Dans les discussions autour du rôle et de la place de l’armée dans la société, on entend parfois dire : « La Suisse n’a pas d’armée, elle est une armée ! » Cette boutade, une exagération évidemment, contient un fond de vérité. La force armée et la défense se trouvèrent en effet d’emblée au cœur des préoccupations lors de l’alliance entre les habitants de trois vallées situées au cœur des Alpes1 : les premiers cantons suisses.
Le pacte fédéral de 1291, qui confirme des engagements plus anciens dont on a perdu la trace, commence ainsi : « Au nom du Seigneur, amen. C’est accomplir une action honorable et profitable au bien public que de confirmer, selon les formes consacrées, les mesures prises en vue de la sécurité et de la paix. Que chacun sache donc que, considérant la malice des temps et pour être mieux à même de défendre et maintenir dans leur intégrité leurs vies et leurs biens, les gens de la vallée d’Uri, la Landsgemeinde de la vallée de Schwytz et celle des gens de la vallée inférieure d’Unterwald se sont engagés, sous serment pris en toute bonne foi, à se prêter les uns aux autres n’importe quel secours, appui et assistance, de tout leur pouvoir et de tous leurs efforts, sans ménager ni leurs vies ni leurs biens, dans leurs vallées et au dehors, contre celui et contre tous ceux qui, par n’importe quel acte hostile, attenteraient à leurs personnes ou à leurs biens (ou à un seul d’entre eux), les attaqueraient ou leur causeraient quelque dommage. Quoi qu’il arrive, chacune des communautés promet à l’autre d’accourir à son secours en cas de nécessité, à ses propres frais, et de l’aider autant qu’il le faudra pour résister à l’agression des méchants et imposer réparation du tort commis. »
De ce pacte, on retiendra deux idées fondamentales qui ont façonné le pays et guidé sa politique jusqu’à nos jours : la volonté de s’apporter réciproquement une aide militaire en cas d’agression extérieure (initialement essentiellement habsbourgeoise) et de mutualiser le potentiel militaire. La défense du territoire est assurée par l’ensemble des citoyens mâles qui sont mobilisés de cas en cas, selon les besoins, et non par une armée permanente ou des mercenaires étrangers.
Ce n’est donc ni une langue commune ni une culture ni une religion qui réunit les Suisses dans un même pays, mais la volonté de s’unir pour lutter contre les menaces extérieures. À l’origine de la Suisse, il y a un pacte d’assistance militaire. Si la défense se trouve au cœur des préoccupations des fondateurs de la Confédération, l’armée occupe forcément une place de choix dans les structures de l’État et dans l’esprit des citoyens.
Ces deux piliers constitutifs de la Suisse ont été réaffirmés tout au long d’une histoire conduisant des trois cantons d’origine à l’État fédératif actuel, en passant par l’ancienne confédération de huit (1353), puis de treize cantons (1513), et la confédération d’États de la première moitié du xixe siècle. Dans sa plus récente mouture entrée en vigueur le 1er janvier 2000, la constitution fédérale suisse affirme d’entrée cette dimension militaire de l’État. Il appartient à tout citoyen valide de participer à la défense générale du pays2.
Dans L’Armée nouvelle (1910), version « librairie » de sa proposition de loi sur l’organisation militaire, Jean Jaurès fait l’éloge du système militaire suisse. Après avoir relevé que « le vice essentiel de notre organisation militaire [française], c’est qu’elle a l’apparence d’être la nation armée et qu’en effet elle ne l’est point ou qu’elle l’est à peine », il s’exclame : « De tous les systèmes militaires pratiqués dans le monde, c’est à coup sûr le modèle suisse qui se rapproche le plus de l’idéal d’une armée démocratique et populaire : c’est celui qui, par la réduction au minimum du séjour à la caserne, par le recrutement non seulement régional mais local, par l’organisation de toute la masse des citoyens valides en unités territoriales, confond le plus essentiellement la vie militaire et la vie civile. »
Ce modèle idéal aux yeux de Jaurès existe-t-il encore ? Qu’en est-il aujourd’hui de ce lien étroit entre les citoyens et leur armée ? Les pages qui suivent tentent d’apporter une ébauche de réponse à ces questions.
