À la mémoire de Michel Schneider (1944-2022)
« Tandis que l’ensemble des animaux est courbé et regardela terre, il a accordé à l’homme la station debout, lui permettant de contempler le ciel et de lever la tête sur les étoiles »Ovide (Les Métamorphoses, i. 84-86)
« Être ou ne pas être, telle est la question »William Shakespeare (Hamlet, acte iii, scène 1)
Il est désormais scientifiquement établi que, depuis le big bang qui lui a donné naissance, l’univers est un processus évolutif travaillé par l’action dialectique de deux tendances : d’une part, l’entropie qui traduit la propension spontanée de tout agrégat matériel livré à lui-même à se dégrader, à perdre progressivement l’information qui le constitue et, en définitive, à se diriger vers un état de désordre maximal ; d’autre part, ce qu’il est convenu d’appeler la néguentropie, qui exprime le dynamisme entraînant certains systèmes physiques localisés à capter de l’énergie pour s’organiser, c’est-à-dire intégrer une quantité d’informations qui les conduit à former des entités dont la complexité va croissante. Et par l’effet d’une succession cumulative de combinaisons que d’aucuns imputent au hasard et d’autres à une sorte de mystérieuse nécessité, ce second mode de transformation a débouché sur l’émergence de structures échappant, au moins pour un temps, à la pente de la dégénérescence naturelle, capables de s’auto-reproduire et susceptibles de constituer l’une des briques ou l’un des chaînons servant au développement d’une phase ultérieure de l’évolution.
S’inscrivant dans le fil de ce processus dont résulte la formation d’« archipels de néguentropie » qui tranchent sur la tendance générale de l’univers à la désorganisation, l’apparition de la vie en constitue un jalon assurément remarquable, à partir duquel va se développer une profusion d’espèces participant d’une gradation continue dans l’échelle de l’évolution. Parmi elles surgit la lignée des hominidés, dont l’ultime et le seul représentant à avoir survécu est l’Homo sapiens, considéré à ce jour comme l’une des créatures les plus élaborées produites par cette fabrique du vivant.
Ressortissant à la famille des grands singes, les premiers ancêtres de l’homme s’en sont séparés à partir du moment où ils ont commencé de se redresser sur leurs jambes pour prendre l’habitude de marcher debout. Et même si les paléontologues ne s’accordent pas sur son origine, ils n’en établissent pas moins que le fait de s’être ainsi levé en adoptant la bipédie permanente comme mode de locomotion a créé les conditions propices à l’évolution singulière de l’espèce au long des millions d’années qui ont précédé l’émergence de l’homme contemporain. Outre qu’en libérant l’usage des mains la station debout a notamment permis la fabrication d’outils, les conséquences qu’elle a emportées sur la morphologie de l’animal humain se sont avérées décisives : d’une part, elle a rendu possible la croissance du cerveau, laquelle s’est traduite par le développement de sa plasticité et de la performance des facultés mentales dont il est le siège, de même qu’elle a ouvert la voie à la transformation des organes concourant à la phonation grâce à quoi l’élargissement de la gamme de sons susceptibles d’être émis a débouché sur la constitution du langage articulé ; d’autre part, en entraînant la réduction de la largeur du bassin féminin, elle a contraint le petit d’homme à naître de façon encore plus prématurée que chez les grands singes, ce qui l’a placé dans la situation de dépendre durablement des adultes et, par conséquent, l’a amené à être façonné en profondeur par le jeu des relations et des échanges qui le lient inextricablement à ces derniers, en particulier par l’empreinte des paroles que ceux-ci lui adressent aux fins de lui transmettre les multiples apprentissages concourant à son développement et à sa sociabilité.
Surtout, la combinaison de ces transformations physiologiques, qui se sont opérées de façon plus ou moins concomitante sur une très longue période, a eu pour résultat d’engendrer les conditions propices à l’enclenchement d’une dynamique existentielle particulière à l’être humain et qui, pour lui être exclusive, scelle son unicité par rapport aux autres espèces du monde animal. Car tandis que ces dernières, mues par le seul ressort des instincts ordonnés à l’impératif de leur survie et de leur perpétuation, sont assignées à des modes de fonctionnement invariablement répétitifs et demeurent de ce fait comme coïncidentes avec les réalités dans lesquelles elles baignent1, une sorte de propriété singulière dont, au fil de son évolution, il échoit peu à peu à l’homme d’être pourvu va permettre à celui-ci de se soustraire à cet enfermement dans la circularité des cycles naturels et l’engager sur une voie qui va déterminer la singularité de son destin.
