S’élever. Lier ce terme à la vie militaire semble une évidence. Mais derrière celle-ci, une question subsiste : est-il juste de penser cela ? Si oui, quels sont les mécanismes à l’œuvre ? Pour un militaire, existe-t-il une acceptation unique de l’élévation ? S’élève-t-on au même rythme ? L’élévation est-elle un acte solitaire ? Quelques réflexions à partir de mon expérience personnelle.
J’ai été commandant d’unité de la 3e batterie du 68e régiment d’artillerie d’Afrique entre 2018 et 2020. Avant de recevoir ce commandement, j’y ai tenu durant six ans les fonctions de lieutenant, chef de section puis de capitaine et d’officier adjoint. Au total, j’ai appartenu huit ans à cette unité constituée d’officiers, de sous-officiers et de militaires du rang avec lesquels je suis parti quatre fois en projection tout en traversant la France en long, en large et en travers. J’ai quitté le régiment une fois mon commandement rendu et mon quotidien est aujourd’hui bien éloigné de celui de mes anciens subordonnés, et si je continue à recevoir des nouvelles ou à suivre leurs activités sur les réseaux sociaux, je n’ai maintenant qu’une vision parcellaire de mon ancienne batterie. Excepté lors des passations de commandement.
Suivant un déroulement très précis, la passation de commandement formalise le changement de chef à la tête d’une unité. Le terme même est loin d’être anecdotique ; durant la prise d’armes, l’autorité militaire présente prononce la formule suivante : « Officiers, sous-officiers et artilleurs d’Afrique de la 3e batterie, vous reconnaîtrez désormais pour votre chef le capitaine x ici présent1, et vous lui obéirez en tout ce qu’il vous commandera, pour le bien du service, l’exécution des règlements militaires, l’observation des lois et le succès des armes de la France. » Cette phrase cristallise l’instant où le commandement – et avec lui le fanion de l’unité – change de mains2. Il est d’usage d’inviter ce jour-là les anciens commandants d’unité. C’est à ce titre qu’en juin 2022, deux ans après avoir moi-même rendu le fanion de la batterie au chef de corps, j’ai assisté à celle de mon successeur3 et pu constater la progression de mes anciens subordonnés.
Au premier rang se trouvait le nouveau commandant d’unité. Lorsque je suis sorti d’école en 2012, jeune lieutenant saint-cyrien inexpérimenté et naïf, il était adjudant-chef et tenait la fonction centrale d’adjudant d’unité, le véritable bras droit et homme de confiance du commandant d’unité. Il m’a accueilli dans la batterie et m’a secondé dans les semaines précédant son départ alors qu’il s’apprêtait à occuper un autre poste au sein du régiment – lorsque j’ai vidé mon bureau avant d’être muté en 2020, j’ai retrouvé un vieil emploi du temps qu’il m’avait aidé à faire car je n’avais encore jamais fait cela. Quelques années plus tard, devenu major, il a déposé une demande afin de devenir officier. Je venais de recevoir le commandement de la batterie. Ce fut donc à mon tour de l’accueillir comme « jeune » lieutenant. Avec fidélité et droiture, il a été durant deux ans l’un de mes trois chefs de section de tir. Encore quelques années plus tard, il recevait le fanion de la batterie et a fièrement défilé à sa tête en tant que nouveau commandant d’unité. S’élever ne se réduit pas à atteindre le sommet de la hiérarchie militaire avec cinq étoiles accrochées aux manches. À l’échelle de sa carrière, ce « jeune » capitaine a atteint son propre sommet. Il est rare qu’un officier issu du rang comme lui obtienne le commandement d’une batterie de tir.
Engagé dans les années 1990 comme jeune sous-officier direct, cet homme a littéralement gravi tous les échelons au sein de la batterie. Et en 2022, le voici désigné et reconnu comme chef. Que s’est-il passé entre ces deux moments ? Le cumul d’années d’expériences, de missions, de notations, de rencontres, de mutations. Tout cela a construit un profil solide et compétent dont ses chefs ont jugé qu’il était parfaitement apte à se voir confier un tel commandement. Loin d’être mécanique, l’élévation est un cheminement, pas toujours évident, au sein de l’institution et de ce qui la compose : des unités, une culture, des cultures, des pratiques, des individus... La vie militaire n’est pas faite pour satisfaire tout le monde. Elle reconnaît, distingue, sélectionne sans cesse. Chaque année, chaque promotion, chaque contingent laisse certains des siens sur le côté et crée des déceptions. À l’inverse, d’autres avancent, s’élèvent plus ou moins haut en fonction de divers paramètres. Le mérite en est l’un des principaux. C’est ce qu’illustre le beau parcours de ce commandant d’unité.
En 2020, au moment de mon départ, une jeune lieutenant sortie d’école est arrivée dans la batterie. Nous n’avons fait que nous croiser, mais avons eu le temps d’échanger. Je m’étais alors reconnu dans cette officier saint-cyrienne arrivant avec le même enthousiasme et la même appréhension que j’avais ressentis en 2012. Peu après sa prise de fonction, elle a été projetée à la tête de sa section. Deux ans plus tard, je l’ai revue bardée de médailles, commandant avec fermeté et assurance sa section, comme si elle était intégrée depuis toujours à la batterie. Elle s’était naturellement élevée comme chef.
