Aujourd’hui, plus personne en France ne redoute ou n’espère un coup de force militaire. Il n’est plus d’officier général pour incarner un possible homme providentiel ou faire figure de factieux potentiel. Au regard de l’histoire nationale, cette double évidence n’en est pourtant pas une. « Que pense l’armée ? », se verra régulièrement demander le spécialiste « défense » du journal Le Monde à partir du 13 mai 1958. De fait, moins de trois ans plus tard, la République sera de nouveau menacée par un début de pronunciamiento, selon l’expression fameuse du chef de l’État. Une dénonciation non dénuée de paradoxes puisque faite par un président de la République en uniforme d’officier général, dont le retour au pouvoir avait été déclenché par un précédent coup de force algérois et la menace de son extension à Paris. Par la suite régulièrement investi comme président du Conseil, puis de la République, Charles de Gaulle reste ainsi le dernier militaire à avoir assumé le rôle d’homme providentiel, y compris en avril 1961, quand il se dressa contre le « quarteron ».
Le Général est aussi celui qui, dix ans après mai 1958, contesté par des manifestations d’une ampleur inédite, renonça finalement à reprendre l’initiative en s’appuyant sur l’armée. Et qui, l’année suivante, quitta volontairement le pouvoir à la suite d’un référendum perdu, enterrant définitivement les suspicions césaristes qui avaient accompagné son itinéraire depuis juin 1940. En l’espace d’une dizaine d’années, la France a ainsi rompu avec cette politisation d’une partie de l’armée, qui était le pendant de sa possible instrumentalisation politique. Car la fin dramatique de la IVe et les débuts tumultueux de la Ve s’inscrivent dans le cadre d’une tradition aussi ancienne que la République, faut-il dire quasi consubstantielle ? Les précédents de Brumaire et du 2 décembre furent ainsi régulièrement invoqués jusqu’en mai 1958. Et, après les Bonaparte, il revint à deux maréchaux d’accompagner la naissance et la mort de la IIIe République.
Pourquoi ce rôle politique de l’armée, de certains de ses chefs en tout cas, qui a distingué la France, même quand la démocratie y semblait définitivement acclimatée ? Et comment expliquer ce formidable retournement, acquis essentiel mais méconnu des cinquante dernières années ? Une combinaison de facteurs structurels, à la fois politiques, sociaux et culturels, apparaît à l’origine de ce balancement de grande amplitude. S’il n’est pas question ici de livrer un diagnostic définitif, au moins peut-on tenter de penser globalement ce problème. Avec le recul que donne le demi-siècle écoulé depuis la fin de la guerre d’Algérie, quelles lignes de force expliquent à la fois cette permanence de longue durée et la rupture observée dans les années 1960 ?
Une dernière précision s’impose avant de débuter l’analyse. Cette évolution a touché un monde bien plus divers que ne le laisse deviner le singulier de son appellation : l’armée. Cette commodité de langage est un piège, car elle tend à constituer en tout unifié un objet profondément divers. On sait l’importance des armes au sein de l’« armée de terre », appellation qui ne s’imposera que progressivement après 1945. Cette dynamique naît en particulier de la création de l’« armée de l’air », au début des années 1930, qui bouscule le face-à-face séculaire entre la Marine et l’armée. Désormais, celle-ci ne désigne plus que l’ensemble des forces armées, mais sans que les textes aient jamais consacré ce nouvel état de fait. Une ambiguïté typiquement française, à l’image de celle qui a longtemps entouré le rôle politique de l’armée. Entrons dans son exploration.
- Un rapport de force longtemps déséquilibré
entre l’armée et les institutions
En matière politico-militaire comme ailleurs, la Révolution française constitue la matrice. Après la rupture initiale de l’été 1789, l’échec de la monarchie constitutionnelle et l’instauration de la République entraînent une profonde instabilité des institutions à partir de 1792. C’est une rupture fondamentale au regard de la continuité incarnée par la monarchie, en tout cas depuis qu’elle était devenue absolue. Or ce tournant est parallèle avec l’entrée dans un cycle de guerres d’une durée et d’une ampleur inattendues. Guerres avec l’étranger en premier lieu, qui vont durer près d’un quart de siècle. Guerre civile également, qui s’éteindra plus tôt : dans l’immédiat, cependant, l’ensemble du territoire national est touché à des degrés divers, la Vendée en premier lieu.