Pour des raisons à ce jour inexpliquées, il est en effet manifeste que l’animal humain doit à l’évolution de s’être retrouvé aux prises avec la marque indélébile d’une sorte de privation venue se loger aux tréfonds de sa chair, comme si quelque chose de l’ordre d’un évidement ou d’une distension s’était insidieusement intégrée dans la programmation instinctuelle et les automatismes qui avaient jusqu’alors régi les espèces apparues à mesure que se déployait l’arborescence du vivant. En installant tout homme dans la sensation permanente de demeurer incomplet, la faille qu’a ouverte en lui l’irruption de ce manque est venue ainsi sceller l’impossibilité, avec laquelle il lui faudra dorénavant composer, de jamais se retrouver en parfaite adéquation avec lui-même ou pleinement adhérant à son environnement. Mais cette mutation, qui s’est sans doute opérée de façon très progressive, lui a donné, en contrepartie, d’éprouver avec une acuité toujours croissante qu’une irrémédiable distance le sépare des réalités auxquelles il est confronté – autrement dit que, désormais, celles-ci se situent par rapport à lui dans le ressort d’une irréductible altérité d’où, néanmoins, la projection de leur présence vient se réfléchir dans son cerveau en activant le processus émergent de la conscience dont l’évolution a physiologiquement prédisposé cet organe à être le creuset.
- Le ressort du désir, levier du destin singulier de l’espèce
Tels qu’ils s’enracinent en l’être humain pour le constituer dans sa singularité, cette ouverture au mystérieux phénomène de l’altérité et le développement de la conscience qui en résulte sont sans conteste à l’origine de l’inscription de l’espèce dans une trajectoire appelée à diverger de celle, immuablement répétitive, des autres animaux.
Car d’un côté, grâce au relâchement que ces mutations permettent d’instaurer dans le systématisme des réactions instinctuelles régissant les incessantes conjonctions de tout être vivant avec le réel, le départ de l’agir de l’homme devient l’objet d’une marge d’indétermination qui invite ce dernier à mobilier ses ressources mentales, son intelligence comme son imaginaire, pour décider de ce qu’il va juger approprié de faire. Et plus se développe le registre dit de la culture où sédimentent ses apprentissages du monde, les produits de ses découvertes, les fruits de sa créativité et les fonctionnalités inédites auxquelles prête l’usage de ses inventions, plus s’accroît cet espace intérieur de jeu avec le champ des possibles, autrement dit cette propriété singulière que représentent la faculté de juger et le libre arbitre qui en découle.
Pour autant, cette autonomie à laquelle l’évolution lui confère d’accéder n’en reste pas moins grevée de l’empreinte que laisse subsister en lui le mécanisme dont elle procède. En effet, malgré la latitude croissante des choix qu’il lui incombe d’opérer tout au long de son existence, l’être humain ne cesse pas d’être à son insu travaillé par la sourde réminiscence de l’espèce d’encoche privative qui est à l’origine de son hominisation et dont il apparaît qu’elle équivaut à la perte d’un objet aussi insaisissable qu’irreprésentable, mais qu’il ressent néanmoins comme primordiale. Dans la mesure où elle agit comme un attracteur étrange qui exerce en permanence sur lui une force d’aimantation latente, cette mémoire souterraine l’habite d’une tension dont il ne laisse pas de chercher inconsciemment à se défaire en s’employant à résorber le manque qui en est la cause. Entraînant ainsi l’homme dans une quête indéfinie de ce qui pourrait, au bout du compte, le délivrer de son incomplétude, cette intranquillité existentielle avec laquelle il est condamné à vivre se révèle être le ressort de son assujettissement à la transcendance d’un inépuisable désir qui, l’obligeant à se projeter au-delà de la sphère de sa programmation instinctuelle, est au principe même de son humanisation.
