me souviens d’un jour où, après une absence d’un an, j’ai demandé à mon fils qui se préparait à sortir de la maison : « Eh ! Tu vas où ? » Il m’a répondu : « Je sors. » « Tu pourrais au moins demander l’autorisation », me suis-je exclamé. Et lui de me répondre : « Eh papa ! Cela fait un an que l’on ne te demande rien ! » C’est ça la réalité ! Et le fait de ne plus avoir ses repères, de ne pas avoir fait de césure. Donc, l’idée du sas, c’était d’imposer une césure entre l’enfer des combats et la quiétude familiale.
La première question que nous nous sommes posée a été celle du lieu adéquat où faire cette césure. Cela a été compliqué. On ne pouvait pas la faire sur place, à Kaboul, et on ne pouvait pas non plus la faire en France. Imaginez les soldats dans leur caserne avec les familles devant la porte ! Alors, on a trouvé Chypre ! Et comme on est plutôt « rapiat », on a d’abord pensé à réquisitionner une vieille caserne, estimant que cela ferait l’affaire. Mais ce n’était quand même pas terrible : même à Chypre, une caserne reste une caserne ! Au bout du compte, nous avons opté pour un bel hôtel. La deuxième question qui s’est posée a été celle du temps. Le temps nécessaire pour expliquer aux soldats qu’il sera normal qu’ils éprouvent à leur retour des sensations qu’ils n’avaient pas anticipées. Cette rupture est finalement brève : soixante-douze heures. Quand on est à Chypre, on parle d’Afghanistan, et quand on rentre de Chypre, on ne parle que de Chypre. C’est déjà une petite victoire, même si on sait que ça ne va pas régler tous les problèmes.
L’idée de ce sas n’a pas été facile à faire accepter. Je me souviens combien mon téléphone a sonné lors de sa mise en œuvre : « Nous des pros, qu’est-ce qu’on va s’emmerder avec cette connerie ! » ; « On a déjà passé six mois au front, on veut rentrer chez nous. » Finalement, ils y sont tous allés, forcés, contraints. Et puis après, ils étaient contents. Ils nous ont dit : « C’était quand même bien, ça nous a fait du bien ! », « Mon général, ça n’était pas si con que ça. » Et puis, ils l’ont pris comme une marque de considération, de reconnaissance du travail accompli.
Je terminerai en soulignant la nécessaire complémentarité entre le commandement et le service de santé, et par deux petites appréhensions. Je pense que les opérations nous rapprochent inévitablement du service de santé et aussi, souvent, des aumôniers. Nous n’avons jamais été si proches que depuis que nous menons des opérations difficiles. Cela dit, à chacun son métier et c’est bien comme ça. J’atteste du capital de générosité, d’attachement dont ont bénéficié nos soldats dans nos hôpitaux militaires ; il y a quelque chose de tout à fait exceptionnel dans le travail accompli par l’ensemble du personnel. Enfin, deux appréhensions. Je souhaite que la procédure de suivi dans le mois qui suit le retour fasse l’objet d’une attention accrue, même si les jeunes officiers, en particulier, ne voient là qu’une charge administrative supplémentaire. C’est en fait un acte de commandement et cela doit être compris comme tel. Je souhaite surtout que le suivi de nos blessés et leur réinsertion, et celle de nos soldats psychologiquement fragilisés, s’inscrivent dans le temps long. Les oublier serait leur infliger une blessure de plus, moins apparente mais tout aussi douloureuse.
1 Le 23 octobre 1983, à Beyrouth, cinquante-huit parachutistes de la Force internationale de sécurité ont trouvé la mort dans un attentat-suicide visant l’immeuble qui leur servait de quartier général, le « poste Drakkar ».
2 Du 22 juin au 21 août 1994, deux mille cinq cent cinquante militaires français et cinq cents autres venus de sept pays d’Afrique ont assuré, sous mandat de l’onu, la mission Turquoise au Rwanda dans le but de protéger les « populations menacées » par le conflit entre Tutsis et Hutus.
3 Jean-Paul Mari, Sans blessures apparentes, Paris, Robert Laffont, 2008.