- Le rôle de l’armée dans l’histoire de la Suisse
Pour le lecteur peu familier de l’histoire de la défense suisse, il peut être utile de préciser ce qui fait la spécificité du système dont Jaurès vante les mérites. Le terme « milice » est ambigu et a souvent une connotation péjorative : les citoyens français ayant vécu l’Occupation et les Polonais de Solidarnosc ne gardent pas de bons souvenirs de leur milice... D’où la nécessité de préciser ce qui caractérise le système de milice suisse.
Chaque citoyen, à côté du métier qu’il exerce à plein-temps, participe aux tâches d’intérêt général, plus particulièrement à celles liées à la sécurité de la collectivité. Ce n’est pas uniquement l’armée qui est bâtie sur le principe de milice, mais l’ensemble de la société suisse. Les parlements, qu’ils soient communaux, régionaux ou national sont des parlements de milice, c’est-à-dire que les députés et les sénateurs exercent un métier à plein-temps et ce n’est qu’accessoirement qu’ils remplissent leur mandat politique. De la même façon, une grande partie des corps de pompiers est aujourd’hui encore de milice. Dans de nombreuses municipalités, les habitants sont astreints jusqu’à un certain âge au service du feu, sinon ils s’acquittent d’une taxe.
L’armée de milice procède de la même idée. Ses huit cent mille hommes entre 1960 et 19953, soldats, sous-officiers, officiers subalternes ou supérieurs, exercent dans leur écrasante majorité une profession civile à plein-temps et font leur devoir militaire soit, à l’époque de la guerre froide, entre trois cents et mille cinq cents jours de service suivant le grade, accomplis entre vingt et cinquante ans. En service, ils continuent à recevoir une bonne partie de leur salaire grâce au système de la caisse de compensation.
Les soldats et l’ensemble des cadres, jusque dans les fonctions les plus élevées, sont des non-professionnels. Des officiers et des sous-officiers de carrière – on les appelle instructeurs jusqu’au début des années 2000 – forment et soutiennent les cadres de milice durant leur formation de base et leurs écoles d’avancement. Ces professionnels assument un commandement dans l’armée et avancent en grade selon les mêmes critères que leurs camarades de milice. Quelques pilotes de chasse assurent la permanence de la surveillance aérienne, du personnel civil entretient les infrastructures, gère, rétablit les matériels et assure l’administration centrale. À l’époque de la guerre froide, leur nombre s’élevait à environ quinze mille personnes pour un effectif réglementaire de six cent quatre-vingt mille hommes. Il n’a jamais existé en Suisse de troupes ou de corps social militaire permanents comme en France ou en Grande-Bretagne.
Toute réflexion portant sur la défense suisse doit commencer par une étude approfondie de son histoire. « L’armée suisse n’est pas le résultat d’une création spontanée ; elle est partie intégrante d’un processus historique, qui a duré des siècles », comme l’écrit Hans Rudolf Kurz dans Cent ans d’armée suisse (1981), ouvrage qui fait encore aujourd’hui autorité. C’est entre autres pour cette raison que le système de milice suisse ne peut pas être transposé tel quel dans un autre pays.
Il ne peut être question ici de retracer un processus de plus de sept cents ans. Résumons ! Depuis le pacte de 1291 jusqu’à la fin du xxe siècle, l’armée joue toujours un rôle majeur, voire central, aussi bien dans la politique que dans la société en général. Elle est comme un ciment de la nation, un moyen d’intégration des différentes langues et cultures qui constituent la Suisse, et un fort facteur d’identification dans la mémoire collective. Ce rôle n’a jamais été vraiment remis en question jusque dans les années 1990.
C’est probablement durant le xxe siècle, avec deux conflits mondiaux, que cette symbiose peuple/armée atteint son plus haut niveau. Durant la guerre froide, l’intégration de l’armée dans l’appareil de l’État semble presque totale. En effet, le concept de « défense générale » permet, en cas de guerre, de militariser l’ensemble des fonctions de celui-ci.
