Les maréchaux de la Première Guerre mondiale sont au nombre de huit : Joffre, Foch, Pétain, Gallieni, Fayolle, Franchet d’Espèrey, Lyautey et Maunoury. Ils incarnent la victoire de 1918 et furent l’objet d’une extraordinaire glorification dans l’entre-deux-guerres. Chacun d’eux, à l’exception de Gallieni mort en 1916 et de Maunoury mort en 1923, a soutenu ou poussé vers la haute hiérarchie militaire un ou des « poulains » qui assumeront de hautes responsabilités au cours de la Seconde Guerre mondiale. Inflexions a jugé intéressant dans un numéro titré « S’élever » de s’interroger sur ce lien en questionnant Max Schiavon, docteur en histoire, ancien directeur de la recherche du Service historique de la défense, qui mène depuis plus de quinze ans des travaux sur les officiers généraux français, en particulier ceux qui ont occupé des postes à responsabilités durant les deux guerres mondiales.
Inflexions : En préambule, il semble nécessaire de confirmer que le sujet existe réellement et n’est pas simplement le fruit d’une lecture erronée de l’histoire. Aussi, pouvez-vous nous indiquer si vous considérez que la notion de filiation entre certains maréchaux de la Première Guerre mondiale et de grands commandeurs ou officiers prometteurs à l’approche de la Seconde est pertinente ?
Max Schiavon : Aucune hésitation : oui, cette notion est pertinente, et elle dépasse d’ailleurs le cadre d’une simple relation directe entre un maréchal et un ou plusieurs officiers qui lui sont attachés. Dans certains cas, il s’agit même d’une véritable généalogie dont la figure d’un maréchal est l’origine et dans laquelle se succèdent au moins deux générations d’officiers.
Il serait fastidieux de tous les citer ; cependant, en ne prenant en compte que les futurs généraux d’armée et de corps d’armée, il me semble important de mettre en lumière quelques grandes généalogies afin de montrer leur importance durant les trente ans qui séparent le début d’une guerre et la fin de l’autre, ainsi que la poursuite de cette influence dans les décennies qui ont suivi. Sans être exhaustif donc : le maréchal Joffre soutient le général Gamelin1 et dans une moindre mesure le général Blanchard2 ; Foch appuie directement Weygand3, qui lui-même va pousser Corap4, Georges5, Touzet du Vigier6, de Lattre7, Réquin8 et Doumenc9 ; à sa suite, Georges soutiendra notamment de Lattre et Koeltz10, et enfin de Lattre Salan11, Valluy12 et Linarès13 ; le maréchal Fayolle appuie les généraux Prételat14 et Olry15 tandis que Lyautey intervient au profit de Juin16, Guillaume17 et Georges ; Juin soutiendra ensuite Carpentier18 et Guillaume ; Pétain soutiendra Georges, Laure19, Héring20, Colson21, Réquin, Doumenc et bien sûr de Gaulle ; Franchet d’Espèrey Giraud22 appuiera Huntziger23...
Comme vous le voyez, ces filiations sont nombreuses, certains bénéficiant du soutien de plusieurs « maisons » tels Réquin, Doumenc ou Georges. Le fait de partager les mêmes idées politiques est un paramètre important dans ces relations, car de telles accointances facilitent sans aucun doute la bonne entente : Gamelin s’affiche comme « républicain », ce qui signifie à l’époque de gauche, à l’instar de Joffre, alors qu’Huntziger, lui, est d’opinion conservatrice/réactionnaire comme son mentor Franchet d’Espèrey. Et ils sont tous deux coloniaux, les affinités d’armes étant également importantes comme nous le verrons.
Toutefois, je pense que l’appréhension d’un sujet aussi complexe ne peut se limiter à une approche réductrice de ces filiations. D’autres facteurs permettent de comprendre de quels appuis ont bénéficié ces généraux et pourquoi ils ont atteint l’échelon sommital de la hiérarchie.
