Au combat, la confiance paraît être un élément naturel. Confiance dans le matériel, dans les ordres donnés par le chef, dans le copain d’à côté pour qui on tiendra envers et contre tout. Pourtant, loin d’être naturelle, cette confiance est une construction, longue et patiente. Il faut avoir marché des heures et des heures, sac au dos, le fusil au côté, pour ancrer en soi la certitude que ce copain à côté ne vous lâchera pas. Des mois et des mois de pratique conduisent à la maîtrise du matériel (fusil, radio, missile…) avec la certitude qu’il sera mis en œuvre aisément le jour venu. La confiance investie dans la figure du chef est encore plus délicate. Il faut être capable de tout remettre entre les mains d’un individu qui conduira à la victoire ou à la défaite, et peut-être à la mort. « Un brillant général est en soi une chose effrayante : le cerveau d’un Hannibal ou d’un Scipion suffit à conduire à la mort des milliers de jeunes gens en l’espace d’un après-midi », écrit Victor Davis Hanson dans Carnage et Culture1. Cette confiance met des années à se construire.
- Bâtir une armée, bâtir la confiance :
l’armée du Potomac comme cas d’étude
En 1861 aux États-Unis, cette confiance, à la définition communément admise, n’existe pas. L’Union est une maison divisée. La sécession secoue la jeune république ; le pays bascule dans la guerre en avril lorsque les États confédérés ouvrent le feu sur Fort Sumter.
L’us Army, l’armée régulière, n’est forte que de seize mille hommes dispersés sur la frontière. Or une partie de ses officiers rejoint les rangs de la Confédération. Lincoln est alors contraint de créer un outil militaire à partir de rien2. Sa réponse est immédiate et déterminée : il appelle sous les drapeaux soixante-quinze mille miliciens. Avant la guerre, les principales occupations de ces miliciens consistaient en des journées champêtres. Les tenues sont chamarrées. Le prestige du Second Empire, auréolé de ses victoires en Crimée et en Italie, a traversé l’Atlantique. Les unités de zouaves essaiment à travers l’Amérique du Nord. Mais ces hommes ne sont que des amateurs revêtus d’un uniforme. Livrée à l’est des États-Unis, en Virginie, la première bataille de Bull Run, le 21 juillet 1861, en est la cruelle démonstration. Marchant sur Richmond comme ils iraient à un pique-nique, les soldats de l’Union sont mis en déroute. Les amateurs de la veille reçoivent ici une cinglante et sanglante leçon : la confiance qu’ils mettaient dans leur capacité à remporter la victoire dès le premier combat n’était qu’une illusion.
Pour ces combattants nordistes, la guerre se poursuit jusqu’en 1865 au sein d’une force nommée armée du Potomac3. Son principal adversaire est l’armée confédérée de Virginie du Nord, commandée par le général sudiste Robert E. Lee. À Antietam en septembre 1862, à Fredericksburg en décembre 1862, à Chancellorsville en mai 1863, à Gettysburg en juillet 1863, toutes deux s’affrontent dans des batailles toujours plus sanglantes.
Au printemps 1864, lancée à l’assaut de la Virginie par Ulysses S. Grant, général aussi agressif que Lee, l’armée du Potomac fait preuve d’une incroyable ténacité. Les champs de bataille sont désormais couverts de retranchements. Les canons et les fusils rayés démultiplient la puissance de feu des forces engagées. Le moindre assaut à découvert se paye du prix du sang. Déterminé à maintenir le rythme de son offensive vers Richmond, Grant subit de lourdes pertes mais ne lâche pas sa proie. À l’été 1864, le siège de Petersburg débute. Il ne prend fin qu’en avril 1865. L’armée du Potomac met enfin à genoux sa Némésis. Ses hommes sont victorieux.
De la première défaite à la victoire finale, quelle trajectoire a suivie cette armée ? Et qu’est-ce que cette trajectoire dit de la confiance ? Il ne s’agit pas de faire ici une analyse exhaustive de ce que fut l’armée du Potomac, mais de s’approprier quelques points saillants de son histoire afin de réfléchir sur cette notion. Principale force militaire de l’Union, à la fois le bouclier de Washington et l’épée dirigée contre Richmond, cabossée par les batailles, cette armée est victorieuse car la confiance fait partie intégrante de son adn. Une confiance qui possède un visage multiforme, dont les faces s’imbriquent dans une complexe alchimie qui la transforme en une redoutable machine de guerre. À l’image d’une armée de l’Union bâtie sur un socle étroit, cette confiance s’est structurée autour de piliers antérieurs au conflit, de lignes de forces préexistantes.
- Les chefs comme vecteur de confiance
En premier lieu, la confiance suit un cheminement vertical, entre les chefs et la troupe, à travers la hiérarchie militaire. En 1861, ce sont des dizaines de milliers d’hommes qu’il faut soudainement encadrer et mener au combat.