Lors d’une mobilisation partielle ou générale, les chemins de fer fédéraux (cff), la poste et les télécommunications, pour ne prendre que quelques exemples, peuvent passer sans transition et sans réorganisation sous commandement militaire. Les cadres civils de ces entreprises d’État sont, dès le temps de paix, incorporés dans la structure militaire correspondante : en cas de conflit, le directeur des télécommunications devient commandant de la brigade de télécommunication et le directeur des cff chef du service militaire des chemins de fer. Si la situation l’exige, toute une série de services dits coordonnés, comme le service de santé ou l’économie de guerre, garantissent la mise en commun des moyens civils et militaires du domaine en question sous la responsabilité d’une autorité militaire prédéfinie. La protection civile gère un parc d’abris antiatomiques prévus pour l’ensemble de la population, tous les axes routiers majeurs, les voies ferrées importantes sont préparés à la destruction avec des ouvrages minés dans lesquels les explosifs sont disposés dès le temps de paix.
Si le principe du peuple en armes n’a jamais été véritablement remis en question durant plus de sept cents ans, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas eu des périodes de contestation, notamment après la naissance en Suisse du parti socialiste, dont le pacifisme et l’antimilitarisme sont en quelque sorte importés de l’étranger. Cette tendance est notamment attestée par un télégramme des jeunesses socialistes suisses, mentionné dans le rapport sur l’antimilitarisme à la conférence nationale des jeunesses socialistes du 23 mars 1913.
À la sortie de la Grande Guerre, en novembre 1918, la Suisse connaît une grève générale orchestrée par des organisations ouvrières et des syndicats, qui s’explique par la baisse du niveau de vie et l’indigence dues à quatre ans de guerre aux frontières et aux périodes passées sous les drapeaux sans compensation des salaires perdus. À l’époque, le Conseil fédéral et le commandement de l’armée croient à tort qu’il s’agit d’une grève révolutionnaire télécommandée par Moscou, ce qui explique une mobilisation partielle de l’armée alors que la grippe espagnole sévit dans le pays. L’événement laissera des traces dans le mouvement ouvrier qui, jusqu’au milieu des années 1930, prendra ses distances par rapport à la défense nationale. À ses yeux, l’armée n’est pas l’armée du peuple, mais celle de la bourgeoisie, dont la mission est de servir d’abord les intérêts du grand capital et, accessoirement, de mater le prolétariat. Ce sentiment se trouve renforcé par les événements de novembre 1932 à Genève, lorsque des sections d’une école de recrues d’infanterie, chargées d’assurer l’ordre, ouvrent le feu sur des citoyens, la plupart socialistes ou communistes, venus manifester contre un meeting d’une organisation fasciste. On déplore treize morts… Aujourd’hui encore, l’aile pacifiste du parti socialiste se manifeste aux chambres fédérales4 en refusant systématiquement les crédits militaires. En 2011, elle a obtenu que la suppression de l’armée figure comme un objectif à long terme dans le programme du parti.
Après Mai-68, une seconde période de contestation secoue les sociétés occidentales, donc la Suisse, caractérisée par une critique radicale de toute forme d’autorité. Elle a, inévitablement, des répercussions au sein des armées, à plus forte raison dans une armée populaire de milice. Avec le recul, il faut constater qu’en Suisse, l’action des comités de soldats, comme les autres incitations au refus de servir ou au démantèlement de l’armée émanant des milieux de gauche n’entament pas vraiment la croyance de la grande majorité des Suisses dans la nécessité d’une force armée et dans l’opportunité d’une armée de milice.
L’ostracisme envers les objecteurs de conscience apparaît comme un moyen de mesurer combien le peuple suisse tient à l’obligation générale de servir. Dès 1903, le mouvement pacifiste s’engage en faveur des objecteurs. Par deux fois (1974 et 1984), le peuple suisse refuse par vote l’introduction d’un service civil. Ce n’est qu’en 1992 qu’il accepte la modification de l’article de la constitution fédérale réglant l’obligation de servir en introduisant la possibilité d’un service civil pour les objecteurs de conscience.