Inflexions : Vous voulez dire que ces liens ne sont que l’un des éléments à prendre en compte pour comprendre la promotion des futurs commandeurs de la période 1939-1945 ?
Max Schiavon : C’est bien cela. D’abord, il faut avoir en tête que tous ces officiers ont réussi un cursus assez homogène (peut-être trop !) : ils sont issus d’une grande école initiale, principalement Saint-Cyr ou Polytechnique, et ont été repérés d’emblée grâce à un classement de sortie favorable qui est repris longtemps après dans leurs notations d’officier subalterne. Ensuite, ils ont effectué trois temps de commandement, d’unité élémentaire, de groupe ou de bataillon, puis de chef de corps, dans lesquels ils se sont fait remarquer. Enfin, tous sont passés par l’École supérieure de guerre et le Centre des hautes études militaires (chem), ou au moins l’un des deux. L’avis porté sur eux dans ces deux institutions a joué un grand rôle et généralement confirmé leur trajectoire. Ce parcours a pour finalité de façonner l’homme et le soldat. Il s’agit de les mettre en situation de faire des expériences, de commettre des erreurs et de les corriger, de se faire leur propre opinion en profitant des séjours à l’École militaire pour améliorer leur réseau, mais surtout pour approfondir toujours plus leurs connaissances. Parallèlement, ils ont acquis de glorieux titres de guerre lors du premier conflit mondial ou aux toe, à l’exception de certains polytechniciens employés à l’arrière pour concevoir de l’armement novateur. Ces derniers seront quand même cités – et ce n’est que justice – pour préserver leur avenir.
Mais même un cursus quasi parfait ne suffit pas ; l’appui d’un « mentor » est presque toujours nécessaire pour dépasser le grade de général de corps d’armée et atteindre les sommets. Les futurs très grands chefs ont donc la chance, l’opportunité, d’ajouter un « élément déclencheur » qui va attirer l’attention sur eux et les faire identifier comme de très hauts potentiels : Gamelin se distingue en 1918 devant Noyon et au passage de la Vesle à la tête de la 9e di, Doumenc organise et dirige le service automobile de l’armée (entre cinquante et cent mille hommes), Laure s’empare de Notre-Dame-de-Lorette en 1915, Georges organise et réussit en 1918 la dépose du roi de Grèce jugé favorable aux Allemands puis confirme sa valeur en concevant le plan d’opération victorieux lors de la guerre du Rif, Huntziger imagine en premier le projet très audacieux d’attaque par la montagne qu’adoptera le général Franchet d’Espèrey et qui permettra de vaincre les troupes germano-austro-bulgares dans les Balkans… Les grands chefs se les attachent donc quasi immédiatement. Mais, répétons-le, ce n’est qu’un élément ultime qui vient compléter un processus de sélection et de distinction entamé dès le début de leur carrière.
Inflexions : Ce parrainage, qui complète la détection par une carrière militaire brillante, est-il propre à cette période particulière qui compte deux conflits majeurs en un quart de siècle ?
Max Schiavon : Absolument pas ! C’est une pratique ancienne. Les « maisons » des maréchaux et des princes existaient déjà sous l’Ancien Régime et ce système va perdurer jusqu’à la ive République. Après 1945, le Conseil supérieur de la guerre24 (csg), qui rassemble collégialement la haute hiérarchie, perdure mais n’a plus la même importance. Ses membres n’ont plus systématiquement leurs bureaux aux Invalides, ne sont plus désignés à la tête d’une armée en temps de guerre, ne disposent donc plus à ce titre d’un état-major. À la même époque, les cursus deviennent à la fois plus administratifs et internationaux avec les postes au sein de l’otan. En un mot, les fonctions tenues dans une carrière revêtent plus d’importance que la proximité avec un mentor. Dans une certaine mesure, les inspecteurs d’armes jouent alors le rôle d’accélérateur en se substituant à eux.