Très vite, la levée en masse, que pérennise l’instauration de la conscription, dote la France de forces armées d’une importance inédite. Dans un pays en plein bouleversement, où les institutions politiques sont devenues précaires et leurs responsables ne disposent que d’une faible légitimité, les chefs militaires vont très vite faire figure de recours, jusqu’à ce que l’un d’eux émerge et confisque le pouvoir à son profit. Au-delà de la personnalité exceptionnelle de Bonaparte, Brumaire traduit un déséquilibre systémique.
De manière révélatrice, le Premier Empire ne connaîtra pas de sédition militaire, en tout cas jusqu’à ce qu’apparaissent les signes de son déclin. Si l’armée est plus que jamais omniprésente, sa puissance est désormais contrebalancée par un régime fort. La Restauration prolonge à sa manière les conditions de l’équilibre en opérant un retour rapide à une quasi-armée de métier et à des effectifs réduits, que permet une politique extérieure apaisée. La guerre cesse d’être un horizon structurant, alors que les institutions apparaissent solidement établies, en première analyse du moins.
Cette équation vertueuse est également celle de la monarchie de Juillet, d’autant que les Bourbons comme les Orléans savent pratiquer une politique d’intégration des chefs militaires au sein des élites nationales. Maréchaux et amiraux de France appartiennent aux « notabilités » parmi lesquelles le roi choisit les membres de la Chambre des pairs. Un constat qui vaut davantage encore pour le Second Empire, puisque l’accession au maréchalat et à l’amiralat conduit à une entrée automatique au Sénat.
Dans ce cadre, le coup d’État du 2 décembre 1851 fait figure d’exception, puisqu’il s’agit d’une véritable subversion interne. Le président de la République organise lui-même la trahison des institutions en dévoyant l’armée, dont seule une partie des chefs, d’ailleurs, apporte son soutien au coup de force. Si la crise institutionnelle est un point commun entre la Ire et la IIe République, Louis-Napoléon n’est pas un chef militaire victorieux appelé pour stabiliser un régime à la dérive, dans un contexte où la guerre a provoqué une hypertrophie de l’armée. Pour autant, le mal est fait : l’épisode va rester dans les mémoires comme un prolongement de Brumaire, un autre symbole de la politisation de l’armée et de sa mise au service d’ambitions césaristes.
Inversement, la problématique du déséquilibre entre l’armée et les institutions redevient structurante à partir de 1870. À tort et à raison, la IIIe République ne fera jamais figure de régime fort : si elle résistera avec succès au séisme de la Grande Guerre, elle sera dès le départ enfermée par la crise du 16 mai 1877 dans un parlementarisme dont l’instabilité gouvernementale bornera l’efficacité. Or, au même moment, l’impératif de la Revanche, comme la nécessité d’ancrer le régime républicain dans la nation, conduit à l’abandon de l’armée de métier.
Bien que le processus ne soit achevé que peu avant la Première Guerre mondiale, la généralisation de la conscription redonne très vite aux forces armées et à leurs chefs une importance inédite. Elle n’est pas sans susciter des inquiétudes au sein de la classe politique, que ne peuvent totalement apaiser les déclarations réitérées de loyauté des élites militaires. Le rappel insistant de la subordination des armes à la toge se heurte aux mêmes limites. De part et d’autre, la surenchère rhétorique se révèle incapable de compenser les inquiétudes nées de ce rapport de force désormais durablement déséquilibré. La politisation de l’armée, redoutée ou espérée, réelle ou fantasmée, y trouve une partie de ses origines.
Ce déséquilibre va perdurer jusqu’à la double rupture des années 1960, quand l’avènement de la Ve République coïncidera avec la fin des conflits coloniaux et, plus largement, du cycle ouvert en 1939. Si l’affrontement est/ouest fait encore de la guerre une perspective possible, sa réalité s’éloigne, tandis que la modernisation des institutions politiques est cette fois réussie. Trente ans plus tard, la fin de la guerre froide achève le processus, alors que les expériences de l’alternance, puis de la cohabitation ont attesté, chacune à leur manière, de la solidité de la Ve République.
