N°50 | Entre virtuel et réel

Jacques Tournier

La troublante évolution de l’univers virtuel

Consubstantielle à la nature de l’être humain, l’existence du registre du virtuel tient au fait que celui-là, à la différence des autres animaux, est habité par une faille intérieure qui l’empêche de jamais coïncider avec le réel mais au contraire l’y ouvre et, par contrecoup, le dispose à l’investir en mobilisant à cette fin les capacités cérébrales singulières dont l’évolution l’a doté.

Dès lors, travaillés par la sensation constante d’un manque qu’ils cherchent à résorber, les hommes sont entraînés à prendre la parole sur le monde qui se découvre à eux afin de le comprendre et de pouvoir y vivre dans des conditions qu’ils s’efforcent de toujours mieux maîtriser. C’est ainsi qu’avec la nomination des réalités et des phénomènes qu’ils appréhendent, la mémorisation des savoirs qu’ils acquièrent au fil des âges et la cristallisation des chaînes signifiantes articulant l’ensemble, se crée un premier univers virtuel identifiable aux formations culturelles où s’agrègent ces données.

Virtuel, cet univers l’est en effet dans la mesure où il transcende les individus et constitue le substrat mémoriel permanent qui s’offre à chacun d’eux pour y puiser, dès sa naissance, les ressorts existentiels de son insertion dans la communauté des hommes. Pourvu d’une consistance propre que concourt à étayer la matérialité des supports sur lesquels il peut être éventuellement enregistré, il se transmet comme un héritage indivis, assimilable à un réservoir de potentialités qu’il appartient à chaque être humain d’actualiser, voire d’enrichir à son tour.

Longtemps, la trame de cette matrice s’est trouvée structurée par les représentations qu’ont formées les êtres humains aux fins de rendre moins opaque le jeu des forces naturelles qu’ils ne maîtrisaient pas. Car, de fait, tandis que s’éveillait leur conscience, le monde qu’ils avaient pour vis-à-vis leur est apparu comme le foyer d’un formidable potentiel de forces toujours prêtes à s’actualiser de façon imprévisible, et au regard desquelles ils se sentaient mal armés malgré le développement des outils que leur intelligence les conduisait à inventer. Les mythes qu’ils ont alors élaborés pour essayer de leur donner un sens les ont amenés à y voir les manifestations d’un arrière-monde peuplé de créatures prodigieuses, présumées présider à l’ordre des réalités terrestres, donc au destin des individus et au sort supposé les attendre après la mort. Consignant la façon dont ils essayaient de justifier, d’amadouer ou, au contraire, de tenir à bonne distance la présence, perçue souvent comme lourde de menaces, des insondables mystères auxquels ils étaient confrontés, ces grands récits ont eu pour effet d’assortir la nature d’un double virtuel, occupant une place prépondérante dans le champ des représentations collectives et la psyché des individus.

En outre, à mesure que leur situation leur a permis de relâcher la pression imposée par l’impératif de pourvoir à leur survie et qu’ils ont pu alors s’enhardir à user plus gratuitement de leurs facultés cérébrales, les hommes ont commencé à échafauder des constructions intellectuelles ou imaginaires répondant à leur besoin inné de se fabriquer un monde qui leur soit propre. Forgé dans le creuset fécond de leur esprit, procédant de leur curiosité, de leur vécu objectif comme de leurs expériences intérieures, s’est constitué un univers agrégeant des histoires inventées, des œuvres d’art dévoilant des figures inédites ou des idées abstraites ne se référant pas nécessairement au réel. C’est ainsi qu’une autre strate, participant d’un registre purement fictionnel, s’est incorporée au capital d’informations accumulé par les générations successives, capital dont la transmission sert précisément à informer l’animal humain pour le faire advenir à son humanité.