Je tiens toutefois à préciser que l’existence de « maisons » n’a rien d’anormal. Dans le privé, les dirigeants de grandes entreprises qui, à la différence de la fonction publique, ont toute latitude pour choisir leurs proches collaborateurs, cherchent à s’entourer de gens brillants. Parce que ce sont des « pointures intellectuelles » qui ont beaucoup réfléchi à leur mission, ils veillent à ne pas choisir des clones mais des personnes qui partagent leur vision du futur de l’entreprise qu’ils dirigent, des objectifs à atteindre, et aussi qui soient capables de relayer activement ordres et directives25. Ces pdg les préparent à occuper des emplois de plus en plus élevés, voire à les remplacer in fine. Car c’est l’un des rôles essentiels du chef, non écrit, de jauger ses subordonnés, de détecter les hauts potentiels, de les mettre en situation pour qu’ils confirment – dans quelques cas infirment – leur aptitude, puis de les promouvoir. C’est donc une démarche de « salubrité organisationnelle » d’avoir dans son entourage des personnes compétentes, dévouées et proactives. Il ne faut pas voir du mal là où il n’y en a pas.
Dans l’armée française de l’époque qui nous intéresse, il est admis par tous qu’un général puisse pousser un ou plusieurs poulains, à condition d’avoir des arguments solides. Comme évoqué pour le monde de l’entreprise, cette démarche présente un intérêt mutuel. D’un côté les parrains y trouvent des idées et parfois compensent leurs lacunes : Joffre, conscient qu’il n’a aucune imagination, s’entoure de personnes qui sont des boîtes à idées proposant constamment des options, des choses nouvelles26 ; Foch, brouillon dans son expression, charge Weygand de mettre en ordre sa pensée pour la rendre intelligible ; Franchet d’Espèrey, fonceur dans l’âme, a besoin de collaborateurs capables de mettre en musique ses ordres lapidaires afin qu’ils soient applicables par ses subordonnés. De l’autre, les parrainés, en se faisant des relais actifs des décisions ou de la pensée de leur parrain, reçoivent en retour une excellente notation et des affectations de choix. C’est ainsi que tous les officiers qui entourent Weygand entre 1931 et 1935 (Corap, de Lattre, Laffargue27, Molinié28, Brown de Colstoun29...) accéderont au généralat. Weygand les a choisis sur dossier ou recommandation car ils étaient déjà tous remarquablement notés, les a jaugés puis fortement appuyés en retour de leur service.
Soulignons que la franc-maçonnerie est aussi indéniablement un accélérateur de carrière pour certains. En effet, les dirigeants radicaux-socialistes qui gouvernent la France sous la iiie République, en grande partie francs-maçons, sont en manque d’officiers partageant leurs idées. Comme la méfiance reste de mise envers l’armée, qu’une crainte sourde demeure, lorsqu’ils en découvrent un ouvertement de gauche et/ou franc-maçon, ils ont une nette tendance à le favoriser, à lui confier des commandements ou des postes sensibles : la 10e division d’infanterie à Paris, la région de Paris, le commandement du Palais-Bourbon, l’inspection de l’infanterie... On peut ainsi citer le général Billotte30, appuyé notamment par Camille Chautemps, ou les généraux Bourret31, Garchery32 et Freydenberg33 poussés par Daladier. Ceux-ci, de leur côté, ne cachent pas leurs opinions progressistes et recherchent des appuis politiques pour contrer leurs « camarades » étiquetés conservateurs. À droite les exemples sont beaucoup plus rares, le plus connu étant celui du colonel de Gaulle soutenu par Paul Reynaud.
Inflexions : Du côté des parrainés, l’arrivisme est-il un moteur important et le soutien acquis peut-il entraîner une certaine suffisance ?
