L’album des 20 ans

Éric Letonturier

Cultiver l’esprit de curiosité et la fraternité d’âmes

Nul besoin de secret défense ni, d’ailleurs, de pleine lumière pour faire jaillir et croître de belles idées. Le bureau était en effet étroit, sombre, encombré, et faisait office de réserve sinon de débarras à l’organisme de l’état-major de l’armée de terre que je servais alors comme jeune sociologue, le Centre des relations humaines (crh). C’est là, presque cachée, à l’abri des regards du moins, que travaillait Line Sourbier-Pinter. Elle s’attelait à la préparation d’une formule éditoriale d’ampleur et unique en son genre, la revue Inflexions, vouée à faire rayonner l’armée de terre au-delà de son pré carré, mais aussi, au fil des numéros, à en formaliser la philosophie sociale, dans un esprit, selon moi, proche mais rénové et plus ambitieux que le fameux livre de Lyautey.

Missionné sur la question sensible de la « civilianisation » du ministère de la Défense, je voyais dans cette entreprise qu’impulsa et mena une civile – à laquelle une seconde, Emmanuelle Rioux, succédera trois ans plus tard –, autant vers l’intérieur que vers l’extérieur de l’institution, un double mérite : d’une part, l’illustration évidente, vivante, de la confiance accordée par ladite institution aux talents étrangers à ses enceintes et circuits classiques, et, d’autre part, l’importance donnée aux idées novatrices et aux dispositifs susceptibles de servir et de maintenir les relations de l’armée de terre avec la nation que le passage à l’armée de métier risquait de distendre. L’épée aime la plume ainsi que tous les vents qui la portent et la conduisent à « s’élever » – pour reprendre le titre d’un numéro récent.

De nos quelques échanges d’alors, je me souviens de mon enthousiasme intellectuel pour ce projet original, ce pari qui tranchait avec la rédaction des rapports et fiches d’état-major auxquels je tentais de me plier après des années de liberté et de solitude en bibliothèque, mais qui me ramenait surtout à mes propres convictions : ma formation pluridisciplinaire et l’orientation volontairement ouverte donnée à mon doctorat m’avaient déjà assuré que, pour nécessaires qu’elles soient, les frontières, matérielles ou non, géopolitiques ou académiques, sont toujours, comme le disait Georg Simmel, des ponts et des portes, mais jamais des murs.

Tout aussi porteuses sont les lignes fortes, car transverses, comme, en premier lieu, la composition d’un comité de rédaction avec des personnalités civiles et militaires aux expériences, formations, professions, cultures et sensibilités diverses. En somme, une véritable société miniature fonctionnant, par-delà et grâce aux différences de ses membres, en bonne intelligence afin d’assurer à l’édifice collectif des fondations solides, mais également prêtes à soutenir une structure souple, croisant des contenus et des approches d’horizons multiples. Il en est de même de la dynamique de l’ensemble, tirée d’un sommaire alternant volontairement textes de facture classique (savants, universitaires…), articles réflexifs issus de retours d’expériences et témoignages ou récits de vie. Rares sont de fait les lieux où, malgré les belles déclarations d’intention sur les vertus du dialogue entre disciplines et entre types d’écrits, de tels choix éditoriaux sont réellement pratiqués, assumés et tenus par une réflexion serrée, menée en amont pour délimiter et arpenter le périmètre de la thématique de façon raisonnée, sans prétention, bien sûr, de l’épuiser.

L’armée intéresse. Elle passe entre les gouttes acides du désaveu, du discrédit, de la critique, qui corrodent politiques, médias, intellectuels, et autres autorités et experts. Pour autant, Inflexions pourrait rester une revue confidentielle, limitée aux cercles militaires et aux Wars Studies. Or, c’est tout l’inverse : sa fréquentation en ligne est croissante, sa visibilité augmente, tout comme son audience dans les colloques qu’elle organise. C’est donc que sa formule, vivante, accroche. Pourquoi ? Sans doute parce que, selon moi, la revue participe d’un modèle de connaissance plus proche du vitalisme d’un Bergson que d’une épistémologie froide et fétichiste de l’idéal scientifique. L’objet ne se donne pas ici dans l’hyper-spécialisation, le monodisciplinaire ou la revendication d’une objectivité à tout prix, mais dans une volonté d’intelligibilité tirée de l’existence vécue et de la pensée incarnée, et de son inévitable quête de sens. Face à l’interrogation que suscite toujours le contact avec l’altérité, a fortiori de façon démultipliée avec l’ennemi que l’on combat, un sens ici entendu dans sa triple acception : des sensations, ressentis issus d’expériences personnelles et de leurs enseignements ; des significations d’ordre plus conceptuel, théorique ; et des directions qui, toujours plurielles, orientent le lecteur pour sa propre (in)formation et compréhension de l’objet, le tout selon un quadrillage ouvert de possibles qui exclut toute idéologie rectrice que certains pourraient craindre d’une revue pilotée par une armée. De ce tableau à trois entrées (au moins), la ligne de pensée devient ainsi réseau, rhizome, moins droite que combinatoire, dans un esprit tenant donc plus de Leibniz que de Descartes.

