Dans l’économie générale de cette journée, il revenait à l’état-major des armées de présenter l’aumônerie militaire, d’en dire le pourquoi et le comment. Je suis heureux de participer au dialogue et à la réflexion entre civils et militaires, ambition de la revue Inflexions, sur un sujet qui se prête bien à cet exercice.
Je suis persuadé que cette question doit être abordée avec une grande prudence. La croyance appartient en effet au domaine de l’intime et on ne peut s’en approcher qu’avec la plus grande délicatesse. De plus, dans notre pays, la question des relations entre l’État et la religion n’est pas totalement apaisée ; nous sommes ici dans le domaine, au moins apparent, du paradoxe : une armée républicaine et laïque qui organise le culte ; des hommes de Dieu, des hommes de paix, qui accompagnent les hommes de guerre. Enfin, au sein des armées, il faut éviter de choquer ou de heurter les consciences, cela risquerait de mettre en péril la cohésion qui est si déterminante pour l’action. Mais cette question peut aussi être abordée avec sérénité car les bases institutionnelles et la pratique de l’aumônerie militaire sont parfaitement claires et assurées.
Je voudrais partager avec vous une conviction. L’aumônerie militaire est plus que jamais nécessaire au vu des engagements opérationnels des armées et au regard de leur évolution. En 2003, la France est intervenue à Bunia, en République démocratique du Congo, dans une ville et une région où les affrontements ethnico-politiques étaient extrêmement violents, et où la mission intérimaire des Nations Unies au Congo (minuc) était impuissante, totalement décrédibilisée et terrée dans ses camps. Au bout de quelque temps, le calme a été rétabli et il a été possible de célébrer une messe dans une église de quartier située à proximité de notre cantonnement et qui avait été le lieu de massacres traumatisants pour la population. Cette messe, célébrée par l’aumônier du régiment, a été un moment très fort de la mission pour les soldats catholiques qui ont pu pratiquer leur culte, mais aussi pour bien d’autres militaires, croyants ou non, qui ont trouvé là un moment de paix et de réconfort, ainsi que pour les villageois qui ont alors ressenti une joie immense, un vrai sentiment de réparation. Cela a instauré une confiance envers les soldats français qui ne sera pas démentie. Avant cette messe, l’aumônier avait longuement reçu un sous-officier, chef de section, de trente-cinq/quarante ans, issu du rang, un homme solide mais qui supportait mal le spectacle des atrocités commises. Il m’en avait entretenu ensuite et cela avait contribué à une meilleure prise en compte des effets psychologiques de la mission sur les hommes. Ce témoignage illustre bien le pourquoi et le comment mais aussi tous les bénéfices que peut apporter la présence d’un aumônier militaire.
- Les fondements de l’aumônerie militaire
C’est la IIIe République, peu soupçonnable de cléricalisme aigu, qui, avec la loi de 1880 abrogeant celle du 20 mai 1874, a posé le fondement juridique d’une aumônerie militaire, toujours valide aujourd’hui. Elle prévoyait qu’« il sera attaché des ministres des différents cultes aux camps, forts détachés et autres garnisons placées hors de l’enceinte des villes, contenant un rassemblement de deux mille hommes au moins, et éloignés des églises paroissiales et des temples de plus de trois kilomètres, ainsi qu’aux hôpitaux et pénitenciers militaires » et qu’« en cas de mobilisation, des ministres des différents cultes seront attachés aux armées, corps d’armée et divisions en campagne… ». Tout est là : la représentation des cultes, à égalité ; la raison d’être d’une aumônerie pour les militaires (l’isolement ou l’éloignement qui empêche la libre pratique du culte) ; et l’accompagnement des soldats en campagne, qui est aujourd’hui notre priorité.