Max Schiavon : On a dit des « jeunes Turcs » entourant Joffre entre 1914 et 1916 qu’ils échangeaient de l’intelligence contre de l’avancement. C’est une constatation a posteriori, c’est-à-dire après l’expérience. Répétons-le : ils étaient tous très brillants avant d’occuper ces postes près du généralissime et paient d’exemple lorsqu’ils retournent en corps de troupe – de Galbert34 et Bel35 meurent pour la France. Ils ont été fortement critiqués, souvent à juste titre, car ils ont manqué de modestie, se sont montrés trop sûrs d’eux, ont porté des jugements péremptoires, en particulier à l’été 1914, qui ont entraîné des limogeages parfois injustifiés. Plus tard, leurs successeurs auprès d’autres chefs n’oublieront plus leur place dans la hiérarchie et, sans prendre des pincettes pour autant, se montreront plus mesurés.
En fait, et sans naïveté aucune, on constate que la plupart de ces jeunes officiers patriotes ont la volonté de servir un grand chef dans l’intérêt du pays. Raisonnablement ambitieux, ils ne veulent surtout pas être sous-employés dans un poste de moindre intérêt qui n’exige pas une supériorité intellectuelle marquée. En un mot, ils veulent faire des choses intéressantes à un haut niveau.
Ils savent aussi, parce que le système est ainsi fait, qu’ils doivent « servir la soupe à un grand chef » (l’expression est triviale, mais c’est celle qui était employée à l’époque), c’est-à-dire se faire connaître pour être placé sur la trajectoire qui les mènera aux plus hauts postes. S’ils sont pour certains courtisans – de Lattre en est un bon exemple –, ils ne se « prostituent » pas pour autant. Ils sont conscients de leur valeur et, répétons-le, cherchent à être employés selon leurs capacités. Ajoutons que l’admiration pour leur mentor est réelle, sans hypocrisie. D’ailleurs, tous défendront la mémoire de leur chef, à l’exception notoire et explicable du général de Gaulle envers le maréchal Pétain. Pour terminer, il convient aussi d’observer un phénomène très intéressant : au contact du grand chef qu’ils côtoient, ils apprennent beaucoup, se forment et progressent. Il y a donc un effet Pygmalion.
Inflexions : Compte tenu du grand nombre de maréchaux et de généraux impliqués, ce parrainage tourne-t-il parfois à la lutte d’influence ou à l’opposition entre chapelles au détriment du bon fonctionnement des armées ?
Max Schiavon : Ce n’est généralement pas le cas. Les parrains, membres du csg, ont besoin les uns des autres pour promouvoir leurs poulains. Leur rivalité, si elle existe, conduit parfois à des remarques assassines, mais demeure parfaitement sous contrôle. Il faut savoir que les auditeurs du chem classés parmi les meilleurs rejoignaient systématiquement l’état-major d’un membre du csg. Ils y croisaient tout ce qui comptait ou allait compter durant les quinze années suivantes. Tous ces généraux et leurs collaborateurs directs (soixante-dix personnes environ) travaillaient en temps de paix au 4 bis boulevard des Invalides ; ils se rencontraient, prenaient souvent leur repas ensemble... Des liens, et aussi quelques inimitiés, se nouaient ainsi, facilitant les relations. Bien sûr ils adoptaient la plupart du temps les positions de leurs chefs respectifs, mais cela sans incidence sur le bon fonctionnement des armées.
Au demeurant, les affrontements et les oppositions au sein du csg ont été exagérés. Foch et Pétain se sont opposés à propos de la doctrine au début des années 1920, mais Foch perd tout pouvoir très rapidement pour des raisons politiques : les dirigeants n’aiment pas ce Cassandre qui annonce que la paix sera de courte durée. Pétain et Lyautey sont sur des lignes différentes lors de la guerre du Rif mais se réconcilient en 1932 lors d’une réunion du csg au cours de laquelle le ministre Daladier annonce vouloir réduire drastiquement les effectifs. En réalité, il n’y a pas réellement de concurrence, car Pétain demeure le chef incontesté de l’armée jusqu’en 1931. Il choisit Buat36 et Debeney37 comme chefs d’état-major général de l’armée, et imprime nettement sa marque, notamment, nous venons de le dire, en matière de doctrine mais aussi, bien sûr, d’avancement. Après 1931, il laisse ses successeurs, Weygand puis Gamelin, agir à leur guise et n’assiste qu’exceptionnellement aux séances du csg. Après 1933, il se fait représenter par son chef d’état-major qui écoute, rapporte ce qu’il s’est dit, mais n’intervient pas lors des débats. Il n’en a d’ailleurs pas la prérogative.