Pour la première fois dans l’histoire nationale, l’ennemi n’est plus aux frontières. Après les révolutions techniques dont le développement de l’arme nucléaire a constitué le symbole, le basculement géostratégique condamne l’armée de gros bataillons. D’autant que le temps n’est plus où la République avait besoin de la conscription pour s’enraciner dans le pays. Sa suspension, après des années de lent déclin, intervient sans tarder, signant le retour à cette armée de métier que l’humiliation de 1870 avait condamnée. Les relations politico-militaires achèvent d’y trouver les conditions de leur équilibre.
- Une difficulté durable pour la République
à organiser les relations politico-militaires
Avant de se résoudre sous la Ve République, le déséquilibre structurel que l’on vient d’analyser a placé chroniquement sous tension les relations politico-militaires à partir de 1870. Faute de se sentir pleinement assurés face aux forces armées et à leurs chefs, les responsables politiques ont, jusqu’en 1958, oscillé entre deux attitudes opposées, toutes deux compensatrices. La première correspond à une forme de délégation, spécialement en cas de crise. Elle se manifeste en particulier sous le Directoire, durant les débuts de la IIIe République, ceux de la Première Guerre mondiale, mais aussi lors des épisodes paroxystiques des conflits coloniaux, quand la République ressuscite la figure du proconsul. On peut parler de tradition républicaine « relative ». La seconde attitude, au contraire, renvoie à une interprétation sans concession du principe de subordination des armes à la toge. On songe à la Convention, à la civilianisation des grands postes outre-mer qui accompagne les débuts de la IIIe République ou ceux de la IVe, à la période de « républicanisation » qui marque le dénouement de l’affaire Dreyfus, au gouvernement de guerre instauré fin 1917. Le qualificatif d’« absolu » s’impose pour caractériser cet autre versant de la tradition républicaine en matière politico-militaire.
Qu’il se mette en retrait ou s’affirme de manière intransigeante, le pouvoir politique reconnaît ainsi la force de l’armée et de ses chefs. D’une attitude à l’autre, il dit sa difficulté, dans la durée, à penser sereinement l’articulation des armes et de la toge. Cette difficulté ne se limite pas aux pratiques. Elle se manifeste dans les choix faits en matière d’organisation de la charnière politico-militaire. Le constat, en la matière, est encore celui d’un paradoxe.
Le désastre de 1870 a posé l’exigence d’une modernisation. À l’exemple du modèle prussien, celle-ci passe par l’avènement de chefs militaires d’un type nouveau, ne tirant plus leur légitimité de commandements opérationnels et/ou territoriaux, mais de celui des administrations centrales. C’est le temps des chefs d’état-major, qui de « particuliers », car attachés à la personne des ministres, vont devenir « généraux » et prendre la tête de chaque armée. Modernisation rime ainsi avec concentration, une évolution qui n’est pas sans susciter l’inquiétude. Si, exception faite de Napoléon Ier, le monarque ne commandait plus sur les champs de bataille depuis Louis XV, sa disparition a créé un vide. La disposition concédée au maréchal de Mac-Mahon par la loi constitutionnelle du 25 février 1875 (« le président de la République dispose de la force armée ») ne suffit pas à combler ce vide, loin s’en faut. Le président du Conseil n’est en effet qu’un primus inter pares, qui laisse aux ministres de la Guerre et de la Marine la responsabilité effective de la direction des forces armées.
Dans ce contexte, le « diviser pour régner » va constituer un principe officieux, mais bien réel, d’organisation du politico-militaire. Les chefs d’état-major généraux ne sont pas les commandants désignés en cas de conflit. De même, ils n’accèdent pas à la présidence militaire du conseil supérieur de leur armée, instance créée à la même époque. Il faut attendre la veille de la guerre pour que ces verrous sautent. Une solution qui trahit rapidement ses limites en l’absence de véritable contre-pouvoir politique : le reproche de « dictature » adressé au Grand Quartier général en 1914-1915 naît de ce hiatus. Selon un schéma qui va devenir un classique de l’époque républicaine, l’organisation politico-militaire pousse ainsi, par ses insuffisances, à ce que les chefs militaires sortent de leur rôle.
