Lors de l’expansion coloniale du xixe siècle, pratiquement toutes les armées occidentales ont compté dans leurs rangs des contingents « indigènes » importants. Parfois même, certaines campagnes se sont faites avec des unités majoritairement « indigènes », comme ce fut le cas des opérations menées par les Français lors de l’occupation du Soudan, future Afrique-Occidentale française (aof), sous les ordres notamment de Joseph Gallieni, puis de Henri Gouraud. Tout paraissait concourir à douter du loyalisme de ces troupes : le recrutement parmi des peuples récemment voire seulement partiellement soumis, les cultures profondément différentes des sociétés dont ils étaient issus, impliquant rites particuliers et interdits alimentaires. La simple barrière linguistique suffisait à elle seule à constituer un obstacle de taille.
Pourtant, il faut tout ignorer de cette histoire dite « coloniale » pour imaginer que la question de la confiance se posa particulièrement à propos de ces contingents non européens. Les révoltes sont rares. Elles touchent notamment les garnisons de l’État indépendant du Congo (futur Congo belge), très mal encadrées : mutinerie de la garnison de Luluabourg, qui paralyse pour une dizaine d’années toute expansion entre les lacs du haut Luluaba et le cours supérieur du Kasaï (1895) ; révolte à Ndirfi, sur les confins soudanais, de l’avant-garde de la colonne du colonel Dhanis (1897) ; mutinerie du « fort de Shinkakasa » à Boma, sur le bas Congo (1900). Les cas d’unités régulières, comme ces deux bataillons soudanais de l’armée égyptienne, pourtant réputés pour leur valeur qui se mutinent à Khartoum en octobre 1900 par suite de retards de paye, mais peut-être aussi sous le fâcheux effet du retentissement des échecs subis par les Anglais en Afrique du Sud, apparaissent comme isolés. Il n’existe pratiquement pas, en revanche, de mutinerie en campagne.
À vrai dire, le seul épisode d’insurrection massive des troupes indigènes est la Grande Mutinerie de 1857, plus connue en français sous le nom de Révolte des cipayes, qui a secoué la domination britannique aux Indes. Mais si cette dernière a particulièrement frappé l’opinion britannique, c’est qu’elle est apparue comme un événement tout à fait incompréhensible. Il faut noter d’ailleurs qu’elle n’a touché que l’armée du Nord, dite du Bengale, dont quarante-cinq régiments (sur soixante-quatorze) se sont révoltés, et dont vingt-quatre ont été dissous ou désarmés. Encore dans cette armée, à vrai dire la meilleure et la plus nombreuse, certains excellents régiments (les gurkhas, les cavaliers sikhs et musulmans) n’ont pas pris part à l’insurrection. Les deux autres armées ont été à peu près épargnées, puisque seulement deux bataillons de l’armée de l’Est (Bombay) et aucun de celle de l’Ouest (Madras) ont suivi le mouvement. Même dans les unités mutinées, les officiers anglais et leurs familles ont été la plupart du temps épargnés et conduits en lieu sûr, beaucoup des victimes européennes ayant été massacrées par des insurgés étrangers à leurs soldats, voire même aux révoltés paysans. Par ailleurs, la répression a été menée en grande partie avec des contingents indigènes. Ceux-ci formaient les deux tiers des troupes qui ont repris Delhi, sans parler de la masse des pionniers, des conducteurs ou des domestiques.