Enfin, observons que l’importance du csg diminue entre 1919 et 1939. À partir de 1936, il n’est d’ailleurs quasiment plus réuni. Il n’a plus le poids que certains lui prêtent encore. Certes c’est le Graal d’y entrer, car cela signifie l’obtention d’une cinquième étoile et une limite d’âge de soixante-cinq voire de soixante-huit ans pour le vice-président. Mais à la lecture des comptes rendus de réunions, les questions traitées laissent dubitatif. Par exemple, il faut plusieurs mois aux généraux réunis pour décider si les sections de chars comprendront trois ou quatre engins ! En réalité, entre 1919 et 1939, au fil des ans, on est passé de questions de haute stratégie à des dossiers tactiques.
Pour revenir à votre interrogation, on peut donc affirmer qu’au sein du csg chacun se jauge, et que les états-majors sont fidèles à leurs chefs et à leurs idées, mais aussi que les tensions existantes demeurent feutrées et sans incidence négative sur le fonctionnement des armées.
Inflexions : Pour conclure, à l’aune de l’importance de la relation entre parrains et parrainés, peut-on dire que ces relations ont eu une influence sur le sort des armes en 1940 ?
Max Schiavon : Je ne le crois pas. Il faut sans doute plutôt s’interroger sur le cursus de sélection, sur la façon de mesurer la valeur du haut-commandement d’un pays, d’une armée en temps de paix – c’est encore vrai aujourd’hui –, mais la filiation que nous avons évoquée ne me paraît pas pertinente pour expliquer le désastre de 1940. Le mode de gestion et de sélection du corps des officiers généraux décrit précédemment est une constante du xxe siècle. L’armée d’armistice utilise les mêmes critères de promotion qu’auparavant, et l’armée de la Libération également. S’il y a quelques changements, on ne les retrouve qu’à la marge en termes de promotion et d’accès aux postes du plus haut niveau. Les généraux promus répondent donc aux critères d’évaluation connus38.
Je reviens sur un point important. Alors que l’on juge généralement de la force d’une armée par son nombre de chars, d’avions de combat, de frégates, de sous-marins, il serait selon moi judicieux de pouvoir mesurer la capacité du haut-commandement car, comme le disait Talleyrand, repris plus tard légèrement différemment par le général MacArthur, « je crains plus une armée de cent moutons commandée par un lion qu’une armée de cent lions commandée par un mouton ». À l’instar du courage intellectuel, assez difficile à discerner, j’avoue qu’il est très compliqué de déterminer des indicateurs pour mesurer la qualité du haut-commandement. Ce sujet est récurrent dans l’histoire des armées en temps de paix. Cependant, la nation qui parviendra à trouver la solution disposera d’un avantage sans doute déterminant face à des ennemis potentiels. Il y a là, assurément, un sujet à creuser.