En résumé, on peut affirmer que, conscients jusqu’en 1990 du danger pour le pays d’être entraîné dans un conflit en Europe, voire d’être envahi, une écrasante majorité des Suisses adhèrent avec conviction à trois principes et sont prêts à en assumer les conséquences, tant financières que personnelles :
- sauvegarder l’indépendance du pays par la neutralité armée ;
- donner une crédibilité à cette politique par une stratégie de dissuasion, un prix d’entrée ou de passage élevé, voire exorbitant en termes de pertes militaires. Le message adressé à tout agresseur potentiel pourrait être le suivant : un passage à travers le territoire ou l’espace aérien suisse sera plus coûteux et plus long qu’une opération de contournement de la Suisse. Le territoire sera âprement défendu dès la frontière et les voies de communication, les infrastructures et nos industries seront détruites avant que vous puissiez les utiliser. D’où la nécessité d’avoir une armée crédible, c’est-à-dire bien armée, équipée et entraînée, ainsi qu’une société civile préparée à la défense générale ;
- chaque citoyen participe personnellement à l’effort de défense, d’où l’acceptation du principe de l’obligation générale de servir.
- Le rôle de l’armée aujourd’hui : rupture avec le passé ?
Trois phénomènes, plus ou moins concomitants, modifient profondément la donne de l’armée suisse à la fin du xxe siècle : les bouleversements géopolitiques provoqués par la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique, la croissance et le renforcement de l’Union européenne, la mondialisation et la globalisation. Ces changements font voler en éclats le large consensus qui existait jusqu’alors, notamment durant la guerre froide, autour des questions de défense et de sécurité, mettant dans la foulée en lumière les limites du système de milice.
Celui-ci a des qualités et des avantages indéniables, comme le relevait déjà Jaurès. Il convient très bien lorsqu’il s’agit de défendre le territoire national et son espace aérien face à une menace dirigée directement contre lui, que celle-ci soit purement militaire ou multiforme comme aujourd’hui. Il rend également d’éminents services dans des opérations de type Vigipirate lorsque, sur le territoire national, il faut surveiller et protéger des espaces, des ouvrages et des infrastructures vitales, ou des personnes. Il s’avère en revanche mal adapté pour la projection de forces hors du pays, dans le cadre d’opérations extérieures, surtout lorsque celles-ci se prolongent dans la durée.
Les nouvelles menaces se font sentir loin des frontières de la Suisse ; leur caractère global et multiforme exige des réponses globales, toujours plus sophistiquées et onéreuses. D’où la nécessité, pour des raisons de coûts et d’efficacité, de mutualiser les moyens militaires, dans la défense de l’espace aérien par exemple. Une telle évolution va à l’encontre d’une politique de neutralité armée et autonome.
Le contexte géopolitique n’est pas le seul à peser sur le système militaire suisse : globalisation, mondialisation et autres évolutions sociétales modifient profondément un certain nombre de conditions-cadres, telle la disponibilité des citoyens face à l’obligation de servir. Objectivement, est-elle limitée par des facteurs économiques et socioprofessionnels ou par des changements dans les motivations personnelles ? Il y a encore les finances ! Gambetta aurait dit que la politique est l’art du possible… Et, selon nous, du compromis. Ces principes valent particulièrement pour les finances publiques. Il appartient aux militaires de démontrer quels moyens sont nécessaires pour mener à bien les missions reçues du politique et combien elles coûtent. Au politique ensuite de mettre en regard ces demandes avec les coûts des autres tâches de l’État et de procéder à de douloureux arbitrages. Des adaptations importantes apparaissent indispensables.