  • De la fonction matricielle du virtuel

Secrété dans ses différentes dimensions par les hommes au fil de leur évolution, ce patrimoine collectif où, selon les particularités propres à chaque culture, sédimentent les traces conservées de l’aventure immémoriale dans laquelle ils sont engagés, constitue donc la structure d’étaiement du monde qu’ils édifient en réponse à l’injonction mystérieuse qui les pousse à s’élever au-dessus de leur condition naturelle. En cela, il s’offre à chaque individu comme le terreau nourricier dans lequel, au gré des circonstances qui l’amènent à s’y raccorder et à en capter la substance, il va puiser la matière de son humanisation et, en l’intériorisant, pouvoir ainsi actualiser les potentialités inhérentes à son essence.

Qu’elle s’inscrive dans l’étoffe immatérielle du langage ou qu’elle ressortisse à des objets tangibles qui en véhiculent des données, la présence référentielle de cet héritage s’est déployée jusqu’il y a peu selon des modalités sur lesquelles les hommes n’avaient guère de prise, sinon pour y introduire des formes ou des idées inédites dont, parfois, la convergence de propos et la puissance transformatrice parvenaient à emporter ce qu’il est convenu d’appeler un changement de paradigme – autrement dit l’émergence d’un nouveau regard sur le monde enclenchant, dans les zones de peuplement concernées, une inflexion de la trajectoire suivie par le processus civilisateur.

Pour autant, malgré les déterminations que les hommes n’avaient pas l’heur de choisir et la rigidité du dogmatisme qui en a souvent marqué les principes structurants, cet héritage culturel n’en demeurait pas moins articulé à une grammaire de la transcendance ayant pour effet d’y conférer une place souveraine au registre du symbolique, traduisant l’inscription dans sa texture de la présence indéfectible d’une insondable altérité. Quelle qu’en soit la forme, cet englobant virtuel ne manquait donc jamais de renvoyer à un Au-delà inaccessible, qui avait pour effet de garder constamment à vif le manque auquel les hommes sont confrontés.

  • Du virtuel progressivement désenchanté

Le virage pris par les sociétés occidentales avec le développement accéléré des sciences et des techniques, dont a résulté l’essor de l’économie industrielle, a amorcé un profond changement de l’usage que les hommes faisaient du capital virtuel qui leur servait de matrice existentielle.

Dans un premier temps, l’assurance croissante qu’ils ont retirée du constat des progrès dont ils étaient les auteurs les a amenés à se défaire de leurs craintes à l’endroit des puissances mystérieuses qui leur semblaient tangenter le monde connu, ce qui les a conduits à circonscrire le contenu de ce capital à des données d’origine exclusivement humaine. Et c’est ainsi qu’à la place longtemps occupée par l’Au-delà et ses énigmes sont venues se substituer les constructions imaginaires pseudo scientifiques que constituaient les grandes idéologies, dont les effets funestes ont marqué l’histoire du xxe siècle.

En réaction aux drames qui en ont résulté, la défiance à l’endroit de toute projection du devenir collectif fondée sur la représentation d’une certaine idée de l’homme a entraîné les sociétés occidentales à ne plus accepter comme horizon de leur développement que le seul produit de leur affairement avec la matérialité du réel – ce qui revenait à consacrer la primauté de l’activité économique adossée à la recherche scientifique et à l’innovation technologique sur toute perspective alternative de donner un sens au destin commun. Et ceci d’autant plus aisément qu’en raison de la maîtrise toujours accrue qu’ils se sont sentis acquérir sur le réel, les Occidentaux en sont arrivés à considérer celui-ci à la fois comme un champ susceptible de dévoiler progressivement tous ses mystères, et comme un réservoir de ressources totalement disponibles qu’il leur était possible de dominer et d’exploiter à leur profit sans être tenus d’observer aucune limite.

C’est dans ce contexte qu’a fait irruption la révolution numérique, dont il apparaît de plus en plus qu’elle est grosse d’une transformation radicale du rapport qui lie les êtres humains au capital où viennent s’amalgamer les fruits de leurs apprentissages du monde, les savoirs que leur inextinguible curiosité les pousse à conquérir et l’infinie richesse des productions qui rendent témoignage de ce qu’ils sont.

