En traitant la question du moral dans la dynamique du succès, la revue Inflexions affirme clairement sa vocation originale de promotion d’une réflexion associant civils et militaires des trois armées sur des thèmes d’intérêt commun. Cette réflexion est plus que jamais indispensable. Chacun sent aujourd’hui confusément que les cadres conceptuels qui nous ont aidés à penser le monde du XXe siècle sont en voie de péremption. Le cas de l’action militaire est emblématique de cette évolution. Il va nous falloir, à nouveau, penser la guerre. Or ce phénomène si particulier, aux dimensions multiples, est inséparable du monde dans lequel il s’inscrit, de même qu’inversement, le regard porté sur l’action militaire et l’institution qui en a la charge permet souvent de discerner les tendances plus larges qui animent notre société en mouvement. C’est là tout l’intérêt de la démarche qui inspire Inflexions.
À cet égard le thème du moral est particulièrement riche. À la lecture des grandes fresques historiques, il ne fait guère de doute que l’histoire de la guerre est en définitive très largement celle du moral à la guerre. La place centrale de l’héroïsme dans les œuvres d’Homère et d’Hérodote en témoigne, comme celle du sens du devoir dans celles de César et de Tite-Live ou de la bravoure dans les chansons de geste et les chroniques des rois de France. L’accent mis par les traités militaires des anciens sur la ruse et le stratagème renvoyait encore, d’une certaine façon, aux forces morales. Cette situation a connu une évolution importante durant le XIXe siècle, au cours duquel s’affirma une opposition, qui devait devenir récurrente à défaut d’être réellement pertinente, entre le physique et le moral. Dans le même temps où elle permettait la révolution industrielle, la science rendait les combats plus meurtriers, les armées plus organisées et les ouvrages d’art militaire plus techniques. C’est par une forme de réaction que les « forces morales » furent mises en valeur comme l’élément majeur du succès dans les réflexions du colonel Ardant du Picq en France ou de Clausewitz en Allemagne. Les excès doctrinaux de l’offensive à outrance qui s’en suivirent en 1914 conduisirent, par un effet de balancier dévastateur, à ceux de la « bataille méthodique » qui condamna nos armes en mai et juin 1940.
L’observation des conflits récents comme la pratique des opérations extérieures nous ont permis de prendre conscience de la complémentarité plus que de l’opposition de ces deux aspects essentiels de l’action militaire. Chacune secrète d’ailleurs ses propres difficultés. La recherche de la supériorité technologique est devenue un axe incontestable du développement des armées occidentales, mais chacun en a dans le même temps mesuré les limites et les contraintes financières. De la même façon, la gestion du stress et de la fatigue est devenue une composante de l’entraînement dans toutes les armées du monde, alors même que le bas niveau de violence des opérations actuelles tend à faire prévaloir l’idée que les forces morales ne sont plus une donnée fondamentale de notre engagement.
Ce dernier paradoxe est le signe de l’ampleur du changement qui s’est opéré. À n’en pas douter, nos soldats, nos marins et nos aviateurs ne sont plus dans la situation de faire face à une volée de mousqueterie, de monter à l’abordage d’un vaisseau ou d’effectuer des missions de bombardement sous le feu continu des armes antiaériennes ennemies. Mais si les situations ont changé, le courage nécessaire à nos soldats n’est pas moindre. Il s’exprime sous une forme différente et plusieurs raisons expliquent cette mutation.
La première tient à l’importance du phénomène d’accoutumance. Les soldats de Napoléon, eux-mêmes issus d’une société rurale relativement dure, étaient plongés dans une atmosphère de danger certaine mais que la durée des campagnes et le nombre des batailles contribuaient à diluer au travers d’un aguerrissement dont les conditions ont – heureusement à certains égards – largement disparu. À l’inverse, les opérations d’aujourd’hui se caractérisent par de brusques et brèves montées de tension au cours desquelles nos soldats, nos équipages ou nos pilotes doivent passer brutalement du calme d’une base de stationnement aux conditions extrêmes du combat moderne, alors même que le décalage est sans cesse plus grand entre les conditions de vie dans nos sociétés avancées et la réalité d’un affrontement armé. C’est dire que l’augmentation du rythme des opérations est un facteur de stress supplémentaire qui demande une résistance accrue.