C’est donc parce que l’objet de sa visée demeure à jamais inaccessible que ce désir primordial constitue le moteur indéfectible du dynamisme qui pousse les êtres humains à s’élever au-dessus de leur animalité primitive en se livrant à l’exploration du monde qui se découvre à eux afin de tenter d’en percer les mystères et, surtout, de pouvoir y vivre dans des conditions leur permettant de se prémunir toujours mieux contre les surgissements aussi intempestifs que déstabilisants de l’adversité dont ils imputent à ces mystères d’être le foyer générateur. Et ainsi mus par la quête qu’entretient la faille ouverte en eux par le retrait du réel dans son énigmatique altérité, ils vont trouver le moyen d’y déférer grâce au soutien de la parole à laquelle s’arrime de plus en plus la trame de leur existence et grâce à l’action qu’ils s’emploient à déployer pour édifier un univers qui leur est propre – autrement dit, en constituant un capital de langage, de signifiants et de réalisations concrètes qui ne cesse de se développer à mesure qu’ils apprennent à nommer les réalités et les phénomènes auxquels ils sont confrontés, qu’ils acquièrent des savoirs et des connaissances pratiques dont ils conservent la mémoire, et qu’ils usent des ressorts de leur inventivité pour fabriquer des outils, produire des objets matériels, mais aussi élaborer des œuvres témoignant de la puissance créative de leur imaginaire.
- Les figures de la transcendance,
gardiennes de l’économie du désir
Si elle procède de la singularité intervenue dans le rapport qui noue l’animal humain au monde, la trajectoire empruntée par l’espèce et que jalonnent les découvertes, les inventions et les transformations capitalisées par les générations successives n’en a pas moins été jusqu’il y a peu marquée par la fonction qu’y ont joué, quelles que soient les formes qu’elles ont pu revêtir selon les cultures, une ou des figures surplombant l’univers en lesquelles était supposée résider une puissance aussi universelle qu’absolue leur conférant de régir l’équilibre du monde dont elles étaient l’inaccessible creuset. Qu’il s’agisse des forces prodigieuses de la nature, du mystère qui s’exprime à travers ses créatures, d’une collection de divinités ou d’un dieu unique, les hommes ont longtemps éprouvé le besoin d’imputer l’origine de leur incomplétude à une source incarnant, de façon souveraine, l’essence même de l’altérité, sur laquelle, par conséquent, toutes les réalités terrestres faisaient nécessairement fond et dont, dès lors, elles ne pouvaient que procéder tout autant qu’en dépendait constamment leur inscription dans le cours général des choses.
C’est pourquoi, à mesure que les êtres humains se sont dégagés de la rigidité de la programmation instinctuelle qui détermine les conditions de survie des espèces animales, les modes d’être, les normes d’action et les règles de vie commune qu’ils ont été contraints d’instituer pour maîtriser les effets de cette plasticité comportementale et pour se prémunir contre les tendances mortifères auxquelles elle pouvait conduire ont trouvé, à travers leur ancrage dans ces instances référentielles, l’assise que leur origine humaine rendait trop fragile pour en assurer la stabilité structurelle et suffire à légitimer leur fonction régulatrice.
Ces différentes représentations, où venait condenser la transcendance d’une altérité radicale, ont donc longtemps joué le rôle de clé de voûte servant à verrouiller la grammaire collective et les systèmes organisationnels subséquents que les sociétés humaines ne manquent jamais de secréter de façon empirique aux fins de garantir leur survie et leur perpétuation – ces dispositifs se traduisant par l’assujettissement des individus au respect d’un ensemble de préceptes ou d’exigences participant non seulement de l’apprivoisement des forces hostiles de la nature, mais aussi du besoin impérieux de juguler la violence que les hommes sont capables de s’infliger mutuellement au risque de mettre en péril la cohésion, donc la pérennité du groupe qu’ils forment.
À bien y regarder, le fait d’arrimer à des entités inaccessibles ce substrat normatif et institutionnel inhérent à l’existence de toute société humaine procédait de la nécessité qu’y soit indéfectiblement scellée la place du manque afin que puissent demeurer constamment vivaces l’économie du désir et la relation fondatrice à l’altérité dont il est le ressort. C’est qu’en effet, dans la mesure où le désir primordial qui institue l’être humain n’en procède pas moins de la recherche d’une satisfaction dont ce dernier a rarement conscience qu’elle ne saurait, par nature, lui être accordée, l’expression diffuse de sa quête ne laisse pas de s’entremêler au jeu multiforme des élans instinctuels et des envies de jouissance, qui trouvent généralement à s’assouvir au moyen de l’appropriation ou de la consommation de ce qu’elles prennent pour objet de leur visée.