  • Du virtuel massivement numérisé

Jusqu’alors, l’humus civilisateur, certes constamment enrichi par les générations successives, demeurait virtuellement à la disposition des hommes comme un environnement dans lequel ils baignaient et qui leur fournissait la substance de leur construction subjective, soit par la transmission immédiate d’éléments facilement appréhendables dans le cadre de leurs rapports usuels avec les êtres et les choses, soit comme prix de l’effort requis pour accéder à ses composantes les plus élaborées. Mais avec l’entreprise de numérisation massive qu’a permis d’engager le développement des technologies ad hoc et, récemment, les progrès rapides de l’intelligence artificielle qui ne cessent d’amplifier les capacités de maniement des données ainsi recueillies, les termes de cette relation semblent être en passe de s’inverser complètement.

Déjà, tout ce qui, jadis, n’était accessible qu’à la condition de se donner la peine de le rechercher, en ayant souvent à se déplacer pour en appréhender la réalité concrète ou en exploiter le support, est désormais en mesure de surgir sur un écran multimédia moyennant la manipulation aisée de quelques touches. De la sorte, non seulement le monde réel tel qu’il est donné aux hommes de pouvoir le rencontrer, mais également une part toujours croissante du soubassement matriciel qui régit leur façon d’habiter la Terre deviennent totalement et continûment disponibles sur des machines s’apparentant de plus en plus à des capteurs prothétiques, qui les restituent à la demande de façon quasi instantanée.

Mais cette évolution va en réalité beaucoup plus loin. Car il ne s’agit plus seulement d’enregistrer dans la mémoire numérique l’intégralité des données textuelles, visuelles ou sonores qui s’y prêtent aisément et de constituer ainsi une sorte de médiathèque universelle du monde, mais de pouvoir saisir au plus près, c’est-à-dire au plus intime, les ressorts de l’expérience humaine, afin de pouvoir l’anticiper et même de la prescrire de façon mécanique.

Même si dans certaines de ses dimensions comme le langage, les règles élémentaires de la vie humaine ou les savoirs intériorisés par les individus, il faisait corps à leur insu avec ces derniers, le capital des traces mémorisées de l’aventure humaine relevait encore récemment d’une opération implicite de mise en réserve de ses données constitutives. Il se présentait comme une mine de potentialités dont il fallait extraire des matériaux attendant dans une sorte de disponibilité passive que l’on s’en saisisse. Or, avec le développement contemporain des algorithmes numériques, cette passivité se métamorphose en puissance agissante, grâce à quoi l’être humain devient à son tour une mine livrée à l’exploitation de la sphère du virtuel, un matériau présumé disponible que cette dernière tend à coloniser pour lui imposer subrepticement son ordre et y assujettir une part toujours croissante de son existence.

Il importe néanmoins de souligner que ce n’est pas le renforcement inédit des capacités offertes par les technologies numériques à des régimes politiques de nature despotique pour exercer un contrôle toujours plus étroit sur leurs populations qui est ici visé en priorité. En effet, cette perspective ne relève jamais de la poursuite d’une tendance récurrente de l’histoire humaine consistant, pour ceux qui tiennent les rênes du pouvoir, à emprunter aux derniers progrès de la technique les outils leur servant à perfectionner sciemment les conditions de leur domination. Et si l’on doit évidemment déplorer de telles pratiques, il n’en reste pas moins qu’elles laissent subsister – il s’agit là d’une donnée majeure – l’imputabilité de leurs conséquences à des êtres humains dûment identifiables, lesquels donnent une prise tangible aux ressentiments ou aux haines qu’ils suscitent et demeurent donc toujours susceptibles d’avoir à répondre de leurs agissements le jour où les peuples qu’ils asservissent entendent se débarrasser de leurs chaînes.

Quitte à s’autoriser un raccourci facile, ce n’est donc pas tant le réveil du règne de « Big Brother » qu’il faut craindre – même si celui-ci n’est en rien acceptable – que l’avènement de l’empire impersonnel de « Big Data », dont l’ombre commence à recouvrir les sociétés contemporaines. Car on ne peut s’empêcher de concevoir que le basculement en passe de s’opérer au profit du cybermonde virtuel comporte bel et bien le risque de faire de celui-ci le foyer anonyme d’une inextricable domination universelle, génératrice d’une régression anthropologique majeure.