Pour autant, le retour au statu quo ante l’emporte par la suite. Une grande loi sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre est bien mise en chantier au début des années 1920, elle doit tirer toutes les leçons du conflit. Mais elle n’est votée qu’en juillet 1938, cristallisant une charnière politico-militaire d’une complexité qui ne résistera pas au choc de la guerre. De même, il faut attendre la veille du conflit pour que soient instaurés un ministre et un chef d’état-major général de la défense nationale, qui ne sont jamais que des instances coordinatrices : leurs titulaires assument respectivement le portefeuille de la Guerre et la charge de chef d’état-major général de l’armée (de terre). Le refus du « commandement unique » n’épuise pas cette difficulté à organiser la charnière politico-militaire : il est néanmoins emblématique. Nourri de la crainte diffuse du césarisme, il est le pendant du refus d’un renforcement de l’exécutif, qui bloque la modernisation des institutions.
Cette crainte est encore à l’œuvre au début de la IVe République, quand celle-ci démantèle le système mis en place en 1944-1945 par le général de Gaulle. En dépit de réformes incessantes, le nouveau régime ne parviendra jamais à trouver une organisation satisfaisante en la matière. Un constat d’échec d’autant plus lourd de conséquences que le pays est continûment en guerre… Si la faillite de la IVe République, après celle de la IIIe, se nourrit de causes multiples, leur commune difficulté à organiser la charnière politico-militaire a joué un rôle certain. En vertu d’un processus classique de compensation, les limites de cette organisation ont conduit une partie des autorités militaires à sortir de leur rôle. En particulier en période de crise, quand il devenait évident que le service de l’État ou la défense de l’intérêt national l’exigeait, à leurs yeux comme à ceux de certains responsables politiques.
Cette dynamique s’est manifestée d’autant plus facilement qu’elle était en quelque sorte légitimée par les pratiques récurrentes de la République. Alors qu’elle avait d’abord mis fin à toute confusion des pouvoirs civils et militaires outre-mer, la IIIe République n’a ainsi jamais hésité à y revenir en cas de crise. La IVe République n’a pas agi différemment. Le chef militaire a ainsi été, hors de l’Hexagone, une autre déclinaison de l’« homme providentiel », ultime recours quand la situation semblait sur le point d’être hors de contrôle. Redouté sur la scène intérieure, l’« appel au soldat » a longtemps été pour la République un mode de règlement ordinaire, dans son caractère exceptionnel, des grandes crises outre-mer.
- La mutation gaullienne de la tradition républicaine
en matière politico-militaire
La Ve République, à l’inverse, s’est construite sur le refus catégorique de cette alternative, pourtant à l’origine de son avènement. La fin de l’aventure coloniale est le premier facteur d’explication. Mais la profonde réorganisation de la charnière politico-militaire, opérée entre 1958 et 1962, ne doit pas être négligée. Même bridée par la fin du conflit algérien, elle permet d’atteindre un équilibre nouveau, dont atteste la gestion réussie de la guerre du Golfe, trente ans plus tard. Les réformes engagées à son issue, qui conduisent aux grands décrets de la seconde moitié des années 2000, permettent une mise à jour indispensable et, sur plusieurs aspects importants, de pousser à leur terme les intuitions qui avaient présidé aux réformes initiales. Parallèlement, le développement continu des opérations extérieures, comme les épisodes successifs de cohabitation, sont autant d’occasions qui permettent d’affiner le fonctionnement de la charnière politico-militaire.
Cet aboutissement traduit le dépassement de l’antagonisme entre tradition républicaine relative et absolue. On peut en qualifier de « réaliste » la troisième déclinaison. Elle correspond à un changement graduel de paradigme en matière politico-stratégique. Pendant longtemps, a prévalu l’idée qu’il devait y avoir déconnexion entre l’action politique et l’action militaire. La guerre, et non point seulement la bataille, était l’affaire du soldat, qui bénéficiait pour la gagner d’une très large autonomie, une fois que gouvernement et Parlement avaient décidé de l’engager. À l’issue, tous deux reprenaient leurs droits… La vision de la guerre communément admise s’accommodait donc d’une articulation politico-militaire sommaire.
Formalisée par Jomini durant le premier xixe siècle, cette répartition des rôles domine jusqu’en 1914, en France comme en Europe. Par son caractère total, la Première Guerre mondiale rebat les cartes. Ce conflit d’un nouveau genre impose une conception intégrée des rapports politico-militaires, dont la célèbre « formule » clausewitzienne peut être tenue pour le référent théorique. Mais si « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », alors le dialogue des armes et de la toge doit être vraiment organisé sur le plan institutionnel. En dépit de leurs efforts, la IIIe République, puis la IVe, échoueront dans cette entreprise.