Comme le soulignait Jaurès, la milice, c’est le peuple en armes, soit l’ensemble de la population valide. En cas de danger, tous les citoyens aptes, hommes et femmes, doivent se mettre au service du pays. Pourtant, les femmes (plus de la moitié de la population) et les résidents étrangers qui bénéficient d’un permis de séjour et profitent donc du bien-être suisse (plus de 20 % de la population) ne sont pas astreints au service militaire. Ajoutons-y tous ceux déclarés inaptes au service lors des opérations de recrutement. Dans certaines régions, il s’agit de la moitié des conscrits… Force est alors de constater aujourd’hui que seule une petite minorité s’engage pour la défense du pays les armes à la main. Or la clé de voûte du système de milice est l’égalité des citoyens et citoyennes face à l’obligation de servir.
Des réflexions sont menées pour trouver des solutions, par exemple l’instauration d’un service national à la communauté en compensation du privilège d’habiter le pays, auxquels tous les habitants de la Suisse seraient astreints. Il pourrait prendre les formes les plus diverses. Le service militaire n’en serait qu’une modalité, récompensée par des avantages adéquats (remise d’impôts, aide financière aux études, priorité d’embauche dans la fonction publique…), puisque, pouvant aller jusqu’au sacrifice de la vie, il est le service le plus astreignant, le plus contraignant et le plus risqué.
La milice fonctionne lorsque le domicile, le lieu de travail et le secteur d’engagement en cas de défense sont géographiquement proches, voire identiques. Les brigades frontières du temps de la guerre froide donnent une bonne illustration de cette réalité. Arc-boutées sur des renforcements de terrain, elles barraient le secteur frontière dans la profondeur avec des troupes sédentaires appartenant à la classe d’âge dite de Landwehr5. En principe, les hommes habitaient dans le secteur d’engagement de leur régiment.
Avec l’accroissement de la mobilité géographique des individus, la globalisation et la mondialisation de l’économie et des emplois, cette condition ne peut plus être remplie. Lors d’une récente mise sur pied d’un bataillon du génie chargé de lutter contre des inondations, une partie des hommes, notamment des spécialistes indispensables comme les conducteurs de machines de chantier, ne sont pas entrés en service, quand bien même il s’agissait d’une formation dite d’alerte, et qu’officiers, sous-officiers et soldats étaient équipés des moyens de communication les plus modernes. Ces absences ne sont pas dues à un manque de civisme ou à de la mauvaise volonté. Beaucoup de ces militaires se trouvent en voyage d’affaires en Chine ou au Japon, en vacances aux Seychelles ou à la Martinique !
À l’évidence, le système de milice ne fonctionne que si les plus aptes au commandement acceptent d’assumer des responsabilités au sein de l’armée. Ce fut longtemps le cas. Il n’était pas rare que l’instituteur du village, le maître à l’école secondaire ou au collège serve comme officier dans le régiment d’infanterie d’élite, puis dans la brigade frontière de Landwehr de la région. Les cadres supérieurs des banques, des assurances et de la plupart des grandes entreprises étaient des officiers supérieurs, officiers d’état-major général, voire commandants de brigade. L’économie privée encourageait l’avancement militaire et elle y trouvait vraisemblablement son compte. Philippe de Weck, juriste de formation, directeur général de l’Union de banques suisses (ubs) avant d’en présider le conseil d’administration, n’a jamais fait d’école de gestion aux États-Unis. Il prétend que sa formation d’officier d’état-major général lui a beaucoup servi dans sa carrière bancaire. De nombreux officiers siégeaient également dans les deux chambres du Parlement fédéral et dans les parlements cantonaux. Aujourd’hui, il semble n’y avoir que six officiers parmi les deux cents députés du Conseil national !
Avec la mondialisation et la globalisation, bon nombre de dirigeants de grandes entreprises suisses, comme les responsables des ressources humaines – souvent des femmes – sont des étrangers peu enclins à tolérer les absences de longue durée dues au service militaire. Parallèlement, de nombreux cadres suisses, qui travaillent à l’étranger, ne peuvent plus rentrer pour accomplir périodiquement leur service.