  • Du virtuel en phase d’absorption du réel

Tant que le patrimoine référentiel de l’humanité ne pouvait s’enrichir ou se transmettre sans médiation humaine – avec ce que cela implique d’empirique, d’imparfait et de toujours ouvert –, la retenue dont était assortie sa présence diffuse laissait aux individus un espace multidimensionnel de jeu leur permettant de se confronter au manque qui leur est intrinsèque, donc d’émerger à leur condition de sujet en puisant précisément dans ce patrimoine, avec l’aide de leurs semblables, les ressorts symboliques appropriés. Or c’est justement à combler le plus possible cet espace que s’emploient les développements contemporains du monde virtuel, en se proposant de satisfaire toute forme d’envie de façon instantanée, voire même avant qu’elle n’ait pu s’exprimer, et de répondre ainsi au moindre mouvement intérieur procédant de ce manque. De fait, ce sont bien à des algorithmes qu’est désormais confié le soin de saturer les envies humaines, sans pour autant que l’on songe à mesurer les conséquences d’un fonctionnement dont on constate, sans guère s’en offusquer, qu’il reste à ce jour assimilable à celui d’une « boîte noire ».

Certes, dans un premier temps, ces algorithmes ont essentiellement une fonction publicitaire, qui a pour objectif de cibler très précisément le profil de ses destinataires afin de leur faire acquérir des biens matériels, des productions culturelles ou des services, ou encore d’influer sur leur opinion. De ce fait, reposant sur la modélisation des habitudes qu’ils ont compilées, ils tendent plutôt à enfermer les individus dans le confort de ce qui leur est familier, les entraînant à se replier sur eux-mêmes au lieu de leur ouvrir des horizons les incitant, à l’instar des mouvements intempestifs de la vie, à se frotter à l’inconnu ou à la négativité de l’altérité susceptibles de les inciter à évoluer. Toutefois, à ce stade, ils ne sont que des outils sophistiqués d’intermédiation de productions relevant d’une origine humaine, dont certaines, procédant d’un véritable travail d’auteur, peuvent être porteuses de signifiants susceptibles d’interpeller les esprits et de donner à penser.

Mais l’on ne peut s’empêcher de songer que, dans l’esprit de leurs concepteurs, les orientations prises par les développements en cours de l’intelligence artificielle devraient conduire à faire de celle-ci le creuset central de la métabolisation du réel et des expériences humaines, et à lui abandonner l’essentiel du processus par lequel s’opère l’enrichissement continu du substrat où se récapitulent les acquis civilisateurs de l’humanité.

D’abord, à travers l’extraction et la compilation massives des données du réel aux fins de mettre le cybermonde en mesure d’en dupliquer le fonctionnement, il semble entendu que les outils d’aide à la décision, fonction jusqu’alors dévolue aux systèmes d’information, ont vocation à se transmuer en dispositifs générateurs, de façon autonome et directe, de choix ou de prescriptions s’imposant aux individus, et à se substituer ainsi à l’intervention humaine que semblent disqualifier ses limites intellectuelles et sa faillibilité. Grâce à quoi, les hommes pourront se trouver soulagés de la peine d’avoir à puiser dans les tréfonds de leur être pour juger par eux-mêmes de situations complexes, et prendre des décisions qui engagent leurs semblables, avec ce que cela comporte en termes de doutes ou d’anxiété, tandis que leur sera épargnée la nécessité, qui en est l’inéluctable contrepartie, d’avoir à endosser la responsabilité de leurs propos ou de leurs actes vis-à-vis d’autrui. Et, comme prix à payer pour l’avènement d’un monde où l’entremise des machines « intelligentes » deviendra le mode dominant des interactions avec le réel, le contact avec des personnes à qui s’adresser sera réduit à la portion congrue, limitant d’autant les possibilités de contestation trouvant une écoute, l’expression croisée des antagonismes et les jeux de la négociation dialectique par le moyen desquels s’opère la circulation efficace de la parole qui permet aux hommes de se construire.