Objets et thèmes retenus confortent ce positionnement multidirectionnel assumé et bienvenu, sinon rare par rapport à bien des revues creusant leur sillon dans les domaines déjà balisés de la défense, des relations internationales et de la géopolitique. De façon salutaire et fidèle à la « culture armée de terre », les choix retenus par Inflexions invitent alors à être « tout-terrain », exposent sans cesse au risque du nouveau, de l’inconnu, de l’aventure, et requièrent alors bien souvent le « système D » et des solutions par l’appel salutaire aux ressources des membres du collectif. S’adapter, se renouveler, (se) donner… Une disponibilité et une mobilité, ici intellectuelles, promotrices d’un esprit de curiosité trop marginalisé, dévalorisé par la sectorialisation des savoirs. Il suffit de citer quelques exemples de numéros pour se convaincre de cette appétence sans limite ni hiérarchie, de cette alternance thématique se justifiant par le souci de la nuance et de la dialectique complexe qu’appellent le matériau humain, tant individuel que collectif, et la réalité du terrain, militaire comme civil : « Le soldat et la mort », « L’humour », « L’ennemi », « Et le sexe ? », « Violence totale », « La beauté », « Les enfants et la guerre », « La confiance », « Le secret », « Dire », « Courage ! », « La route », « L’échec », « S’élever »… Au passage, très ignorant de la chose militaire et peu sociologue serait celui qui parlerait encore de « grande muette » tant cette diversité thématique signale aussi la liberté de parole, l’écoute, le goût de l’échange contradictoire et l’attention portée aux idées, même sensibles, en comité et au sein de l’institution qui n’a rien de « totale »…

Au vu de ce souvenir lointain, mais encore vif de mes brèves rencontres avec la fondatrice d’Inflexions, et de mes affinités pour l’esprit général qui animait son projet, dire que souhaiter devenir un jour membre du comité serait à la fois un euphémisme et un truisme. Un vœu qui se réalisa grâce au truchement d’André Thiéblemont, militaire peut-être atypique mais anthropologue authentique, et surtout belle personne à l’humanité rare et à l’amitié fidèle. Outre des rencontres fortes, des connivences ressenties, des échanges fructueux, et une ambiance chaleureuse et fraternelle, je tire de cette participation confirmation de ma conviction de ne pouvoir travailler qu’en me sentant dépassé, porté par des idées plus grandes que soi, des idéaux existentiels supérieurs, un engagement en somme et que viennent compléter deux autres attachements personnels : l’idée d’inscrire son action dans une institution en général, et l’humanisme développé par Gusdorf, notamment dans son ouvrage trop peu cité, La Vertu de force, et que l’on trouve aussi dans tout le courant personnaliste.

Avec une conséquence concrète : ma participation à Inflexions a inspiré et fortifié mes propres travaux de sociologie militaire, qui convergeaient dans leurs orientations théoriques avec son positionnement. Lors de la création de la revue, l’idée de « société militaire », étanche et repliée sur son prétendu ethos, avait vécu, se révélait enfin simpliste et contre-productive, a fortiori depuis la suspension de la conscription qui l’exposait aux risques de sa méconnaissance, de l’indifférence polie voire de sa marginalisation. À l’opposé, la thèse dite de la banalisation, à la mode alors, majorait des analogies faciles avec les entreprises civiles, et réduisait des dispositions et des savoir-être à des compétences professionnelles sans égard pour les missions particulières assignées aux armées. Les effets délétères d’une politique de recrutement par trop quantitative et le retour de l’histoire et du tragique auraient très vite raison de slogans tels que « sous le casque, un métier »…

Il s’agissait alors de trouver un équilibre articulant pensée et action, culture et métier, valeurs et vertus – ces dernières ont été retenues par Inflexions comme thème de son quarante-huitième numéro. La singularité militaire n’appelait pas la séparation, mais exigeait, pour que sa différence soit comprise et reconnue comme un devoir, une participation accrue à la communauté nationale dont les armées tirent leur légitimité.

Face à l’enjeu, dont l’actualité mondiale donne aujourd’hui une meilleure mesure, il fallait donc inventer, parmi d’autres, des outils de dialogue dont l’un fut la revue Inflexions, tout en plongeant, pour ma part, la question des armées dans les évolutions d’une société hyper moderne marquée par l’individualisme et les quatre principales variantes que je distingue : l’individualisme concurrentiel, axé sur la recherche de la performance et les preuves de sa supériorité par rapport à autrui ; l’individualisme consumériste, qui fait de la possession matérielle et des signes extérieurs les éléments identitaires d’une distinction personnelle ; l’individualisme du développement personnel, ou plus généralement hédoniste, centré sur la pleine conscience de soi et l’instant présent ; et, enfin, l’individualisme des droits, qui repose sur la recherche de reconnaissance et la revendication sur la scène sociale des attributs spécifiques de l’identité. Reste alors pour moi, comme alternative qui puise dans la longue durée et s’illustre dans les armées, un « individualisme des devoirs »… sur lequel je reviendrai peut-être dans un texte pour un futur numéro parmi la longue liste d’idées qu’Inflexions garde dans ses soutes !

Une porte ouverte sur des mond... | R. Hémez
T. Marchand | Qu’as-tu fait de tes talents ?...