Il ne faudrait pas oublier que les entreprises, et l’économie en général, supportent une part importante des coûts occultes de l’armée de milice, ne serait-ce qu’en acceptant que les collaborateurs s’absentent trois semaines chaque année sans véritable compensation financière. Jusque dans les années 1980, toutes les entreprises, moins soumises aux pressions étrangères, étaient logées à la même enseigne ; avec la mondialisation, beaucoup d’entre elles se trouvent en concurrence directe avec des entreprises étrangères qui n’ont pas à supporter les coûts indirects de leur défense nationale, d’où une distorsion de la concurrence. Il n’est donc pas surprenant que les employeurs suisses soient aujourd’hui bien moins enclins à accepter, et encore moins à encourager leurs collaborateurs à faire du service militaire, qu’il manque des chefs de section et des commandants d’unité, que la majorité des capitaines et des officiers supérieurs soient des officiers de carrière, des fonctionnaires des cantons et de la Confédération. Le corps enseignant, depuis l’école primaire jusqu’au lycée, ne fournit plus que de rares officiers. En 2000, parmi les cent professeurs d’un lycée romand comprenant six cents élèves, il n’y a que trois officiers…
Cette désaffectation des meilleurs pour la chose militaire apparaît comme une rupture historique :
- il est de plus en plus difficile de recruter les sous-officiers et les officiers pour encadrer les troupes. Il manque aujourd’hui chaque année à peu près un quart des candidats pour alimenter l’effectif nécessaire de mille deux cents lieutenants ;
- l’introduction du système de Bologne dans les études universitaires et l’accroissement du nombre de cadres étrangers dans les grandes entreprises rendent pratiquement impossible de mener de front des études, l’école de recrues, les écoles d’avancement et les paiements de galons. Plus tard, il en va de même pour des carrières professionnelle et militaire ;
- les officiers d’état-major général n’ayant pas l’État comme employeur ne représentent que 20 % des effectifs dans les récentes promotions, alors que leur part s’élevait encore à 60 % dans les années 1990 ;
- le nombre de parlementaires cantonaux et fédéraux, officiers en activité ou à disposition, fond comme neige au soleil. Comment s’étonner dès lors que les votes du Parlement fédéral soient moins favorables à l’armée ?
Pour garder sa force et sa vigueur, une armée de milice doit être présente dans la vie quotidienne des citoyens, comme ce fut le cas jusque dans les années 1990. Dans presque toutes les familles du pays, femme et enfants voyaient le père, un frère ou un oncle partir une fois par an, avec son paquetage et son fusil, pour accomplir son cours de répétition. Le dimanche soir, les gares et les trains étaient bondés de militaires rejoignant leur unité après le congé dominical.
Chaque commune avait l’obligation légale de mettre à disposition des cantonnements pour l’équivalent d’une unité élémentaire, c’est-à-dire une compagnie, des logements pour les sous-officiers et les officiers et, surtout, des places de tir et d’exercices. La majorité des formations faisaient leur cours de répétition dans des villages. Plusieurs fois par an, les enfants des écoles côtoyaient des militaires qui logeaient dans la salle de gymnastique ou utilisaient le préau comme parc à véhicules. L’armée est partout présente dans le quotidien de la population, d’autant que les grandes manœuvres ou les exercices de troupes se déroulaient en principe dans le secteur d’engagement des divisions ou du corps d’armée concerné. Des centaines de véhicules blindés, une masse de véhicules à pneus évoluaient sur le réseau routier, survolés à grand fracas par des avions de combat et des hélicoptères, ce qui provoquait de gros bouchons. Les troupes cantonnaient dans des bâtiments privés et des fermes...
Or, entre 1995 et 2003, l’armée suisse est passée d’un effectif réglementaire de six cent vingt-cinq mille hommes à cent vingt mille. Cette diminution drastique des militaires et de la durée de leur obligation de servir a fait presque disparaître l’armée de la vie quotidienne des Suisses, d’autant qu’elle se retire alors dans les casernes et les places de tir.