Ensuite, à travers cet autre volet des progrès de l’intelligence artificielle visant à rendre les machines capables de rédiger des textes élaborés et, plus généralement, de créer des œuvres singulières en maniant les différents langages idoines, ce sont les registres de l’imaginaire et du symbolique, propres au genre humain, que l’on prétend désormais enrôler dans le champ du numérique. Or, reposant de facto sur l’étrange postulat selon lequel l’inventivité humaine procède d’une activité de nature purement calculatoire, cette perspective conduit à faire litière du rapport primordial à l’énigme irreprésentable de l’altérité, qui fonde et qui entretient le mouvement de subjectivisation de l’animal humain, et dont le toucher subtil nourrit l’inspiration des hommes qui, d’une manière ou d’une autre dans l’histoire collective aussi bien que dans la vie quotidienne, font véritablement œuvre créatrice d’auteur.

Dans ces conditions, sauf à fantasmer l’existence de machines capables d’appréhender l’inattendu, l’ineffable ou l’imparlé, il y a lieu de craindre que, pour ne déboucher que sur des variations répétitives de productions nécessairement formatées, y compris dans ce qu’elles paraîtront avoir de surprenant au premier abord, le mouvement visant à répliquer l’inventivité singulière de l’esprit humain finisse par se refermer sur lui-même et à emporter dans son sillage un appauvrissement progressif des esprits qui croiront pouvoir s’en nourrir.

  • Du virtuel générateur d’un retour violent du réel

Enfin, à travers l’irruption récente du concept de « métavers » et des développements qu’il augure, c’est la perspective d’opérer un transfert de pans entiers de l’activité humaine dans un virtuel numérisé qui est à l’ordre du jour. Quoi de plus tentant, à première vue, que de parvenir à abolir les contraintes et les résistances du réel pour permettre de vivre un maximum d’expériences dans un contexte où celles-ci peuvent se dérouler sur un mode régi par un principe de fluidité quasi absolue ? À ceci près qu’il faut quand même observer qu’une telle projection ne manque pas de faire écho à l’éternel fantasme de toute-puissance imaginaire qui habite l’être humain. Et c’est précisément de cette illusion que l’humus civilisateur a pour objet de prévenir les dangers mortifères, en dotant les individus de repères qui les aident à demeurer ancrés dans l’ordre des réalités auquel non seulement les voue leur condition terrestre, mais dont les pesanteurs et les limitations constituent autant d’invitations à se dépasser, donc à se grandir en humanité.

Dès lors, parce qu’elle se propose de jouer sur l’attrait extrêmement puissant que représente la possibilité de se déporter dans des univers affranchis des obstacles du réel – sans mesurer le prix à payer en termes d’aliénation des données relevant de l’intimité des personnes –, la nouvelle strate d’évolution qui se profile pourrait encore amplifier la levée du refoulement des pulsions dont on constate aujourd’hui qu’elle est l’une des conséquences majeures du fonctionnement des réseaux sociaux. À cet égard, il convient de rappeler que, nolens volens, les êtres humains doivent à leur incessant corps à corps avec le réel, donc aux hiatus, aux frictions et aux heurts qui en résultent, d’être constamment sollicités de mobiliser aussi bien leur intelligence rationnelle que leur imaginaire aux fins d’agencer un monde leur permettant de tenir le plus possible en lisière la violence intrinsèque de la nature, y compris celle dont ils sont capables entre eux, de la même manière qu’ils lui sont redevables de l’extraordinaire inventivité des réponses qu’ils adressent à la convocation d’un destin qui leur enjoint de ne pas limiter leur existence au seul objectif de survie pérenne de l’espèce auquel sont cantonnées les autres créatures du règne animal.