Le maréchal britannique Garnet J. Wolseley, tout juste vingt ans après, n’hésite d’ailleurs pas à voir dans la fidélité à celui « dont il mange le sel » la vertu principale du soldat oriental, fait d’autant plus frappant que, selon lui, il n’existe guère entre tribus beaucoup de fidélité aux traités ou à la foi jurée. Il fait l’éloge de leur intégrité. Et rappelle que, lors de la Grande Mutinerie, les mutins se sont fait un point d’honneur de rapporter le contenu des caisses régimentaires qui leur étaient confiées avant d’entrer en insurrection. Il ajoute que les diamants de la Couronne seraient plus en sûreté sous la garde d’un sepoy (soldat indien) que sous celle de soldats européens. Certes, ces propos s’adressent peut-être aux Russes qui, comme le général Grodekov, font observer que la principale menace sur l’empire des Indes ne réside pas dans une attaque des armées du tsar, mais dans un soulèvement des troupes indiennes que les Anglais forment eux-mêmes. Mais dans l’ensemble, tous les officiers européens ont confiance dans leurs soldats réguliers. Ils voient en eux des hommes simples, faciles à mener. L’officier Édouard de Warren écrit des cipayes : « Ce sont des enfants, et de bons enfants, pour la simplicité, la naïveté, la douceur inoffensive ; obligés et affectionnés pour leurs chefs dès qu’ils rencontrent en eux la moindre bonhomie, d’ailleurs convaincus de l’immense supériorité de ceux-ci en science, en force physique, en courage, en ruse, même en magie, car ils leur attribuent jusqu’à la sorcellerie. »
En fait, les pratiques destinées à assurer le loyalisme des soldats non européens sont les mêmes que celles qui assurent l’adhésion de n’importe quelle troupe de métier : de bonnes armes, des chefs compétents, une nourriture suffisante et une solde régulière. Si la discipline est très rigoureuse, et n’exclut pas les châtiments corporels, les règlements sont appliqués avec souplesse en ce qui concerne les aspects formels. Peu de cadres ont la maladresse de se comporter comme les Allemands du Cameroun qui, non contents de mal payer leurs tirailleurs originaires du Dahomey (une cinquantaine d’hommes), font fouetter des femmes devant leurs maris, amenant un mouvement de révolte peu étendu mais inquiétant (décembre 1893). Quel que soit le pays colonisateur, les exigences portent surtout, outre sur la disponibilité permanente, sur l’entretien des armes et la discipline de tir. Les soldats ne sont, la plupart du temps, pas encasernés, mais autorisés à vivre en famille dans des villages proches des camps militaires ; en campagne, les femmes des tirailleurs sont autorisées à les suivre. Ces dispositions retirent au commandement bien des soucis, les femmes assurant une grande partie des tâches de l’intendance (préparation de la nourriture, blanchissage, transport).
La qualité de l’encadrement est fondamentale. En ce qui concerne la France, l’organisation des troupes indigènes a reposé avant tout sur une ossature d’officiers et de sous-officiers européens issus de l’arme des troupes de marine1. Ces chefs ont, le plus souvent, une grande expérience des campagnes locales. La distance et la difficulté des communications les ont amenés à vivre au plus près du pays. Le système des permutations leur permet, le plus souvent, d’obtenir la colonie de leur choix. S’ils n’ont que rarement l’occasion ou la capacité d’en parler correctement la langue, ils en connaissent du moins les coutumes et sont tentés ou obligés de vivre plus ou moins « à l’indigène », avec une femme du pays. Souvent, l’enrôlement des soldats se fait directement auprès de l’officier en charge de l’unité, ce qui donne au contrat d’engagement la forme d’un pacte d’homme à homme, librement consenti de part et d’autre. C’est singulièrement le cas dans les formations supplétives de l’armée d’Afrique française (méharistes, goumiers), chez lesquelles chacune des deux parties est libre, au moins en théorie, de mettre fin au contrat quand elle le désire.
Les risques de révolte ne sont pas seuls à entrer en ligne de compte. En dépit de leur qualité, les meilleures des troupes indigènes sont considérées comme inférieures aux troupes européennes, devant lesquelles elles sont en général incapables de tenir. Elles sont jugées plus impressionnables. On leur reproche leur nervosité et leur tendance à ne pas maîtriser leur feu. Elles peuvent être éventuellement sujettes à la débandade, l’exemple le plus marquant étant la défaite des dix mille soldats égyptiens et soudanais de l’armée égyptienne commandée par William Hicks, dit Hicks Pacha, devant les mahdistes à Kashgil (novembre 1883). Il paraît donc nécessaire de faire stationner aux colonies des troupes « blanches » en permanence, à la fois pour les défendre contre d’éventuelles agressions extérieures et pour assurer aux commandants des colonnes expéditionnaires la disposition de contingents destinés au moins à appuyer les unités indigènes.