Ces principes ne sont pas remis en cause au moment de la séparation des Églises et de l’État puisque la loi du 9 décembre 1905, qui entérine cette séparation, garantit dans le même temps le libre exercice du culte. Notre pratique actuelle s’inscrit dans l’esprit de la laïcité, le culte relève de la sphère privée et nul ne doit être empêché de le pratiquer.
Le statut général des militaires ne dit pas autre chose dans son article 4 : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression. Elle ne fait pas obstacle au libre exercice des cultes dans les enceintes militaires et à bord des bâtiments de la flotte. »
Au-delà de ce fondement institutionnel, la légitimité et la nécessité de l’aumônerie militaire moderne se sont forgées au feu, lors des deux guerres mondiales, par l’accompagnement religieux des combattants et le partage des épreuves. Durant la Grande Guerre, les aumôniers étaient en première ligne. Il est d’ailleurs assez cocasse de constater que c’est la loi de 1889 (« les curés sac au dos ») qui, en instaurant le service militaire des prêtres, ouvrit la voie à la formalisation de la présence des institutions religieuses dans le monde militaire. Durant ce conflit, les aumôniers congréganistes payèrent un lourd tribut : un quart d’entre eux fut tué au combat. Et si l’aumônerie concernait officiellement trois cultes (catholique, protestant et juif), le culte musulman n’était pas absent puisque des visites d’imams auprès des troupes étaient organisées dès cette époque. La décision de construire la grande mosquée de Paris sera d’ailleurs prise peu de temps après la reconquête, en octobre 1916, du fort de Douaumont par le régiment d’infanterie colonial du Maroc (ricm).
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, après la défaite, le service s’est poursuivi dans les camps de prisonniers comme dans les « chantiers », au Service du travail obligatoire (sto) ou dans les maquis. Nombre de prêtres, de pasteurs et de rabbins de l’aumônerie des armées exerçaient dans des conditions extrêmes leur ministère dont la portée dépassait alors le cercle de leurs coreligionnaires.
- Les aumôneries militaires aujourd’hui
L’époque qui s’ouvre pour les armées constitue une révolution à bien des égards. Si les aumôniers œuvrent pour l’éternité, ils sont eux aussi appelés à s’adapter aux temps qui changent. La guerre évolue dans ses formes, mais elle demeure fondamentalement un affrontement des volontés. Cet affrontement s’exerce dans un très vaste éventail de champs dont celui des valeurs, de la spiritualité et de la religion. Les interventions militaires sont marquées par un retour des combats, l’âpreté et la durée des missions, mais aussi par le fait qu’elles se déroulent dans des milieux de plus en plus divers, souvent au sein des populations qui constituent désormais l’enjeu principal de nos opérations. Ces deux évolutions renouvellent l’intérêt d’une aumônerie militaire. La réforme de 20051 est parfaitement en phase avec cette évolution.
Pour la première fois, la mission des aumôniers militaires est définie dans le respect de la laïcité à la française : « Les aumôniers militaires assurent le soutien religieux des personnels de la Défense qui le souhaitent dans les lieux où les armées et formations rattachées exercent leurs missions. Ils peuvent être consultés par le commandement dans leur domaine de compétences. »
Leur rôle premier est donc d’assurer le service cultuel. Tout militaire doit pouvoir pratiquer sa religion quel que soit l’endroit où il se trouve et, dans les cas extrêmes, quitter ce monde avec, si possible, les secours de sa religion ou au moins de la religion – dans les Vosges en 1914, par exemple, c’est le grand rabbin Bloch qui a accompagné les derniers instants d’un soldat catholique avant de tomber lui-même. En la matière, le commandement doit faire respecter la neutralité (chacun doit pouvoir exercer son culte) et l’égalité de traitement entre les religions. Mais il n’a pas à empiéter sur le cultuel tant que celui-ci ne contrevient pas aux impératifs du service, ne perturbe pas le fonctionnement des armées et ne porte pas atteinte à leur image. La recherche d’un équilibre entre les contraintes du service et les exigences cultuelles a des applications très concrètes, quotidiennes, comme le respect des jours fériés ou des prescriptions alimentaires, mais aussi dans certains moments forts de la vie de la nation, je pense notamment aux cérémonies d’hommage national comme celles, récentes, en l’honneur de Lazare Ponticelli, le « dernier poilu » français, ou des tués au combat en Afghanistan le 18 août 2008.