Aussi, plus vont se développer les environnements numériques virtuels, dont le pouvoir de séduction aura pour effet croissant de river les hommes à des pratiques déconnectées de la rugosité mais aussi de la texture vibrante du réel, plus risque de se déliter la dimension foncièrement charnelle qui conditionne la transmission effective et la puissance structurante du capital symbolique où se déposent tant les acquis de l’expérience que les hommes font du réel que les trésors témoignant de la créativité dont ils font preuve pour en extraire de quoi modeler des œuvres de l’esprit, essayer de lui donner du sens et ainsi parvenir à transcender l’indifférence mutique dans lequel il se tient à leur endroit.

Autrement dit, il semble que ces nouvelles évolutions portent en elles la forclusion progressive d’une fraction grandissante du réel, et ceci sous couvert de sa transposition dans des univers qui sont supposés le dupliquer, non sans lui retirer au passage, parce qu’elle échappe à la saisie par le calcul et les algorithmes, l’irreprésentable dimension d’être qui lui confère sa consistance intrinsèque. Elles reviennent de la sorte à laisser accroire aux hommes la possibilité de ne plus avoir à assumer les limitations inhérentes à leur inscription dans un corps qui les enracine dans les réalités du monde. Car, quoi qu’il en soit, celui-ci demeure l’indéfectible support sur lequel a vocation à s’imprimer peu à peu le chiffre d’une humanité qui se construit essentiellement à travers l’engagement quotidien des individus dans le jeu des rencontres, où chacun prend le risque de s’exposer à l’épreuve concrète d’une confrontation potentiellement violente, mais dont ressort au bout du compte le registre instituant du symbolique qui préside à l’avènement des sociétés civilisées.

Aussi est-on fondé à craindre qu’en contrepartie de la désertion progressive du réel à laquelle pourrait conduire l’utilisation massive des dernières innovations en cours de développement, celui-ci revienne paradoxalement se rappeler avec force à l’attention des hommes. Car il est loisible de penser que leur abandon croissant aux miroitements d’un monde ouvert à l’expression illimitée de l’agir pulsionnel et à la voracité de sa quête de consommation immédiate devrait entraîner une régression accrue du substrat anthropologique qu’ils ont patiemment façonné pour se protéger de la sauvagerie de l’état de nature et pour s’employer à vivre ensemble en construisant un monde qu’ils tendent, vaille que vaille, à rendre propice à l’affirmation du meilleur de leur humanité.

Dès lors, la perspective d’une absorption encore amplifiée de l’expérience humaine par l’univers du virtuel numérique pourrait bien avoir pour pendant une déstructuration accrue de ce qui continuera pourtant de demeurer la réalité dans laquelle baigne encore l’existence de la plupart des hommes, pavant ainsi le chemin au retour protéiforme de la violence inhérente à la restauration du primat des pulsions à laquelle elle aura en définitive puissamment concouru.

Il n’est pas contestable qu’au-delà des formidables commodités dont elle est porteuse, l’expansion foudroyante du monde virtuel numérisé revêt une dimension prométhéenne. Comme elle se nourrit de la propension des hommes à combler de façon aussi addictive qu’illusoire le manque qui les habite, son mouvement paraît irrépressible, d’autant que, par ailleurs, ses développements représentent désormais un facteur clé de la course à la puissance à laquelle se livrent les nations.

Il va donc falloir faire avec, non sans espérer que s’éveille suffisamment tôt la conscience des risques majeurs que cette numérisation sans limite du réel fait peser sur le destin existentiel de l’humanité. Car, comme le projettent les adeptes du phénomène de la singularité, ce n’est rien moins que la capacité des hommes à demeurer les acteurs de leur destin qui est mise en jeu par les progrès de la technologie. Il reste à voir si, malgré tout, l’intuition poétique de Friedrich Hölderlin  – « Mais aux lieux du péril croît/aussi ce qui sauve »1 – ne finira pas par prévaloir sur l’empire annoncé des machines. Mais dans quelles conditions et à quel prix ?

1 F. Hölderlin, Œuvres, édition publiée sous la direction de Ph. Jacottet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 867.

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