La composition des colonnes opérant outre-mer est donc marquée, comme celle des armées et garnisons en général, par une mixité variable en fonction de la nature de la mission et de la confiance dans les contingents indigènes. Les facteurs de cette combinaison se ramènent à trois modalités : on considère comme nécessaire de garantir le loyalisme des indigènes par la présence d’une réserve européenne ; on veut donner bon moral aux troupes de couleur en leur montrant que des unités blanches combattent avec elles et comme elles – cela leur enlève l’impression d’être des sacrifiées – ; on cherche à tirer le meilleur parti des qualités intrinsèques attribuées par l’expérience, et parfois aussi par la tradition, aux combattants de diverses origines. Selon le Manuel tactique à l’usage des troupes de l’Indochine, par exemple, les soldats cambodgiens, laotiens, vietnamiens… peuvent constituer les formations chargées d’assurer les avant-gardes, les premiers échelons d’assaut, les manœuvres, les embuscades, où ils se montrent généralement supérieurs en raison de leur plus grande familiarité avec le terrain et avec les adversaires locaux. En revanche, ils ont besoin d’être constamment soutenus par un contingent européen dans l’attaque et surtout dans la défense. Les missions aventureuses ne devraient pas, en principe, leur être confiées, et il faut « s’abstenir de leur donner un rôle isolé exigeant la souplesse et la dissimulation ».
Plus le temps passe et plus la domination paraît s’affermir, plus la confiance dans les contingents indigènes augmente. Ainsi, la proportion raisonnable de troupes indochinoises estimée devoir être limitée à un tiers de l’effectif d’une colonne vers 1885 est bientôt évaluée à la moitié et, en 1905, on considère qu’elle peut sans risque représenter les deux tiers. En pratique, on compose les colonnes d’un nombre équivalent de compagnies indigènes et européennes, les compagnies européennes comptant deux fois moins de soldats. Pour ce qui est du continent noir, où les mêmes principes ont été appliqués dans les débuts, il sera même affirmé en 1925 que « le climat, la difficulté des ravitaillements excluent l’emploi d’unités européennes dans les colonnes ; celles-ci seront composées uniquement de troupes indigènes encadrées ».
En revanche, il n’est guère question de faire des soldats indigènes autre chose que des fantassins et des cavaliers. L’artillerie est en général l’apanage des cadres et des soldats européens. Cette disposition s’explique d’abord par la rareté des compétences techniques au sein des sociétés des pays conquis. Mais il est évident que les conquérants entendent se réserver le monopole de l’arme de supériorité par excellence qu’est le canon.
L’armée anglaise des Indes fournit un exemple éclatant de cette préoccupation. Certes, des régiments indiens d’artillerie existaient avant 1857 avec, il est vrai, des restrictions : certaines techniques, comme la hausse, étaient exclusivement dévolues à des sous-officiers européens ; les pièces étaient attelées à des bœufs et non à des chevaux, ce qui les rendaient moins mobiles. Après la Grande Mutinerie, les unités indigènes ne comprennent pratiquement plus d’unités d’artillerie, à l’exception de quelques pièces légères ou de batteries de montagne : six batteries de montagne en 1885, à comparer au total de soixante-dix-sept batteries dont disposent les troupes européennes, dont cinquante de campagne et vingt-sept de forteresse.
On observe à peu près la même chose dans l’armée française. Si des batteries dites « mixtes » emploient de nombreux indigènes comme servants et conducteurs, ils sont exclus des fonctions de pointeurs. En 1897, le général français Alexandre-François Luzeux note que « les indigènes ne servent dans l’artillerie que comme conducteurs ou tout au plus comme servants auxiliaires. Le feu n’est exécuté alors que par les Européens ».
