Parmi les grands bouleversements qui ont radicalement changé la face des pays européens, et notamment celle de la France, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, celui du rapport à la guerre, et par conséquent aux armées, est fondamental.
Notre pays s’est construit par l’épée – pour reprendre l’expression du général de Gaulle –, et ses armées avaient toujours été taillées dans la perspective d’une guerre bien déterminée, face à un voisin proche ou lointain qui pouvait s’emparer de son territoire et briser sa population. La conquête de l’empire puis les conflits liés à la décolonisation, qui ont pourtant entraîné de lourdes pertes, étaient secondaires par rapport à cette menace principale.
Or, désormais, nous sommes dans une situation historique inédite. La dissuasion nucléaire, en installant l’équilibre de la terreur pour rendre improbable un conflit mondial du type de ceux qui avaient par deux fois ruiné l’Europe, avait déjà profondément modifié les paradigmes classiques de la guerre. Mais, surtout, la construction européenne, dont la raison était précisément de rendre obsolète toute idée de guerre entre nos vieilles nations, la mondialisation, en installant une conscience planétaire des problèmes auxquels est confrontée l’humanité, les progrès technologiques spectaculaires, notamment dans le domaine du traitement de l’information et de l’évolution de la précision des armes et de leurs vecteurs, tout cela posait en termes fondamentalement nouveaux les questions militaires et le rôle des armées.
Depuis l’effondrement du bloc soviétique, les réformes militaires ont été nombreuses et radicales. En Europe, elles sont toutes allées dans le sens d’une réduction drastique des budgets de défense et des effectifs, au risque d’engager ce continent vers un quasi-désarmement. Dans ce paysage, la France fait encore aujourd’hui figure de nation militaire. Elle le doit sans doute à son héritage historique et à la vision généralement partagée de la vocation spécifique de notre pays, à sa responsabilité de membre permanent du Conseil de sécurité de l’onu. Elle le doit aussi à deux facteurs, moins souvent cités, d’un autre ordre que les deux précédents, mais qui ont joué un rôle essentiel dans le maintien de nos capacités militaires.
D’abord un processus de programmation qui, malgré des faveurs diverses dans la mise en œuvre des lois qu’il élabore, s’est, jusqu’à présent du moins, imposé à tous les gouvernements et à toutes les législatures. Ces lois de programmation ont indiscutablement tiré vers le haut les budgets de défense de notre pays, tous les spécialistes le savent.
Ensuite, une chaîne de commandement simple, claire et efficace, qui s’appuie sur deux personnages dont on ne perçoit pas toujours qu’ils sont nouveaux dans l’histoire militaire de notre pays. En premier lieu, le président de la République, qui est un chef des armées effectif et non pas virtuel, ce qui est un apport majeur de notre actuelle Constitution par rapport à celles qui l’ont précédée. Il dispose des deux « moteurs » de notre politique de défense : le Conseil de défense pour la construction de l’outil militaire et le Conseil restreint pour l’emploi des forces. Il est garant de la crédibilité de notre outil de dissuasion nucléaire par la menace qu’il fait peser sur son emploi. En second lieu, le chef d’état-major des armées, dont le rôle est lentement monté en puissance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est désormais installé comme patron unique des trois armées en dépit des craintes pittoresques de boulangisme de certains et du conservatisme paroissial de nos armées.
En 1996, une réforme historique a pris acte de l’ère nouvelle dans laquelle entraient nos armées. La professionnalisation mettait fin à une parenthèse de deux siècles pendant laquelle la conscription était devenue la règle pour le recrutement. Et le concept de défense du territoire, qui justifiait la conscription, s’élargissait au concept de défense de nos intérêts. Cela avait pour conséquence de pouvoir disposer de forces « projetables » loin de nos frontières hexagonales, dès lors que, précisément, aucune menace ne pesait plus directement sur elles. Mais, point essentiel, la défense ultime de nos intérêts vitaux et de notre patrie restait, sans ambiguïté aucune, fondée sur notre force nucléaire stratégique.
Une réforme d’une telle ampleur, évidemment, ne se déroule jamais selon la planification rigoureuse que ses concepteurs avaient envisagée. Elle crée son propre mouvement, elle prend en quelque sorte son autonomie par rapport à ses auteurs, car elle est confrontée, comme un être humain, à l’écoulement du temps, elle réagit aux événements qui se succèdent et s’entrechoquent dans le milieu où elle se déploie, c’est-à-dire la nation, elle tente de résoudre l’éternel débat entre le possible et le souhaitable au profit du souhaitable. Réforme d’essence politique avant même d’être militaire, elle vit et s’adapte au rythme de la vie politique du pays et de l’évolution stratégique du monde.
Le Livre blanc de 2008 et la révision générale des politiques publiques (rgpp), voulus par le nouveau président, ont naturellement joué de ce point de vue un rôle majeur dans la réforme de 1996. Mais ils n’ont pas remis en cause ses fondements. Ils ont ouvert la voie aux décisions rendues nécessaires par l’évolution géopolitique du monde, tenté de rendre plus réaliste la programmation en tirant les conclusions de l’exécution des deux premières lois de mise en œuvre de la réforme, sans réduire l’effort financier de défense, et jeté les bases d’une réforme longue, difficile et sensible de l’administration d’un outil militaire profondément transformé. Je n’aurais garde d’oublier les concepts stratégiques – otan et Union européenne (ue) –, dont on ignore trop souvent, parfois délibérément, l’importance qu’ils ont pour nos propres concepts.