Mais cela ne va pas de soi. Dans les mois précédant son arrivée et mon départ de l’unité, mon successeur et moi avons travaillé de concert pour préparer au mieux sa prise de fonction. Tout d’abord en sélectionnant un adjoint solide, suffisamment expérimenté et intelligent pour la seconder sans chercher à la supplanter. Le sous-officier adjoint est un homme de l’ombre (« mon premier ministre, l’exécuteur des basses œuvres » m’a un jour dit le mien), présent pour aiguiller son chef, mettre de l’huile dans les rouages, rattraper ses erreurs, parfois sans qu’il s’en rende compte. Sous la statue se trouve un piédestal qui l’élève vers le ciel. C’est le rôle ingrat mais crucial que remplit le sous-officier adjoint. L’autre aspect relève de mon successeur. « Je le considérerai comme un échec personnel si son arrivée se passe mal », m’avait-il dit. Lui et moi étions d’accord sur ce point : le commandant d’unité est responsable de la formation de ses chefs de section. Laisser son chef de section à l’abandon, tout particulièrement un jeune lieutenant sorti d’école, est générateur de dysfonctionnements dans la mesure où il est un subordonné immédiat du commandant d’unité, le premier relais de son commandement. Un chef de section mal formé et mal encadré, c’est un tiers de l’unité mal formé et mal encadré. L’exigence vis-à-vis du subordonné ne peut être aveugle : il faut accepter ses inévitables erreurs, les corriger, suivre la vie de la section, identifier ce qui peut ne pas fonctionner, intervenir directement ou indirectement en actionnant différents leviers. Ici réside le rôle central du chef dans l’élévation : prenant en main ses subordonnés, il les tire vers le haut. Cela est vrai à chaque niveau.
En 2013, en tant que chef de section, j’ai reçu l’intimidante responsabilité de transformer des civils en soldats. Si l’entrée dans la vie militaire ne constitue pas à mon sens une élévation par rapport à la vie civile, elle marque le début d’une tranche de vie faite de perpétuelle élévation au sein d’un microcosme particulier, les uns comme militaires du rang, d’autres comme sous-officiers. Dans l’armée de terre, chaque année, 60 % des nouveaux sous-officiers sont d’anciens militaires du rang – un sous-officier semi-direct est un militaire du rang qui a reçu ses galons de maréchal des logis. L’un de ces jeunes engagés de 2013 est aujourd’hui maréchal des logis-chef et entame une formation importante dans la carrière d’un sous-officier qui lui ouvrira notamment la voie vers le poste de chef de section, c’est-à-dire la fonction que je tenais lorsqu’il a fait ses classes il y a neuf ans. Il y a quelque chose de gratifiant pour un ancien chef de voir l’un de ses anciens soldats accéder à la fonction qu’il a occupée. J’ai la prétention de croire que j’ai contribué à ce parcours que je considère comme un modèle de réussite. Je suis de plus convaincu qu’un soldat reste à l’image de son premier chef. Lorsque ce maréchal des logis-chef sera à son tour chef de section, c’est un peu de moi, de ce que je lui ai enseigné qu’il transmettra aux jeunes soldats qu’il formera à son tour. Ce qui se transmet, ce sont des expressions orales, des pratiques, des habitudes. Lorsque je formais mes jeunes engagés, j’ai organisé un parcours du silence. De nuit, par binômes, les recrues suivent un parcours balisé dans les bois. Dans la nuit, le moindre bruit porte. L’obscurité est inquiétante, oppressante même. J’avais moi-même eu à suivre un tel parcours lorsque j’étais élève-officier. Quelques années plus tard, j’ai reproduit cette expérience que j’avais trouvée marquante, idéale pour saisir la réalité de la nuit et appréhender différemment ses perceptions. Peut-être que dans quelques années, un de mes anciens soldats organisera à son tour une telle activité.
L’élévation est une forme de renouvellement. On trouvera toujours au sein d’une unité militaire la bande des anciens, ces brigadiers-chefs dont le temps de service tourne autour de dix ans si ce n’est plus. Ils encadrent les derniers arrivés, tout juste sortis de leurs classes, leur transmettent leur expérience acquise après plusieurs années de missions, projections et exercices, ils les aident à grandir en maturité et en expérience. Au régiment, les anciens d’aujourd’hui sont les jeunes de 2012. La recrue maladroite d’hier est devenue la force tranquille. Avec l’ancienneté est venue l’assurance. Et le jeune soldat intimidé devant le chef de section que j’étais en 2012 est aujourd’hui devant moi, souriant, parlant de sa famille, de ses projets, me questionnant sur ce que je fais actuellement, interpellant un 1re classe pour lui faire une remarque.
La batterie est une entité vivante ; ses officiers, sous-officiers et militaires du rang, hommes et femmes originaires d’horizons différents, de recrutements variés, aux potentiels et aux parcours inégaux, sont toujours en mouvement. Celle que j’ai eu l’honneur de commander arbore un phénix sur son insigne, l’oiseau qui renaît de ses cendres, animal légendaire que l’iconographie représente habituellement comme un oiseau de feu s’élevant vers le ciel. Il y a dans cet emblème une belle métaphore de la vie militaire, perpétuelle élévation collective.
1 À cet instant, le chef de corps désigne de son bras gauche le nouveau commandant d’unité.
2 Le 12 juin 2020, dans un épisode de l’excellent podcast Le collimateur, le lieutenant-colonel Jean Michelin évoquait avec force cette cérémonie qui reste immanquablement gravée dans la mémoire de ceux qui ont un jour reçu puis rendu leur commandement https://www.irsem.fr/le-collimateur/dans-le-viseur-15-passer-un-commandement-par-jean-michelin.html
3 Un temps de commandement peut parfois durer trois ans, mais cela reste exceptionnel.