De Gaulle qui, dans l’entre-deux-guerres, a participé à cet effort, puis a observé de près les dysfonctionnements de la charnière politico-militaire en juin 1940, va être l’homme de cette mutation. Le même qui, dans Le Fil de l’épée, défendait une répartition jominienne des rôles entre le soldat et le politique, se succédant sur scène plus qu’ils ne s’y donnent la réplique, va acculturer le paradigme clausewitzien dans la tradition républicaine. Dès Alger, bien avant que l’apparition de la force de frappe ne vienne bouleverser l’équation politico-militaire, il en renouvelle les termes, dans le cadre d’une modernisation générale des institutions. Interrompu début 1946, le processus reprendra en 1958, avec une maturité nouvelle, mais sous la pression du conflit algérien. Les conditions de son dénouement ne seront pas sans fausser cette refondation, qui sera pourtant longtemps considérée comme un référent indépassable.
En dépit de cette limite, longtemps ignorée, l’apport gaullien est majeur. En installant Clausewitz chez Marianne, le Général a donné à la tradition républicaine les moyens de son dépassement. L’efficacité, aux yeux du théoricien prussien, présuppose en effet une stricte et permanente subordination des armes à la toge qui, à l’inverse, impose au politique d’associer étroitement le militaire à la conduite de la guerre. Cette dialectique vertueuse libère les relations politico-militaires car elle permet de n’avoir plus à choisir entre l’efficacité et la vertu, entre le souci des résultats et le respect des principes. Bien sûr, les conditions très spécifiques des débuts de la Ve République n’ont pas permis à cette dialectique de fonctionner immédiatement à plein. L’accent a été mis, et pour longtemps, sur la stricte subordination des armes à la toge.
Ce retour en force de la tradition républicaine absolue n’a pourtant rien d’étonnant. La fin de la IVe République, les débuts de la Ve sont des temps d’exception. En particulier au regard de la personnalité et du parcours de son fondateur, soldat entré en politique au moment de sa promotion comme officier général. Homme de la mutation sur le plan politico-institutionnel, Charles de Gaulle l’est également en ce qui concerne la place du chef militaire dans la nation.
- Une certaine idée du chef militaire
Là encore, la Révolution constitue le point de départ. « Tout soldat a dans sa giberne un bâton de maréchal » : en dépit de son caractère réducteur, la formule apocryphe prêtée à Napoléon symbolise les temps nouveaux. La fin de l’Ancien Régime a en effet entraîné un profond renouvellement de la composition du groupe des chefs militaires comme de leur place dans la société. La Révolution a ainsi marqué la fin des liens consubstantiels qui unissaient le métier des armes et la noblesse, la noblesse et le roi, le roi et le royaume. Or cet ensemble, qui constituait l’une des pierres angulaires de l’édifice politique et social de l’Ancien Régime, rendait impossible, et même inconcevable, toute autonomisation politique des chefs militaires. En tout cas depuis que la monarchie, devenant absolue, avait définitivement soumis la haute aristocratie.
L’avènement de la République change les termes du problème. D’autant que celle-ci installe symboliquement les chefs militaires dans l’ordre du politique. Elle cristallise en effet des insignes de grade propres aux officiers généraux, dont les premiers éléments n’étaient apparus qu’à partir du milieu du xviiie siècle, dans le cadre du développement d’une tenue spécifique. Héritée des dernières années de l’Ancien Régime, l’étoile achève ainsi de devenir un élément essentiel. Elle orne désormais plusieurs pièces de l’uniforme dans sa déclinaison la plus prestigieuse (épaulettes, ceinturon, écharpe de commandement, dragonne, baudrier, armes réglementaires). Elle caractérise à partir de la monarchie de Juillet le bâton des maréchaux et des amiraux. Les attributs jupitériens apparaissent seulement à la fin de la Ire République. Les branches de chêne, dont les broderies distinguent le chapeau et recouvrent l’habit, en sont l’élément le plus connu, mais non exclusif. Foudres et demi-foudres, têtes de Méduse constellent également l’uniforme d’apparat. Il faut y ajouter la pourpre et l’or, qui distinguent les écharpes de commandement des généraux de division et des vice-amiraux.