Les régiments de l’Union sont recrutés par les États qui les mettent ensuite à disposition de l’armée fédérale. Les officiers sont nommés par les gouverneurs ou élus par leurs hommes. La rareté des professionnels, très vite aspirés vers de hautes fonctions, ne permet pas de placer la compétence militaire au premier rang des critères de sélection. Faute de mieux, l’influence politique, le charisme, la réputation décident du choix, parfois heureux – de véritables figures se révèlent –, parfois désastreux. Les meneurs des communautés ethniques, par exemple, sont promus officiers supérieurs, voire officiers généraux, plus pour leur capacité à mobiliser et à susciter l’adhésion de leurs compatriotes, à obtenir leur confiance, que pour leurs compétences militaires. Ainsi Franz Sigel, révolutionnaire allemand exilé en Amérique après le Printemps des peuples, figure de la communauté germano-américaine, reçoit plusieurs commandements d’envergure avant d’être écarté pour ses piètres compétences au combat. Au fur et à mesure de l’avancement du conflit, l’élection des officiers par leurs hommes disparaît progressivement et les généraux politiques sont peu à peu écartés des grands commandements opérationnels. Issue du tissu social et politique d’avant-guerre, cette confiance primitive cède la place à la réalité des combats.
Cette réalité concentre la confiance dans la figure du soldat professionnel en raison de sa formation militaire et de son expérience4. Minoritaires dans l’armée de l’Union, les officiers sortis de l’us Military Academy (usma) de West Point détiennent les principaux commandements. Les « West Pointers » partis dans la vie civile dans les années précédant le conflit sont rapidement promus aux plus hautes fonctions. Jusqu’à la fin de la guerre, les généraux commandant l’armée du Potomac sont tous diplômés de cette académie, comme tous les commandants de corps en 1865. Toutefois, avoir fait West Point n’est un gage ni de compétence ni de professionnalisme.
La figure du soldat professionnel acquiert également une dimension importante dans la construction d’une relation de confiance entre la troupe et son chef. « On est formé à l’image de son chef » entend-on souvent dans les conversations de soldats. Cet adage acquiert un relief particulier dans le cas de l’armée du Potomac. George B. McClellan, qui avait démissionné de l’us Army en 1857 avec le grade de capitaine, est propulsé en quelques mois à sa tête. Les succès remportés en Virginie occidentale en mai-juin 1861 ont inspiré confiance à Lincoln. Brillant organisateur, McClellan entraîne et forme sans relâche son armée des mois durant. Les multiples revues qu’il mène regonflent un moral abîmé par la défaite de Bull Run et lui valent l’adulation de ses hommes. Mais c’est un piètre tacticien, un chef velléitaire. Son manque de mordant lui vaut d’être relevé en octobre 1862 ; il a perdu la confiance du président. Face à un chef aussi rusé et agressif que Lee, le caractère hésitant de McClellan ne peut mener à la victoire. À défaut de rendre victorieuse l’armée du Potomac, il lui a insufflé une culture particulière dont les caractéristiques (doute, fatalisme) perdurent durant la guerre.
En mai 1864, un an après la victoire de Gettysburg, deux ans après le départ de McClellan, l’armée du Potomac semble toujours douter d’elle-même, comme si elle pensait, et ses officiers en premier lieu, ne jamais pouvoir vaincre Lee. Au cours de la campagne Overland, une attaque confédérée dévaste le flanc de l’armée fédérale. Alors qu’un officier nordiste affolé l’adjure de battre en retraite, Grant le réduit sèchement au silence : « Oh ! je suis sincèrement fatigué d’entendre toutes sortes de choses à propos de ce que Lee va faire. Certains d’entre vous semblent toujours penser qu’il va soudainement effectuer un double saut périlleux et atterrir à la fois sur nos flancs et nos arrières en même temps. Retournez à votre poste et essayez de penser à ce que nous allons faire au lieu de penser à ce que Lee va faire. » Dans les heures qui suivent, les forces fédérales rétablissent leur dispositif. La campagne se poursuit. L’énergie et la combativité du chef ont donné confiance à ses troupes. Elles inspirent également confiance au politique. Face aux critiques qui pleuvent sur Grant, Lincoln répond simplement : « Je ne peux pas me séparer de cet homme : il se bat. »
- Des soldats, des confiances
La figure seule du chef ne suffit toutefois pas à porter entièrement une armée. Face aux carnages qui se succèdent, l’armée du Potomac tient. Campagne après campagne, ses hommes se battent et meurent avec courage et détermination. La confiance prend ici un autre visage, plus fraternel, moins charismatique. Le recrutement des régiments par État, au sein des mêmes comtés, crée d’emblée des liens entre soldats. Les écrits de l’époque regorgent de témoignages sur cette fraternité d’armes. Celle-ci se matérialise parfois dans des instants pathétiques : « Des sacs avaient été empilés ensemble, seulement la moitié fut récupérée par leurs propriétaires. Les sacs laissés à l’abandon furent ouverts et les amis des disparus s’efforcèrent de sauver des souvenirs insignifiants qui seront, eux, précieux pour les familles de leurs camarades morts5. »
Faute d’une véritable communauté d’armes patiemment construite par l’institution militaire, on se fonde sur celle antérieure à la guerre. Le recrutement de l’armée s’adapte aux communautés déjà préexistantes, notamment à travers un recrutement ethnique au sein de communautés d’immigrants : Allemands, Irlandais et même Français. Des régiments entiers sont constitués sur cette base : le 69e New York arbore au combat la bannière de la verte Erin ; le xie corps de l’armée du Potomac est majoritairement constitué d’Allemands6.