La guerre est à la fois une science et un art où le caractère, la volonté et l’expérience sont essentiels. Les généraux de 1940 ont souvent commandé auparavant des unités d’élite (régiments, divisions) qui « tournent toutes seules » sans que la personne du chef ne soit essentielle à la réussite. De toute évidence, ils n’ont pas assez été mis en situation de prendre des risques avant la Seconde Guerre mondiale. Aussi ont-ils perdu une part de leur aptitude à en prendre. De plus, les chefs militaires de 1940 ne font que refléter l’affaiblissement général de la nation entre les deux guerres, surtout après 1932. Indéniablement, les vingt-cinq grands chefs de 1943-1945 ont davantage de caractère que ceux de 1940, car ils ont pris davantage de risques, y compris avant 1940, comme le montre l’étude de leurs parcours (et de leurs notations). Le cas du général Ingold39 est parlant : parfois peu apprécié de ses chefs en raison de son caractère et de son franc-parler avant-guerre, il se révèle un maillon essentiel des succès militaires de la France libre. Pas de manichéisme toutefois : plusieurs généraux ont combattu aux deux époques et dans la Résistance (Juin, de Lattre, Delestraint40, Frère41, Verneau42...), preuve que, malgré tout, le caractère n’était pas absent en 1940.
La filiation que nous avons décrite n’est donc pas pour moi la cause de la déroute de 1940. Si certaines oppositions au csg ont diminué les capacités de l’armée, retardé l’acquisition de nouveaux matériels ou freiné l’adoption de nouvelles règles d’emploi, c’est beaucoup plus à cause de querelles entre les armes que du fait d’« écuries ». C’est en fait l’autonomie, l’indépendance, la puissance de chaque arme qui ralentit le plus les décisions. Chacun cherche à conserver son pouvoir, les nominations au sein de son arme, un budget le plus important possible. Il a manqué une volonté de penser interarmes, comme d’ailleurs il a manqué une volonté de penser interarmées. Dans ce cadre, les luttes entre l’infanterie et l’artillerie sont celles qui pénalisent le plus l’armée dans l’entre-deux-guerres. La création de l’armée de l’air, à budget constant et en pleine crise financière mondiale (1933), augmente encore les tensions.
Plus que les écuries de maréchaux, ce sont les conformismes – les généraux de 1940 n’ont pas assez douté de leurs choix en matière doctrinale et pensé la guerre à venir – et les oppositions d’armes qui ont, parmi beaucoup d’autres causes, conduit à la défaite de 1940. Une pensée créatrice, j’allais presque dire débridée, est absolument nécessaire pour anticiper, faire des choix en connaissance de cause et ainsi assurer la sécurité de la nation. Enfin, si les « maisons » ont disparu comme nous l’avons dit précédemment, des « chapelles » existent toujours aujourd’hui ; leur influence doit être questionnée afin d’améliorer l’organisation, le fonctionnement et l’efficacité des armées.
1 Saint-cyrien, fantassin, généralissime en 1940. Nous n’indiquons ici que les origines et les postes illustrant l’importance de ces officiers dans la hiérarchie militaire.
2 Polytechnicien, artilleur, commandant la 1re armée en 1940.
3 Saint-cyrien, cavalier, inspecteur général et vice-président du csg de 1931 à 1935, commandant le théâtre d’opérations de Méditerranée orientale (tomo) en 1940 avant d’être nommé généralissime le 19 mai 1940.
4 Saint-cyrien, fantassin, commandant la 9e armée en 1940.
5 Saint-cyrien, fantassin, commandant le théâtre d’opérations du Nord-Est (tone) en 1940.
6 Saint-cyrien, cavalier, commandant la 1re db dans la 1re armée en 1944-1945, puis chef d’état-major de l’armée en 1945.
7 Saint-cyrien, cavalier puis fantassin, commandant la 1re armée en 1944-1945, maréchal de France en 1952.
8 Saint-cyrien, fantassin, commandant la 4e armée en 1940.
9 Polytechnicien, artilleur, major général du Grand Quartier général (gqg) en 1940.
10 Saint-cyrien, fantassin, aide-major général au gqg en 1940, adjoint du commandant en chef des forces françaises en Allemagne en 1945.
11 Saint-cyrien, marsouin, commandant la 9e dic puis la 14e di en 1944-1945, gouverneur militaire de Paris en 1959.
12 Saint-cyrien, marsouin, chef d’état-major de la 1re armée en 1944 puis commandant de la 9e dic, commandant en chef Centre-Europe de l’otan en 1956.