Or, si elles font partie de l’ordinaire de toute vie humaine, ces modalités de résolution des tensions suscitées par ce bouillonnement pulsionnel peuvent conduire à des excès destructeurs dès lors qu’elles ont pour conséquence de rendre les individus qui y cèdent indifférents, ou même aveugles, aux besoins, droits et aspirations légitimes de leurs semblables. Aussi, même si le visage qu’on leur attribuait procédait de projections imaginaires, la présence dominatrice des figures de la transcendance offrait-elle aux collectivités humaines de disposer, à leur insu, de la force de rappel leur permettant de se prémunir contre ces dérives potentielles, ce qui conférait sa dimension proprement symbolique2 à l’ordre qui en cimentait la cohésion sociale et constituait la condition de leur pérennité.
Comme les arbres s’élèvent en direction du soleil pour capter la lumière dont ils tirent leur énergie vitale, l’inscription de leur existence sous l’égide de ces représentations de l’infiniment autre n’a eu de cesse que d’inciter les hommes à tenter de se hisser vers ces dernières, voire de se rapprocher des cieux où elles sont supposées séjourner, pour mieux les révérer, mais aussi pour en solliciter la bienveillance à leur endroit ou pour tenter de capter à leur profit une part de leur puissance ou, enfin, pour répondre à l’appel à s’élever dans l’être dont ils vont peu à peu prêter à celles-ci d’être la source irradiante. Autrement dit, subjugués par l’ascendant des multiples avatars de la transcendance sur lesquels ils ont, au cours des âges, projeté le revers de cette absence qui les faisait advenir à l’ordre du désir, les êtres humains en on fait la matrice propice au déploiement, au plan individuel comme au plan collectif, des formes d’expression les plus éminentes de leur humanité.
Ainsi confortés dans leur statut d’êtres de désir grâce aux limites dans lesquelles les enserrait ce cadre dont la structure, axée sur la présence surplombante d’une altérité déjouant toute possibilité de saisie, les préservait de jamais se satisfaire de leurs acquis, les hommes ont pu user de leurs facultés d’invention et de création pour poursuivre la quête qui les pousse à accomplir la destinée singulière à laquelle l’évolution les dispose. Et, par l’effet de l’accumulation continuelle des nouveaux éléments signifiants que génèrent, dès l’instant qu’elles sont inédites, leurs différentes productions matérielles ou immatérielles, et dont procède, en les y incorporant, l’édification graduelle de l’univers culturel qui est le propre de l’espèce, les composantes de l’ordre symbolique n’ont cessé de se complexifier et en même temps de s’affiner, entraînant, dans leur sillage et malgré les ratés ou les régressions passagères qui lui sont inhérents, un lent et patient mouvement de civilisation des mœurs et des rapports sociaux.
Il en est résulté qu’au long d’une Histoire plurimillénaire qui s’apparente à un chemin ascensionnel, les hommes ont peu à peu enrichi le spectre des possibilités offertes à leur existence et, ce faisant, ont conquis une faculté d’être qui leur a ouvert le chemin au long duquel ils ont entrepris de se déployer dans leur humanité en parvenant, parfois, à exprimer la part la meilleure ou les plus hautes potentialités dont la nature les a dotés – comme en témoigne la cohorte de tous ces créateurs de génie, héros ou sages qui ont marqué de leur empreinte le cours de l’aventure humaine.
- Le choix de s’élever, une question adressée
à l’homme contemporain
En éliminant la figure des dieux de l’horizon des collectivités humaines, la Modernité occidentale a aboli la tension résultant de la présence, au sein de celles-ci, d’un principe transcendant qui avait jusqu’alors servi d’étai au lent processus de civilisation de l’espèce et, à travers ce dernier, au développement croissant des possibilités offertes aux individus d’étoffer leur structuration subjective et d’assumer l’indétermination du désir qui les appelle à s’accomplir. Et de fait, après l’échec dramatique des grandes idéologies millénaristes qui ont prétendu s’y substituer, rien n’est venu prendre le relais de la fonction cardinale exercée par le surplomb d’une altérité insondable – fonction assimilable à celle d’un tuteur destiné à favoriser la croissance d’une plante et dont il convient de rappeler qu’elle trouvait son essence dans l’impérieuse nécessité de conserver une place aussi indéfectible que tangible à la dimension du manque à laquelle l’humanité doit non seulement d’avoir émergé en tant que telle, mais aussi, malgré toutes les horreurs qu’elle est capable de commettre, d’engendrer des êtres qui, quelle que soit leur condition sociale, portent haut la noblesse de son genre et attestent sa grandeur intrinsèque.