La deuxième raison a trait à la plus grande dilution des opérations militaires, qui voient nos unités, nos bateaux ou nos avions s’engager de manière souvent isolée, sans le soutien psychologique que donne la proximité d’un élément ami, pour faire face à un environnement aux évolutions toujours incertaines. Cette dilution s’inscrit d’ailleurs dans une tendance constante de l’histoire de la tactique. Depuis les phalanges macédoniennes jusqu’aux fantassins modernes, depuis les as du combat aérien de 1914 jusqu’aux pilotes de chasseurs de dernière génération, depuis les équipages des galères romaines jusqu’à ceux de nos frégates furtives, les combattants n’ont cessé de voir croître les distances qui les séparent.
À ces deux raisons contextuelles, il faut ajouter deux éléments de fond. D’abord, la plupart des adversaires que nous sommes susceptibles d’affronter sur les théâtres d’opérations d’aujourd’hui et de demain sont mus par l’aspiration à l’être, à l’identité, à la reconnaissance, plus que par l’aspiration à l’avoir, à la propriété, qu’elle soit mobilière ou territoriale, aspiration qui cause généralement des conflits plus limités. En effet, la volonté d’exister suscite une détermination d’autant plus forte qu’elle s’accompagne généralement d’une grande frustration, et qu’elle se prête peu à des solutions négociées. Face à un tel adversaire, importe avant tout une égale détermination, qui doit s’accompagner d’un grand respect pour les raisons qui poussent ces hommes à se battre et risquer leur vie. Ceci indique que les forces morales dont nous avons besoin aujourd’hui sont celles de l’homme tout entier, avec son courage et sa volonté, mais aussi son cerveau et son cœur.
Ce premier élément de fond qui explique la réaffirmation de l’importance des forces morales en amène immédiatement un second qui est connexe. Il y avait par le passé une différence toujours très marquée entre le politique qui décidait de la nécessité d’un engagement et le militaire qui le conduisait effectivement. Les opérations actuelles ont souvent rendu plus floue cette distinction en rapprochant du terrain le niveau auquel se décide l’affrontement. Très souvent, de jeunes officiers, voire même de jeunes sous-officiers sont mis en situation d’apprécier si l’emploi de la force est approprié pour remplir la mission qu’ils ont reçue, ou si le risque à prendre est justifié par l’enjeu local. Le pilote doit apprécier si l’effet dissuasif attendu d’un passage à très basse altitude est suffisant pour équilibrer les risques pris ; le chef de poste isolé doit décider si, dans l’épreuve de force qu’il engage avec une milice régionale, il doit d’abord négocier et dans quelle mesure et jusqu’à quand il devra retenir sa force. Ce sont là des situations relativement nouvelles qui demandent une force d’âme peu ordinaire. Chaque opération, qui reste un duel des volontés, est souvent la résultante de multiples micro-confrontations, dans lesquelles la détermination dans la durée, la cohésion des unités, la confiance dans l’entraînement comme dans l’équipement et l’adhésion aux motifs politiques qui sous-tendent l’opération sont décisives.
À vrai dire, le caractère déterminant des forces morales pour le succès de l’action s’étend au-delà du théâtre d’opérations. La mission des états-majors qui, quotidiennement, organisent l’entraînement ou la formation, débattent avec nos principaux alliés de l’évolution des doctrines ou préparent les capacités militaires de demain ne demande pas moins de force d’âme que les opérations, même si elle est d’un autre ordre. C’est d’ailleurs sans doute dans ce domaine que le militaire rejoint le civil, et donne toute sa légitimité à la démarche d’Inflexions.
In addressing the place of morale in the dynamics of success, the journal, Inflexions, articulately maintains its original purpose of promoting discussion between the civilian and military personnel of the three armed services around issues of mutual interest. Never has this kind of discussion been more crucial. Today, there is a vague feeling that the conceptual frameworks that helped us define a schema of the 20th century world are becoming irrelevant. The case of military action is emblematic of the changes taking place. Once again, we will have to rethink war. This particularly singular, multidimensional phenomenon is inseparable from the world in which it exists, and vice versa, and the way in which we view military action and the institution responsible for it often makes it possible to reveal the global trends that drive our changing society. This is what provides the inspiration for Inflexions.
In this respect, the issue of morale is especially wide-ranging. When you consider the broader historical context, there is little doubt that the history of war is definitively and very largely that of morale at war. The prominent place of heroism in the works of Homer and Herodotus, the importance of duty in those of Caesar and Livy, and bravery in the chansons de geste and Grandes Chroniques des France, compiled by French royalty, all attest to it. The emphasis placed on historical military treatises that analyze the ruse and stratagem once again recalls, in a certain way, moral force. This picture underwent an important change during the 19th century, during which a clash developed between the physical and moral realms, a clash that became recurrent for lack of real impact. Science, while making the industrial revolution possible, made combat more deadly, military forces more organized, and texts on the military arts more technical. It was through a kind of reaction to the day’s environment that “moral force” was given the status of the major element of success in the insights of Colonel Charles Ardant du Picq in France and Carl von Clausewitz in Germany. The doctrinaire excesses of the offensive à outrance that would follow in 1914 led, through a devastating balancing effect, to those of the “structured battle”, which condemned our armed forces in May and June 1940.