La mission est élargie au soutien spirituel et moral apporté à celles et à ceux qui servent et travaillent au sein de la Défense. Il s’agit de proposer sans jamais rien imposer, sans oublier les familles, notamment lorsque le conjoint est en opération extérieure (opex). L’aumônier des forces armées, homme de spiritualité, de réflexion et d’éthique, est aussi homme d’écoute, d’accueil et de conseil pour celui qui le souhaite, quelle que soit sa conviction religieuse ou philosophique. Ce soutien, comme le service cultuel, s’adresse également aux militaires blessés ou hospitalisés ainsi qu’aux familles, en particulier au cours des engagements ou, cas dramatique, lorsque leur proche est tué en service ou au combat. L’aumônier peut être conduit à jouer un rôle d’aide au commandement. C’est une mission délicate, qui exige beaucoup de tact. Un rôle, évidemment non officiel, de conseil éthique en vue de l’action ; un dialogue qui enrichit la réflexion de celui qui doit prendre des décisions lourdes dans la conduite des opérations. Aujourd’hui, le rôle d’accompagnement psychologique est renforcé en raison de la plus grande fragilité émotionnelle des jeunes qui rejoignent nos rangs et par le durcissement de nos opérations.
Les aumôniers sont d’abord des ministres d’un culte, des religieux. Aussi ne portent-ils pas d’arme, et s’ils sont détenteurs d’un grade (aumônier militaire), celui-ci n’a aucune correspondance avec la hiérarchie militaire générale et ne comporte aucune prérogative de commandement. Ce sont des « militaires non pratiquants » en quelque sorte.
La tentation peut exister d’une évolution à l’anglo-saxonne vers un service uniquement spirituel. Deux motivations peuvent y inciter. La première porte sur la nature du service à assurer : le besoin n’est pas religieux mais spirituel, donc trouvons le plus petit dénominateur commun et assurons un service le plus neutre possible. La seconde peut être de nature organisationnelle : appliquons la Révision générale des politiques publiques (rgpp), rationalisons les aumôneries. Cette évolution serait contraire à l’esprit de la loi de 1905, aux attentes des militaires, mais surtout risquerait de brouiller les identités et d’ajouter à la confusion des esprits.
Mais les aumôniers sont aussi des militaires : ils portent un uniforme depuis la Seconde Guerre mondiale et sont volontaires – ils ont choisi ce métier à risque. Le statut militaire les rend immédiatement aptes et disponibles pour partir en opération, et implique le refus de tout prosélytisme, l’obéissance et le devoir de réserve (ces obligations sont des sources de tension potentielle). Leur activité est recentrée sur le soutien aux forces en opération. Aujourd’hui, seize aumôniers sont en opex pour un peu plus de treize mille hommes déployés, le contingent le plus important étant en Afghanistan.
Mais que font des aumôniers au cœur des combats ? Sont-ils des hommes de Dieu ou des hommes de guerre ? En fait, c’est là que leur mission est la plus essentielle, que leur existence se justifie. Pour le culte, on l’a déjà dit (l’assistance aux offices religieux est en général proportionnelle au danger encouru), mais aussi parce que leur seule présence porte témoignage. La présence d’un homme de Dieu rappelle les valeurs fondamentales pour lesquelles nous combattons, nous armées françaises, notamment le respect de la dignité de la personne humaine au cœur même de la violence et de l’horreur. Ces valeurs sont aussi profondément celles de notre tradition nationale, il ne peut donc y avoir de contradiction. Cette présence est aussi un rappel des impératifs éthiques dans l’action.