Il en résulte que l’évolution des sociétés contemporaines s’opère désormais hors de tout référentiel symbolique qui, pour participer d’un ordre supérieur et être instaurateur d’invariants anthropologiques irréfragables, demeurerait non seulement irréductible à celui des catégories de la vie immédiate, mais constituerait ainsi la matrice souveraine d’un fond d’idéalité venant soutenir la vocation intrinsèque de chaque être humain à s’élever dans son humanité. Et l’on voit bien que, dans le monde actuel, faute d’être adossé à un dispositif de cette nature, tout ce qui peut toucher à l’épreuve structurante du manque fait l’objet d’une relégation croissante dont ne laissent pas de témoigner la faveur dont jouit la quête de satisfaction instantanée de la moindre envie, la valorisation obsessionnelle de la consommation, c’est-à-dire du mode de l’avoir, comme moyen privilégié d’y parvenir, mais aussi la saturation, à travers le déferlement des images et du bruit médiatique, de tout espace propice au retour intérieur des individus sur eux-mêmes et à la confrontation à la vérité de leur propre désir, ou encore la foi quasi religieuse placée dans la science et la technologie dont on escompte qu’elles finiront par assurer aux humains la maîtrise ultime de ce qui continue encore de leur échapper et leur paraît de ce fait insupportable – jusqu’à vaincre la mort comme y prétendent les adeptes du transhumanisme.
Autrement dit, tout se passe comme si, aveuglés par les formidables développements de leur puissance matérielle et submergés par les facilités ou les plaisirs que ceux-ci leur offrent pour soulager toute forme momentanée d’intranquillité existentielle, les hommes de notre époque étaient pris à leur insu dans un mouvement les conduisant à s’écarter de la trajectoire ascensionnelle à laquelle les ressorts constitutifs de la singularité de leur espèce semblent pourtant assigner leur destinée.
Il n’en reste pas moins que l’inscription des êtres humains dans la dynamique universelle présidant au cours de l’évolution, donc au déploiement de la vie, ne saurait, quoiqu’on en veuille, exonérer nos contemporains de se conformer aux sujétions auxquelles est subordonné l’accomplissement de la vocation particulière que la nature leur impartit, sauf à s’abandonner à des pratiques qui participent en réalité de la disposition des choses à se laisser aller au jeu de l’entropie et, partant, à prendre le risque de s’engager collectivement sur la pente régressive de la violence menant au chaos, voire à leur propre disparition de la surface de la Terre.
Aussi, dans la messure où, à l’échelle collective, la figure du manque est aujourd’hui privée du soutènement transcendant qui en garantissait auparavant la puissance agissante, la poursuite du chemin d’élévation dans l’être, avec lequel se confond le patient travail d’humanisation ou, si l’on préfère, de civilisation de l’animal humain, ne dépend-elle plus, pour l’essentiel, que du choix personnel des individus. Être ou ne pas être, ou encore privilégier la dimension de l’être sur celle de l’avoir : telle est dorénavant la question à laquelle il incombe à chacun d’apporter une réponse, sans pour autant pouvoir s’appuyer sur la structure d’un cadre social valorisant le creusement et le temps du désir plutôt que le comblement frénétique des envies, autrement dit l’accès au symbolique et le consentement à la perte qui lui est inhérent plutôt que la satisfaction permanente de l’imaginaire narcissique. Mais après tout, si l’on admet que l’économie du désir dont procède le besoin de s’élever est consubstantielle à l’essence de l’espèce, alors il y a lieu de gager que, quelles que soient les épreuves qu’il leur faudra traverser pour aboutir à la reconnaissance largement partagée de l’inexorable nécessité d’y déférer sans désormais pouvoir se prévaloir du surplomb d’une présence divine, les hommes finiront par se réapproprier les exigences de ce qui, somme toute, ne relève jamais que des règles de la grammaire à laquelle est ordonné l’accomplissement de leur destin.
1 Si, comme l’a montré l’éthologie contemporaine, il est des animaux qui sont doués d’une certaine sensibilité, cette capacité n’emporte pas pour autant une inflexion de la trajectoire écologique à laquelle est circonscrite leur espèce.
2 Au sens où le symbole (étymologiquement symbolon) est un signe de reconnaissance qui relie les hommes et qui établit entre eux un rapport fondé sur l’échange confiant de la parole, par opposition au diabolique (étymologiquement diabolon), qui est vecteur de séparation et de discorde.