L’ensemble rattache clairement les chefs militaires à l’univers symbolique du roi des dieux et non à celui de Mars. Tressées en couronne, les branches de chêne constituaient sous la République romaine la couronne civique, la plus prestigieuse des récompenses. Donnée au citoyen qui en avait sauvé un autre sur le champ de bataille, elle était, au sens strict, politico-militaire. À ce titre, elle devient à partir d’Auguste l’un des symboles du pouvoir impérial. D’origine chrétienne, l’étoile à cinq branches, qui inspirera également la « croix » de la Légion d’honneur, relève désormais de la symbolique maçonnique, très en vogue à la fin du siècle des Lumières. Tracée entre l’équerre et le compas, qui représentent la terre et le ciel, elle figure l’« homme régénéré, rayonnant comme la lumière au milieu des ténèbres du monde profane ». Associée aux branches de chêne, l’étoile couronne de nombreuses représentations de la République, en particulier dans la seconde moitié du xixe siècle.
Alors que l’histoire politique française sera marquée par de nombreux changements de régime jusqu’au milieu du xxe siècle, jamais cette symbolique ne sera remise en question. Si un mouvement de simplification est engagé dès la Restauration, qui s’accélère après 1870 et surtout après 1940, ses éléments fondamentaux demeurent : l’étoile, les branches de chêne et, pour les amiraux, le demi-foudre. Cet état de fait, longtemps ignoré, est sans doute un élément important pour comprendre pourquoi les chefs militaires ont si souvent, si naturellement, fait figure d’hommes providentiels. Le prestige attaché aux armes, spécialement à ceux qui ont vaincu grâce à elles, est évidemment premier. En particulier à des époques où la guerre est un phénomène récurrent, qui peut mettre en jeu la destinée nationale. Les circonstances politiques du moment ne sont pas moins importantes qui, elles-mêmes, peuvent traduire des déséquilibres structurels, on l’a vu. Mais on ne saurait oublier la question de la symbolique. Parce qu’elle définit les chefs militaires, elle induit un rôle, tant aux yeux des civils, spécialement engagés dans l’arène politique, que des militaires, en premier lieu ceux qui en bénéficient.
Si la signification de cette symbolique est aujourd’hui généralement oubliée, il n’en a pas toujours été ainsi. Lorsque, dans les années 1870-1880, la couronne de branches de chêne est souvent préférée au bonnet phrygien pour coiffer Marianne sur ces bustes que désormais l’on trouve dans chaque mairie, quand les étoiles à cinq branches sont retenues pour orner le grand sceau de la République, ces choix ne relèvent pas du hasard. Au-delà, nous savons depuis Freud l’importance qu’il faut accorder à l’inconscient, y compris collectif. Boulanger, Pétain, de Gaulle auraient-ils suscité la même adhésion en costume de « pékin » ? L’imaginaire républicain n’exclut pas les chefs militaires de la sphère politique, à l’inverse du discours normatif qui chosifie l’armée pour mieux en garantir la subordination. La symbolique spécifique accordée dans la durée aux officiers généraux révèle cette tension longtemps constitutive de la tradition républicaine en France.
De Mac Mahon à Pétain, l’entrée en politique de certains chefs militaires est loin de n’avoir été que redoutée par la classe politique, y compris chez une partie des républicains. Clemenceau lui-même ne fut-il pas au départ le mentor de Boulanger ? Comme le confirme le retour récurrent de la figure du proconsul outre-mer, il y eut une forme de « doctrine des circonstances » – selon un concept cher à de Gaulle – pour justifier le recours au chef militaire. Parce qu’il peut s’appuyer sur une institution qui demeure quand la République paraît menacée, parce qu’il bénéficie d’un prestige personnel et d’un savoir-faire reconnu, parce que son « appel » est susceptible de créer l’électrochoc qui pourra mobiliser les énergies, le chef militaire semble concentrer en sa personne les qualités nécessaires tpour sortir de l’ornière. Il incarne alors l’homme « providentiel », un qualificatif qui atteste que le rationnel n’est pas tout, comme le suggère la symbolique aux résonances sacrées le distinguant du commun des officiers.