C’est tout cela qui explique l’armée que nous connaissons aujourd’hui. Réduite dans ses formats, modeste dans ses ambitions, elle s’acquitte avec succès des missions qui lui sont confiées, et a conquis l’estime et le respect de nos concitoyens ainsi que de nos alliés.
Les opérations extérieures (opex) qu’elle enchaîne présentent deux caractéristiques essentielles, qui demandent un effort d’adaptation et de créativité exigeant : elles se déroulent dans un cadre quasi systématiquement international (onu, otan, ue, coalitions ad hoc) et elles constituent, initialement surtout, le cœur d’un processus global de résolution des crises qui combine simultanément action civile de reconstruction et de nation building, et actions militaires. Et nos forces déployées sont confrontées à des opérations de guerre de plus en plus exigeantes, comme nous l’avons vu en Libye et le voyons toujours en Afghanistan.
Un monde donc plus incertain, plus dangereux, qui a replongé notre armée dans l’action. Mais, dans le même temps, le fait que notre pays et sa population n’aient pas connu de guerre sur le sol national depuis plus d’un demi-siècle a nécessairement eu sur les esprits et les comportements des conséquences qu’il faut savoir regarder en face.
Dans nos démocraties, la première interrogation porte évidemment sur la perception de la guerre elle-même. Dans la décennie écoulée, le Stockholm International Peace Research Institute (sipri) a recensé une vingtaine de conflits armés. Deux seulement étaient interétatiques. Les autres opposaient l’armée régulière d’un État à une entité rebelle à l’intérieur de cet État. Tous étaient hors d’Europe. Mais les tensions sont partout dans le monde et exacerbées par leur forte exposition médiatique. Le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive, s’ils sont mieux maîtrisés, sont loin d’être jugulés. D’une manière générale, il serait imprudent d’écarter la possibilité d’une surprise stratégique qui prendrait de court une confiance excessive dans une rationalité occidentale s’appuyant notamment sur les avancées du droit international et de la modernisation continue de nos systèmes d’armes. Bref, le monde n’est ni plus sage ni davantage « sous contrôle ».
C’est ma conviction, souvent exprimée, que le soldat reste l’incarnation du tragique du monde qui se manifeste par la guerre. C’est cette réalité-là qu’il ne faut pas refuser de voir et que l’on doit avoir la modestie de reconnaître. Elle marque une limite indépassable au plan des capacités militaires qu’un État comme le nôtre doit savoir maintenir.
Mais surtout, cette réalité fonde la légitimité du soldat et sa place unique dans la société : consentir au sacrifice de sa vie et tuer au nom des intérêts supérieurs de l’État. De ce point de vue, il est le témoin parmi ses contemporains de la réalité de la nation. C’est cette réalité-là qu’il faut considérer dans toute sa force quand on craint l’effacement du soldat dans la vie de la nation.
Voici maintenant soixante-douze ans que la France n’a pas remis son destin entre les mains de ses armées. Celles-ci étaient alors nombreuses. Aujourd’hui, elles sont strictement suffisantes, mais détiennent des capacités d’intervention infiniment plus considérables. Elles restent, et la nation le sait, au plus profond d’elles-mêmes, prêtes à entrer en action quand le péril menace. C’est vers elles et elles seules qu’alors la nation se tournera.
Cela étant posé, il ne faut être ni naïf ni pécher par idéalisme. Le soldat se recrute dans la société de son temps. Les valeurs auxquelles il doit adhérer – esprit de sacrifice, goût du risque, de l’effort gratuit, dépassement de soi, disponibilité totale, effacement devant l’intérêt général –, cadrent de plus en plus difficilement avec une société qui prône davantage le consumérisme que l’héroïsme.
Là est le vrai danger de l’effacement du soldat. La banalisation de ses règles de vie, la non-reconnaissance dans les textes qui fondent l’état militaire du caractère exceptionnel de cet état qui concerne des femmes et des hommes appelés à agir dans des circonstances exorbitantes du droit commun et dans des situations de périls graves pour la communauté nationale sont préoccupantes. Les exemples sont nombreux de renoncements à des préceptes ou à des règles que l’absence de guerre rendait insupportables aux tenants de l’uniformisation de l’administration de l’État.
Dès lors que la loi ne le soutient pas dans ce qu’il a d’exceptionnel, le soldat qui voit perdurer une situation de paix est moins fort pour cultiver les vertus guerrières qui lui sont indispensables dans l’action. La banalisation des comportements, la « civilianisation des esprits », voilà le vrai poison de l’esprit militaire.
Qu’est-ce que la guerre aujourd’hui ? Qu’est-ce que la nation ? Que recouvre la notion de souveraineté à l’heure de la mondialisation ? Quel doit être le statut du soldat dans la société ? Quelle est la portée des avancées de la science et de la technologie sur les formes des interventions militaires et l’éthique du soldat ? Voilà, me semble-t-il, les champs de réflexion majeurs que nous devons labourer sans cesse.