Dans certains cas, l’emploi exclusif de troupes européennes paraît nécessaire pour faire impression. À l’occasion de l’expédition de Chine de 1900, déclenchée par le siège des légations lors des « cinquante-cinq jours de Pékin », des critiques s’élèvent contre les Britanniques. Ceux-ci, dont l’essentiel des troupes européennes est occupé en Afrique du Sud, ont dû, faute de mieux, envoyer en Extrême-Orient un corps expéditionnaire composé de contingents indiens, alors que ceux de toutes les autres armées – à l’exclusion, bien évidemment, des Japonais – sont formés de troupes européennes. Leur présence est accusée de compromettre l’image formidable de la puissance occidentale que les chancelleries, entraînées par l’attitude théâtrale du kaiser Guillaume II, veulent imposer au peuple chinois. Peut-être aussi veut-on ménager l’orgueil de celui-ci en ne lui imposant que la vue de contingents considérés comme constituant l’élite internationale des armées ? En revanche, la présence de soldats noirs au sein du contingent américain à Pékin ne paraît guère avoir été remarquée.
Les guerres mondiales ne marquent pas de différence, bien au contraire. C’est vrai notamment dans le cas de la France, où l’engagement des troupes « indigènes » est massif pour la défense du territoire national. Les contingents musulmans se montrent à peu près hermétiques aux appels à la guerre sainte émis par le gouvernement ottoman et relayés par la propagande allemande. Les mutineries de 1917 ne touchent pratiquement pas les contingents venus d’outre-mer. Il en va de même durant la Seconde Guerre mondiale, où les contingents coloniaux, après s’être battus courageusement en mai-juin 1940 lors de la bataille de France, représentent l’essentiel des armées reconstituées aux côtés des Alliés pour la libération du territoire métropolitain. On ne note guère, pourtant, d’évolution dans les principes d’organisation. Pendant la Grande Guerre, la masse des troupes d’outre-mer se compose d’unités d’infanterie auxquelles il faut ajouter des troupes auxiliaires, notamment des conducteurs. Les mêmes observations vaudraient pour la Seconde Guerre mondiale, où il n’est que très exceptionnel de voir figurer des « indigènes » dans les grandes unités blindées, et moins encore dans l’aviation ou la Marine, tandis que l’encadrement en officiers demeure presque totalement européen.
Charles de Gaulle avait mis en garde contre le danger que constituerait la montée des nationalismes pour la solidité des armées coloniales : « Puissance musulmane qui perçoit d’Alep à Agadir les sourdes secousses de l’islam, État riverain du Pacifique qui subit en Indochine les ébranlements de l’Asie, la France serait imprudente de s’en remettre aux seules formations indigènes du soin de maintenir l’empire », écrivait-il en 1934 dans Vers l’armée de métier. Il souhaitait que soit créée « une force faite d’hommes de chez nous, mais professionnelle celle-là, et par là disposée aux campagnes lointaines ». Ces lignes pourraient paraître prémonitoires si l’on songe aux conditions dans lesquelles furent menées la guerre d’Indochine (1946-1954) puis celle d’Algérie (1954-1962), avec un appel massif à des forces métropolitaines, y compris le contingent en Algérie. On doit cependant remarquer qu’à l’occasion de ces deux conflits, les troupes recrutées sur place, voire celles venues d’autres colonies, n’ont pas donné de signes particuliers de faiblesse, sauf à partir du moment où les indépendances, suivies du retrait des armées de métropole, ont été officiellement proclamées. Dans les autres territoires français, où la décolonisation s’effectua de façon négociée, les soldats et les cadres locaux ont contribué à former les armées des nouveaux États indépendants, comme ce fut aussi le cas dans les anciennes possessions britanniques.
On peut ainsi affirmer que les armées coloniales, si elles sont apparues puis ont disparu dans un épisode très particulier, voire exceptionnel, des rapports entre l’Occident et le reste du monde, n’ont pas obéi à une logique différente de n’importe quelle des armées professionnelles de l’histoire.
1 Les troupes de l’armée d’Afrique (c’est-à-dire l’Afrique du Nord) dépendaient du ministère de la Guerre alors que les troupes de marine dépendaient du ministère des Colonies.