Qu’il s’agisse de remédier aux dysfonctionnements de la charnière politico-militaire ou à ceux des institutions en général, l’« appel au soldat » est ainsi un recours exceptionnel, mais naturel, dans la tradition républicaine, jusqu’à la mutation opérée par de Gaulle. Contrairement à une idée encore trop souvent reçue, cette tradition est loin de n’avoir été qu’un bloc monolithique. La place du chef militaire est l’un des lieux où se dévoile cette ambiguïté. L’utilisation de l’armée à des fins politiques en est le corollaire. Là encore, tout ne se réduit pas à des questions de rapport de force. Si le chef militaire peut, à certains égards, être légitime pour entrer dans le jeu politique, il en va de même pour l’armée en tant que telle.
- Une place à part pour l’armée dans la nation
À la fin de l’Ancien Régime, l’armée est constituée d’abord de militaires professionnels, français mais aussi étrangers (jusqu’à 20 % des effectifs totaux en cas de conflit). Le complément est apporté, de manière variable, par les soldats issus de cette forme limitée de conscription que constitue le système des milices provinciales. L’inscription maritime et le service des classes en offrent un équivalent pour la Marine. Si l’organisation de son recrutement ne connaît pas de bouleversement avec la Révolution, il n’en va pas de même pour l’armée. La levée en masse, puis la pérennisation de la conscription bouleversent son visage, lui apportant une légitimité politique nouvelle. Puisqu’elle est désormais « la nation en armes », alors les chefs militaires peuvent prétendre en être les représentants naturels, mutatis mutandis. Cet héritage de la Révolution est néanmoins mis entre parenthèses avec le retour à une armée de métier voulu par la Restauration.
Mais une nouvelle forme de légitimité politique va remplacer la précédente. L’instabilité politique qui avait marqué la Ire République avait commencé à constituer l’armée en garante de la continuité de l’État. Les changements incessants de régime, entre 1814 et 1870, donnent une force nouvelle à cette dynamique. Sous couvert d’apolitisme, les forces armées acquièrent ainsi une autre forme de légitimité politique, d’autant plus forte que ce positionnement les place en quelque sorte au-dessus de la mêlée. De là à jouer le rôle d’arbitre, il n’y a qu’un pas, que d’aucuns chercheront à leur faire franchir, tandis que certains chefs militaires se laisseront prendre au jeu. La loyauté de la « vieille armée », telle qu’elle sera désignée après le retour à la conscription, est ainsi pour une part un trompe-l’œil. Son souvenir a pourtant marqué la tradition républicaine après 1870, en particulier jusqu’au retournement de 1940.
Dans l’immédiat, l’avènement difficile de la IIIe République conforte initialement l’armée dans son rôle ambigu, avant que l’affaire Dreyfus ne vienne violemment rappeler qu’elle reste astreinte à la loi commune. Si, désormais, la défense de la continuité de l’État n’est plus un élément premier de légitimation politique pour l’armée, celui de sa représentativité retrouve une importance décisive avec la généralisation de la conscription. De nouveau, l’armée peut s’identifier à la nation. La Grande Guerre apporte une éclatante consécration à cet état de fait.
La séquence ouverte par l’effondrement de 1940, et qui court jusqu’à la fin du conflit algérien, voit converger les deux dynamiques. À Vichy, l’armée qui s’est vue au soir de la défaite comme le dernier rempart de l’État, s’en veut désormais la colonne vertébrale et le creuset du renouveau national. On sait les terribles désillusions qui en résulteront… Si de Gaulle refuse catégoriquement d’entrer dans cette logique, celle-ci se manifeste de nouveau dans les dernières années de la IVe République. Quand la crise de régime devient patente, une partie des chefs militaires revendique ouvertement cette double légitimité politique de l’armée, à la fois garante de la continuité de l’État et porte-parole du pays réel.
Là encore, de Gaulle se dresse contre cette prétention. « L’armée est un outil, Zeller ! Vous m’entendez, un outil !! », lance le président de la République au chef d’état-major de l’armée de terre, en septembre 1959. Destinée à faire florès, la métaphore est pourtant exceptionnelle dans la rhétorique gaullienne, d’ordinaire familière de l’image du glaive ou de l’épée, qui tendent à se confondre avec la nation. L’ensemble traduit une vision mystique de ses rapports avec l’armée, aux antipodes de la conception technocratique qui réduit cette dernière au rang d’outil. Le paradoxe gaullien se dévoile dans ce glissement sémantique, qui résume aussi le génie de l’homme, capable d’assumer cette contradiction jusqu’à la dépasser.