13 Saint-cyrien, fantassin, chef d’état-major de la 1re armée en 1944 puis commandant de la 2e dim, inspecteur général de l’infanterie en 1953.
14 Saint-cyrien, fantassin, commandant le 2e groupe d’armées en 1940.
15 Polytechnicien, artilleur, commandant l’armée des Alpes en 1940.
16 Saint-cyrien, fantassin, commandant le Corps expéditionnaire français en Italie en 1943, puis chef d’état-major de la Défense nationale et maréchal de France en 1952.
17 Saint-cyrien, fantassin, commandant la 3e dia dans la 1re armée en 1944-1945, puis chef d’état-major des armées et président du comité militaire de l’otan en 1954.
18 Saint-cyrien, fantassin, commandant la 2e dim dans la 1re armée, puis commandant des forces terrestres alliées Centre-Europe de l’otan en 1952.
19 Saint-cyrien, fantassin, commandant le 9e corps d’armée puis la 8e armée en 1940.
20 Polytechnicien, artilleur, gouverneur militaire de Paris en 1940.
21 Polytechnicien, sapeur, chef d’état-major de l’armée de l’intérieur en 1940.
22 Saint-cyrien, fantassin, commandant la 7e armée en 1940.
23 Saint-cyrien, marsouin, commandant la 2e armée en 1940.
24 Le csg réunit les douze généraux d’armée, commandants désignés d’un groupe d’armées ou d’une armée en temps de guerre ; les maréchaux de France y siègent de droit. Il est présidé par le ministre de la Guerre. Son vice-président est le généralissime désigné.
25 Même dans une organisation comme l’armée dont la discipline est l’un des facteurs de puissance, relayer les ordres, vérifier leur exécution est une nécessité, sachant que l’inertie s’avère pire qu’un refus frontal.
26 Ce sont les « jeunes Turcs » de Joffre.
27 Saint-cyrien, fantassin, général de corps d’armée.
28 Saint-cyrien, fantassin, général de division.
29 Saint-cyrien, cavalier, général de division.
30 Saint-cyrien, marsouin, commandant le 1er groupe d’armée en 1940.
31 Saint-maixentais, fantassin, commandant la 5e armée en 1940.
32 Saint-cyrien, fantassin, commandant la 8e armée en 1940.
33 Saint-cyrien, marsouin, commandant le corps d’armée colonial en 1940.
34 Saint-cyrien, fantassin, chef de bataillon, tué le 13 septembre 1916 dans la Somme à la tête du 27e bataillon de chasseurs alpins.
35 Saint-cyrien, fantassin, colonel, tué le 13 décembre 1917 à Cerniezza (Italie) à la tête du 5e groupe de chasseurs.
36 Polytechnicien, artilleur, chef d’état-major général de l’armée de janvier 1920 à janvier 1924.
37 Saint-cyrien, fantassin, chef d’état-major général de l’armée de janvier 1924 à janvier 1930.
38 Les principales exceptions à ce constat sont le maréchal Leclerc et le général Koenig, qui passent de capitaine à général de brigade entre juin 1940 et l’été 1941.
39 Saint-maixentais, marsouin, général de division, grand chancelier de l’ordre de la Libération de 1958 à 1962.
40 Saint-cyrien, fantassin (chars de combat), général de corps d’armée, commandant le 1er groupement cuirassé en 1940 et l’Armée secrète à partir d’août 1942 à son arrestation en juin 1943.
41 Saint-cyrien, fantassin, général d’armée, commandant la 7e armée à partir du 17 mai 1940, dirigeant l’Organisation de résistance de l’armée (ora) de décembre 1942 jusqu’à son arrestation en juin 1943.
42 Polytechnicien, sapeur, général de division, successeur du général Frère à la tête de l’ora jusqu’à son arrestation (juin à octobre 1943).