Les Suisses restent néanmoins très attachés à leur armée, en particulier au système de milice. Ils l’ont prouvé à plusieurs reprises lors de récentes votations populaires. L’actuelle loi en vigueur sur l’organisation de l’armée a été acceptée en 2003 par 76 % des votants. Quelques années auparavant, les Suisses ont par deux fois rejeté des initiatives émanant de cercles antimilitaristes et pacifistes visant à affaiblir l’armée. En 1993, ils ont réservé le même sort à l’initiative pour une Suisse sans nouveaux avions de combat et, en 2000, à celle visant à réduire les dépenses militaires. Tout récemment, en 2011, ils ont confirmé leur volonté que chaque citoyen-soldat astreint au service garde son arme personnelle à la maison. Il n’existe probablement aucune autre armée au monde dont l’existence soit régulièrement légitimée par des votes populaires.
- Quelle place pour l’armée dans la société suisse de demain ?
Depuis la chute du mur de Berlin et l’éclatement de l’Union soviétique, la Suisse se trouve à une période charnière de son histoire, dans un environnement sécuritaire inédit, dans une situation inconnue avant 1990. Depuis le pacte de 1291, elle n’a jamais été entourée de voisins faisant tous partie de la même organisation politique, intégrés dans le même système de sécurité intérieure (Schengen). En termes de géostratégie et de géopolitique, il n’existe plus de Sonderfall Schweiz (« cas particulier suisse »). Le pays se trouve géostratégiquement au cœur de l’Europe, et la traditionnelle séparation entre sécurité intérieure (tâche prioritaire de la police) et sécurité extérieure (mission première de l’armée) s’estompe de plus en plus. Le monde des certitudes de la guerre froide – une menace militaire uniforme, bien identifiée, venant de l’Est – n’existe plus. Des instruments de politique extérieure (la neutralité) et de politique intérieure (le système de milice et le fédéralisme), bien rodés et ayant fait la preuve de leur efficacité durant plus de sept cents ans, dévoilent brusquement leurs limites. La Suisse se trouve à un carrefour et elle hésite entre trois voies, chacune ayant un effet différent sur le rôle de l’armée :
- la poursuite dans la voie de l’autonomie, assortie de la neutralité armée, exigeant une armée forte, polyvalente, capable d’assumer de manière largement autonome les tâches de défense ;
- la voie bilatérale, c’est-à-dire des accords ponctuels avec des pays voisins ou des organisations multinationales. C’est par exemple la solution choisie dans le domaine de la sécurité intérieure avec l’adhésion à l’espace Schengen. Cette voie offre la possibilité de coopérations systématiques avec des forces armées étrangères ;
- l’adhésion à une organisation politique comme l’Union européenne ou l’otan, avec toutes les conséquences que cela implique pour l’intégration de l’armée dans des organismes supranationaux.
Les récentes votations portant sur la place de la Suisse dans le monde (adhésion à l’onu et à l’Espace économique européen) montrent une population très partagée sur la question, un clivage entre ce que l’on pourrait appeler, de manière un peu simplificatrice, les « traditionnalistes-autonomistes » et les « modernistes-internationalistes ». Les deux camps sont à peu près de force égale.
Il n’en reste pas moins que les problèmes de défense ne peuvent plus être résolus exclusivement au plan national. L’idéal d’une souveraineté absolue et totale de la Suisse en matière de défense ne résiste pas à la réalité de son nouvel environnement géostratégique et géopolitique. La globalisation et la mondialisation induisent des menaces transnationales dont l’ampleur et la complexité dépassent largement les capacités d’un petit État. La prise en compte de la menace de l’espace aérien doit se faire, par exemple, à des centaines de kilomètres au-delà de la frontière nationale, sans parler de ce qu’exigent la lutte efficace contre les missiles balistiques et la maîtrise des flux migratoires ou du crime organisé.
Beaucoup de Suisses n’ont pas encore pris conscience que la protection de leurs intérêts commence là où ils sont menacés, non pas à la frontière nationale, mais à des milliers de kilomètres, au Kosovo, sur les côtes somaliennes, en Afghanistan. La défense des intérêts nationaux, si nécessaire par les armes hors du territoire, n’est pas le souci majeur des citoyens. Leur crainte, c’est l’insécurité au quotidien dont ils sont souvent victimes (vols, agressions, incivilités). D’où un regain d’intérêt pour la police chez les parlementaires suisses et un abandon, même chez les députés « bourgeois », des questions de défense qui ne sont pas porteuses dans une campagne électorale.