Le volontaire est également le citoyen d’une république où la Constitution possède une dimension quasi religieuse. Plus que pour l’abolition de l’esclavage, ces hommes se battent pour l’Union, pour un système politique et des valeurs démocratiques auxquels ils croient. L’armée s’intègre ainsi pleinement dans la communauté civique. Les récits de soldats témoignent de ce bouillonnement : tous discutent avidement de l’actualité, s’efforcent de comprendre les manœuvres dont ils sont partie prenante. La confiance se bâtit ici sur la compréhension des grandes questions nationales. À l’automne 1864 se tient l’élection présidentielle, dont l’enjeu est la réélection de Lincoln et donc la poursuite de la guerre telle qu’elle a été menée jusqu’à présent. Dans des conditions acrobatiques compte tenu de la poursuite des opérations, les militaires votent massivement pour le président sortant, approuvant ainsi la stratégie menée.
Auréolée de la confiance de ses militaires et du peuple, l’administration Lincoln peut poursuivre la guerre avec détermination. Ce regain de confiance rejaillit sur l’armée du Potomac dont les hommes entrevoient désormais l’issue du conflit. Les volontaires enrôlés en 1861, dont le contrat de trois ans prend fin en 1864, se rengagent massivement afin d’aller jusqu’au bout du combat. L’armée du Potomac ne doute plus de sa victoire.
Jour après jour, l’étau se resserre sur l’armée de Virginie du Nord assiégée dans Petersburg. Début avril 1865, sa situation est intenable et Lee abandonne la défense de Richmond. Poursuivi par Grant et ses troupes, il finit par capituler à Appomattox le 9 avril. En juin, l’armée du Potomac défile triomphalement à Washington avant d’être démobilisée. Au cours des décennies suivantes, les fréquentes rencontres d’anciens combattants, réunis au sein de leurs amicales régimentaires et de la Grand Army of the Republic (organisation nationale de vétérans), témoignent de la solidité des liens noués dans les bivouacs, les marches et les batailles.
- Rally round the flag
Au sein de l’armée du Potomac, le cas du 1st Minnesota Volunteer Infantry Regiment est une illustration éclatante de ce que peut susciter la confiance au sein d’une troupe. De 1861 (création) à 1864 (dissolution), il est de toutes les campagnes. À Gettysburg le 2 juillet 1863, la situation est désespérée. La déferlante grise va briser les lignes fédérales. Le major général Winfield S. Hancock, commandant de corps, a désespérément besoin de quelques minutes pour rétablir son dispositif. Sur son ordre, face à une brigade entière (mille cinq cents hommes), les deux cent soixante-deux tuniques bleues chargent. Seuls quarante-sept reviendront indemnes. Le régiment vient de gagner le triste privilège de subir l’un des plus hauts taux de pertes de la guerre (83 %). Mais Hancock a gagné ses cinq minutes. Ces soldats auraient-ils accompli cela si la confiance ne les animait pas ? Ils se sont engagés ensemble en 1861, ils ont affronté l’adversaire à de nombreuses reprises, vécu les froids hivers et les étés caniculaires de Virginie. La mission est suicidaire, ils le savent, et pourtant ils chargent. Et en 1864, lorsque leurs contrats de trois ans prennent fin, ils se rengagent. Un témoignage rend compte de l’aura que ces hommes dégagent : « Leurs visages hâlés semblaient si sereins et sérieux. Il y avait une histoire écrite sur chacun d’eux. Je ne me suis jamais sentie autant défaillir et autant tenue de rendre hommage à des êtres humains. La musique de la fanfare, alors que les hommes pratiquaient le drill avec régularité, était très douce, mais il me semblait qu’elle était un chant dédié aux défunts7. » Une aura de confiance.
1 V. D. Hanson, Carnage et Culture. Les grandes batailles qui ont fait l’Occident, 2001 ; traduction française Paris, Flammarion, 2002.
2 À la fin de la guerre, plus de deux millions d’hommes seront passés dans les rangs de l’armée de l’Union.
3 D’après le fleuve bordant Washington.
4 Les généraux de l’Union ont pour la grande majorité servi dans la guerre américano-mexicaine quinze ans auparavant comme jeunes lieutenants ou capitaines.
5 Un soldat fédéral cité dans N. A.Trudeau, Bloody Roads South; the Wilderness to Cold Harbor, may-june 1864, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2000, p. 299.
6 Mis en déroute à Chancellorsville en mai 1863, ses soldats recevront le qualificatif peu flatteur de Flying Dutchmen, avec pour conséquence une certaine défiance généralisée vis-à-vis de la communauté germano-américaine qui perdure jusqu’à la Première Guerre mondiale.
7 Lettre citée dans Moe Richard, The Last Full Measure: the Life and Death of the First Minnesota Volunteers, New York, Henry Holt, 1993, p. 79.