The observation of various factors in recent conflicts, such as the practice of remote operations, has made us aware of the complementarity of the two central aspects of military action. Each one exudes its inherent challenges. The search for technological superiority has become an undeniable theme in the growth of Western armed forces, but each military has assessed the related limitations and financial constraints. Similarly, the management of stress and fatigue has become a component of training in all the armed forces of the world, even while the low level of violence of current operations tend to add credence to the idea that moral force is no longer a fundamental given in our engagements.
This paradox is the sign of the magnitude of change that has taken place. Of course, our soldiers, sailors, and aviators no longer have to face volleys of musketry, ram vessels, or carry out bombardment missions under constant fire from enemy antiaircraft weaponry. Although the situations have changed, the courage required of our soldiers is no less. It expresses itself in a different way, and there are several reasons for this change.
The first takes into account the importance of the phenomenon of habituation. Napoléon’s soldiers, themselves from relatively difficult rural backgrounds, were plunged into a decidedly dangerous environment that, nonetheless, the length of campaigns and number of battles contributed to diluting through battlefield inoculation, the conditions of which have–fortunately, from certain perspectives–largely disappeared. By contrast, today’s operations are characterized by abrupt and brief escalations of tension during which our soldiers, naval crews, and pilots must brutally shift from the calm of a military base to the extreme conditions of modern combat, all while the gap between the conditions of life in our advanced societies and the reality of armed confrontation is ever widening. This means that the increase in the pace of operations is an additional factor of stress that requires increased resistance.
The second reason refers to the greater dilution of military operations that results in our army units, ships, and aircraft engaging the enemy in an often isolated manner, without the psychological support afforded by the proximity of friendly forces and in environments that constantly change unpredictably. Moreover, this dilution is a part of a steady trend in the history of military tactics. From the Macedonian phalanx to the modern infantry soldier, from the ace pilot of 1914 to the fighter pilot of today, from the crew of the Roman galley to that of our stealth frigate, combatants never cease to increase the distance that separates them.
To these two contextual explanations, you must add two substantive elements. First, most of the adversaries we risk engaging in today’s and tomorrow’s theaters of operations are inspired more by the longing to be, identity, and recognition than the yearning for resources or property (whether buildings or territory), resulting in usually more limited conflicts. The desire to exist elicits a determination that grows in strength the more it is generally accompanied by major frustration, and it is little amenable to negotiated solutions. To face such an adversary, which requires, above all, an equal determination, you must have a deep respect for the reasons that drive these people to fight and risk their lives. This shows that the moral force we need today is that of the whole human being, encompassing courage and will as well as the mind and heart.
This first substantive element that explains the reaffirmation of the importance of moral force immediately leads us to a second related element. In the past, there has always been a marked difference between the politics that decide the need for military action and the military that effectively takes action. Today’s operations have often muddied this distinction by bringing the battlefield closer to those who decide to engage. Very often, young officers, even young non-commissioned officers, are exposed to situations in which they must assess whether the use of force is appropriate to complete the missions they have been charged with, or whether the risk they must take is justified by the local circumstances. The pilot must evaluate whether the deterrent effect expected by a very low-altitude pass is adequate to balance the risks taken; with the show of force intended for a regional militia, the isolated commander must decide whether to first negotiate, to what extent, and how long should forces be held back. It is these relatively new situations that demand a very different kind of fortitude. Each operation, which remains a battle of the wills, often results from multiple micro-confrontations in which determination over the long-haul, the cohesion of military units, the confidence in the training and equipment, and the adherence to the political objectives that provide the framework for the operation are decisive.
As a rule of thumb, the decisive nature of the moral force with respect to the success of the campaign extends beyond the theater of operations. The mission of the chiefs of staff, who, on a daily basis, manage training and discuss with our main allies the evolution of military doctrine and prepare the military capabilities of tomorrow, require just as much fortitude as those carrying out operations, although on another level. Moreover, it is doubtless that, in this area, the domain of the military joins with that of civilians, giving legitimacy to the approach of Inflexions.