De Gaulle est l’homme de la mutation, général devenu président, président portant l’uniforme, mais jamais « général président ».
Jusque dans son ambiguïté, il a incarné cette mue des relations politico-militaires. On l’a dit : celui qui se refusa toujours à condamner les hommes du 13 mai 1958, est le même qui n’aura pas de mots assez durs contre ceux d’avril 1961. Le cynisme ne peut seul rendre compte de ce retournement. Dans son exceptionnelle singularité, l’itinéraire de Charles de Gaulle traduit une évolution de fond : l’armée ne peut plus, ne doit plus, constituer une part de l’équation politique, y compris en période exceptionnelle. « Finalement, c’est l’armée et l’armée seule qui pourra sauver la France », concluait le Général en mai 1954, après avoir évoqué le désastre indochinois avec le chef d’état-major général des forces armées. Quatorze ans plus tard, au pied du mur, il écarte finalement cette option.
Sa décision est éminemment personnelle. Mais elle traduit un changement de culture politique majeur. Dans son entourage, comme au gouvernement, rares sont ceux qui estiment envisageable, en mai 1968, de s’appuyer sur l’armée pour reprendre l’initiative. Celle-ci n’est plus un possible politique, y compris au regard de circonstances exceptionnelles. Simple « outil », désormais privée de légitimité politique comme de chefs charismatiques, elle a cessé de donner à la démocratie française une spécificité inquiétante. Paradoxe ultime de cette mutation, il revient ainsi à celui qui reste le symbole de l’indépendance nationale d’avoir fait entrer la France dans le club de la normalité anglo-saxonne.
- Conclusion
À l’automne 1982, le vote de la loi d’amnistie rétablissant les anciens généraux putschistes dans leurs prérogatives, vingt ans après la fin du conflit, avait provoqué une vive polémique. Par contraste, le faible écho médiatique rencontré au printemps 2011 par le cinquantième anniversaire des « événements » d’Alger, le sujet ne suscite plus les passions, sauf en des cercles restreints. Les promotions dans l’ordre de la Légion d’honneur (2003, puis 2011) de l’une des figures du « putsch », Hélie de Saint-Marc, ont pu heurter certains, mais n’ont entraîné aucun mouvement public d’importance. Même si l’ignorance, le plus souvent, le dispute à l’indifférence, la communauté nationale dans sa grande majorité porte aujourd’hui un regard apaisé sur les ultimes manifestations de ce rôle politique qui, volens nolens, fut longtemps celui de l’armée. Cette sérénité nouvelle, le recul que donne désormais le demi-siècle écoulé doivent permettre de reprendre cette question et de l’aborder autrement, à l’exemple de ce qu’a tenté cet article.
Il ne s’agit bien sûr que d’un essai. D’autres facteurs structurants ont pesé dans cette évolution, qui n’ont pu être évoqués en détail, le poids des guerres en premier lieu. Plus généralement, cet article ignore dans son principe l’irréductible complexité des hommes, de leurs relations, comme des circonstances dans lesquelles ils évoluent. Mais l’étude des questions politico-militaires y a trop souvent été réduite pour que l’on ne tente pas de s’en affranchir, même de manière quelque peu artificielle.
Cet essai d’interprétation globale demande donc à être affiné, en particulier pour ce qui est de la dimension politico-militaire du modèle républicain. La question de l’articulation entre les armes et la toge est au cœur de son invention. Contrairement à une idée encore dominante, le rôle politique de l’armée ne fut pas seulement une subversion de la tradition républicaine, il en constitua à certains égards une part intégrante. Il faut analyser cette tradition dans sa diversité et ses contradictions, à l’image de celles caractérisant le parcours d’un de Gaulle. Il faut en évaluer la dimension politico-militaire au regard de celle des autres grands pays occidentaux, en particulier le Royaume-Uni et les États-Unis, un angle d’attaque jusqu’à présent délaissé.
La fin d’un rôle politique pour l’armée signe une nouvelle maturité de la tradition républicaine. « By the standards of stable democracies, France again looked alarmingly volatile, faction-ridden, subject to sudden upheavals », analysait Time au lendemain de l’échec du « putsch ». L’effacement de cette spécificité ne peut que réjouir, elle qui a si longtemps mis à part la « patrie des droits de l’homme » dans ce club des grandes démocraties auquel elle s’enorgueillit d’appartenir.