Si la Suisse ne se positionne pas clairement face au monde et à l’Europe en matière de politique de défense et de sécurité, il existe un risque qu’une partie de la population, notamment les jeunes, ne soit plus d’accord pour effectuer le service militaire, l’utilité d’une armée centrée sur la défense des frontières nationales ne leur paraissant pas évidente.
Les responsables politiques devront convaincre les citoyens de voter les mesures adéquates qui, selon toute vraisemblance, passeront par un rapprochement avec l’Europe, sous des formes qui restent à définir. Le travail de conviction et d’information qui attend les responsables politiques et militaires est considérable. Il leur faut en effet convaincre de remettre en question, voire d’abandonner des principes politiques tels que la neutralité, le système de milice, le fédéralisme, la démocratie directe qui ont fait leurs preuves durant plus de sept cents ans et qui ont évité, depuis plus de deux cents ans, que le pays soit touché par la guerre, en particulier pendant les deux conflits mondiaux. La partie n’est pas gagnée d’avance, car, dans une démocratie semi-directe, toutes les grandes décisions, notamment celles qui touchent à la défense, sont soumises au vote populaire. Pour faire passer un projet, il faut plus de 50 % des voix ! Or, aujourd’hui, le souverain suisse est encore très partagé…
Les récentes réformes adoptées par le gouvernement et le parlement suisses amorcent une certaine ouverture sur la coopération en matière de défense, mais restent résolument attachées au principe d’une armée de milice. Convenons que les expériences faites dans les pays voisins, qui ont suspendu la conscription, n’encouragent guère à modifier le système helvétique, et ce d’autant qu’une armée professionnelle en Suisse serait, compte tenu du niveau des salaires et du degré d’intégration des jeunes dans l’économie, à la fois hors de prix et irréalisable. L’armée ne trouverait ni le nombre suffisant de volontaires ni l’argent pour payer des soldes concurrentielles avec les rémunérations du secteur civil.
En dernière analyse, il s’avère difficile d’évaluer le rôle à moyen et à long terme de la société hédoniste et de la mondialisation de l’économie sur le fonctionnement du système de milice. Dans l’état actuel des choses, c’est plutôt le scepticisme qui domine. Les conditions cadres nécessaires au bon fonctionnement de la milice ne semblent pas évoluer dans le bon sens. Mais rien n’empêche de penser que, dans un avenir pas trop lointain, la démondialisation et le retour à une société plus sensible à des valeurs comme le bien commun, le dévouement à la collectivité et l’esprit de coopération redonneront force et vigueur à ce système. Par le passé, l’homme, comme individu et comme membre d’une collectivité, a toujours trouvé des solutions pour vaincre des obstacles qui paraissaient a priori insurmontables.
Les défis que doit affronter l’armée suisse dans un proche avenir sont considérables. Étant optimistes de nature et confortés par les leçons de l’Histoire, nous restons convaincus qu’un système militaire essentiellement fondé sur l’engagement personnel de chaque citoyen pour défendre, les armes à la main, les intérêts de son pays et les valeurs de sa culture a un avenir devant lui.
1 Les actuels cantons d’Uri et de Schwytz, le demi-canton de Nidwald.
2 Par défense générale, on entend en Suisse la défense militaire, la protection civile (une place dans un abri antiatomique pour chaque habitant), la défense économique et la défense psychologique.
3 Effectifs réels de l’armée, à ne pas confondre avec les effectifs réglementaires.
4 Au niveau fédéral, le législatif, aussi appelé Chambres fédérales, comprend le Conseil national (la Chambre du peuple) et le Conseil des États (la Chambre des cantons). Lorsque les deux Chambres siègent ensemble, par exemple pour élire le Conseil fédéral (gouvernement suisse), on parle d’Assemblée fédérale.
5 Littéralement Landwehr signifie en allemand « défense du territoire ». En Suisse, la Landwehr, une classe d’âge, comprend les hommes entre trente-deux et quarante ans qui ont fait leur service en élite (vingt/trente et un ans).