L’aumônier peut apporter une expertise sur l’une des composantes fréquentes des conflits, la dimension religieuse ou spirituelle, essentielle à beaucoup des cultures ou des sociétés au sein desquelles nous agissons. L’inculture religieuse qui grandit dans notre pays n’aide pas à saisir la complexité des situations de crise dans lesquelles nous intervenons. En 1992, par exemple, lorsque nous sommes arrivés dans les villages de Krajina où les Croates avaient été chassés par les Serbes, nous avons constaté que les milices de ces derniers se livraient à trois actions systématiques : empoisonner les puits, c’est-à-dire ruiner l’économie, annihiler le travail accompli ; marteler les pierres tombales pour effacer l’histoire, nier le passé ; souiller et brûler les églises, afin de tuer l’esprit et l’espérance. Et cette dernière dimension n’était pas la moindre ! Enfin, sur les théâtres d’opérations, l’aumônier peut ouvrir des portes, faciliter le contact, abaisser le niveau de méfiance, c’est vrai en Afghanistan, ce le fut aussi en Côte d’Ivoire.
Le rattachement direct des aumôniers en chef auprès du général chef d’état-major des armées (cema) permet une mise en cohérence de leur action avec le caractère interarmées des opérations, et avec l’évolution des attributions et responsabilités du cema. Pour des raisons historiques, leur gestion est prise en charge par le service de santé des armées.
Dernière évolution majeure : la création d’une aumônerie musulmane en mars 2005. Cette décision, de nature politique, vise à permettre aux militaires de religion musulmane de pratiquer leur culte lorsqu’ils se trouvent éloignés de leurs lieux de prière habituels. La fondation de cette aumônerie a été permise grâce à l’existence d’une structure de représentation officielle, le Conseil français du culte musulman (cfcm), qui a fourni un interlocuteur à l’État. Elle a été accueillie très favorablement par la très grande majorité des militaires, dont les cadres, et perçue par les soldats de confession musulmane comme un signe fort de normalisation de leur position au sein des armées. Elle répondait à une nécessité du fait de la proportion croissante de militaires musulmans, proportion constatée mais non chiffrée, bien sûr.
- Place des armées dans la nation et aumônerie militaire
L’aumônerie des forces armées peut être un trait d’union entre les armées et les églises. Elle fait connaître à celles-ci nos réalités, témoigne de nos engagements, porte nos débats. Dans l’autre sens, elle nous garde ouverts sur l’évolution des grands courants religieux. Elle peut aussi être l’un des vecteurs qui nous assurent du soutien des armées par le pays, de plus en plus nécessaire dans nos engagements.
L’existence même des aumôneries militaires, le fait que plusieurs religions cohabitent et coopèrent sous le même uniforme, servent la même patrie, est une démonstration de ce que les religions peuvent apporter de meilleur à la société et au pays. Elle porte deux messages essentiels. D’une part, que le dialogue entre les religions est possible et fécond, or ce dialogue est un enjeu majeur du siècle, en France et dans le monde. D’autre part, qu’il est des valeurs universelles et indiscutables, tel le respect de l’homme. L’approche laïque comme l’approche religieuse se rejoignent pour éviter leur remise en cause. Cette convergence aidera à tenir bon face au relativisme.
Pour conclure, j’insisterai sur le fait que l’aumônier militaire est un serviteur et un témoin. Étymologiquement, l’aumônier est l’ecclésiastique qui porte l’aumône aux pauvres. La dimension du service et du témoignage d’un engagement au service de valeurs qui dépassent l’homme, établit une évidente proximité avec le service des armes. Et je souhaite insister ici sur la fraternité en citant le grand rabbin Kaplan qui évoque ainsi sa guerre de 1914 : « C’est l’inoubliable souvenir de la fraternité du front. Tous ces soldats se sont éprouvés les uns les autres et la différence d’opinions, de croyances ne compte pas2. »