N°51 | La confiance

Sébastien Schehr

Confiance, loyauté et conflictualité

Pour qui s’intéresse à la conflictualité, notamment aux guerres et aux conflits armés, la question de la confiance et de la loyauté ne saurait être négligée : toute dynamique conflictuelle implique en effet une mise à l’épreuve de ces sentiments psychosociaux dont le rôle s’avère essentiel, voire parfois déterminant, dans ce type de situation caractérisé par l’incertitude, le danger et l’usage réciproque de la violence. Cependant, et comme nous aurons l’occasion de le développer, si la confiance et la loyauté constituent bien des ressources1 précieuses dans un tel contexte puisqu’elles sont susceptibles de modifier le rapport de force qui s’instaure entre belligérants, elles n’en demeurent pas moins des ressources fragiles, tout conflit portant en lui la possibilité de leur délitement ou de leur brusque effondrement. La capacité à susciter et à maintenir ces sentiments représente ainsi un enjeu de taille pour les parties en présence : de celle-ci dépend grandement la dynamique du conflit qui les oppose voire son issue possible (victoire/défaite, escalade/désescalade).

Il s’agira donc d’explorer les rapports entre confiance, loyauté et conflictualité, et de le faire en privilégiant deux niveaux d’analyse. Tout d’abord, nous nous pencherons sur les situations conflictuelles afin de comprendre ce qui les spécifie à la fois au regard d’autres relations sociales, mais aussi au prisme des sentiments psychosociaux. Puis nous chercherons à préciser quel est le rôle de la confiance et de la loyauté dans les dynamiques conflictuelles : il s’agira en particulier de déterminer en quoi ces deux « affects sociologiques » permettent de faire face aux situations particulières que tout conflit implique.

  • Sentiments psychosociaux dans la dynamique conflictuelle

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, il n’est pas inutile de rappeler en guise de point de départ quelques éléments de connaissance relatifs aux conflits et aux dynamiques qu’ils génèrent de manière à saisir comment la confiance et la loyauté se trouvent tout à la fois requises et altérées dans un tel contexte.

Ainsi, si l’on s’en tient à ses principales caractéristiques, on peut avancer qu’un conflit consiste en une relation dans laquelle chaque partie prenante cherche intentionnellement à imposer à l’autre sa volonté, et donc à la contraindre afin d’atteindre un objectif donné2. Il s’agit donc d’une relation sociale dont la spécificité repose sur le rapport de force qu’elle instaure et sur la coercition qu’elle implique : ces éléments sont consubstantiels à ce type de relation et il n’est pas de conflit dont ils ne soient absents.

Tout protagoniste d’un conflit, qu’il s’agisse d’un État, d’une organisation ou d’un individu, vise à dominer son adversaire afin de faire prévaloir son droit, son intérêt ou sa conception du monde. Et pour ce faire, chacun mobilise un certain nombre de moyens allant de la ruse à la violence directe. Dans le cas des guerres et des conflits armés, on recherchera ainsi la victoire en brisant la résistance ennemie et sa capacité à prendre l’ascendant, tout en veillant à préserver au cours de l’affrontement les moyens de le faire. La logique du conflit peut donc conduire à l’annihilation de l’adversaire : elle confronte ses protagonistes à l’expérience du danger, notamment à celle de la mort donnée et reçue. Tout conflit génère en conséquence de puissants affects : l’hostilité et la crainte qu’inspire l’ennemi cohabitent avec la peur de la mort, de même qu’avec l’effervescence et le sentiment de puissance que suscite la mobilisation collective en vue du combat.

Par ailleurs, et c’est là un autre trait caractéristique, tout conflit est un processus réciproque : l’emploi de la force provoque en retour une résistance, une opposition et des représailles qui suscitent l’escalade mutuelle dans la confrontation et la polarisation de la relation. La réciprocité non seulement alimente et transforme la dynamique conflictuelle, mais elle en détermine souvent les issues possibles (victoire ou défaite, négociation, désescalade…). Par conséquent, elle introduit de l’incertitude dans la relation : un conflit n’est jamais ni linéaire ni joué d’avance, il peut connaître des pauses, des basculements comme des évolutions différentes en fonction des actions des belligérants, et il génère toujours son lot de surprises et de situations inédites.

Ces éléments de contexte touchent directement, et à divers titres, les sentiments de confiance et de loyauté qui sont, rappelons-le, des ingrédients nécessaires à toute vie sociale puisqu’ils conditionnent aussi bien l’action individuelle ou collective que la cohésion des groupes et des organisations. En simplifiant quelque peu, on pourrait dire que dans sa phase d’amorçage et d’emballement tout conflit tend à renforcer ces deux sentiments qui, à leur tour et par rétroaction, alimentent la dynamique conflictuelle et la logique d’escalade.

Comme le souligne Randall Collins3, la perception de la menace que représente l’adversaire, la peur et l’hostilité qu’il inspire, tout comme la focalisation de l’attention collective qu’il induit ont pour effet de favoriser dans chaque camp la mobilisation et la cohésion sociale, la solidarité et la loyauté, mais aussi de polariser considérablement la relation (« nous » contre « eux »), ce qui tend à durcir le processus d’escalade et à faciliter le franchissement du seuil conflictuel. Cette polarisation sur le mode ami/ennemi se décline au plan des affects : elle se traduit à la fois par une allocation différenciée des sentiments de confiance et de loyauté, mais aussi par un relèvement des attentes relatives à ceux-ci. Ainsi, l’ennemi suscitera la méfiance et concentrera contre lui tout un ensemble de sentiments négatifs (ressentiment, haine, hostilité…), tandis que l’ami, camarade de lutte ou frère d’armes, sera au contraire l’objet de la confiance et de la loyauté.

Mais surtout, l’attribution de ces sentiments prend dans ces circonstances une tournure clairement prescriptive : la loyauté, par exemple, ne sera plus seulement « escomptée » comme une composante du comportement habituel ; elle sera désormais « exigée » de tous face à l’adversaire et impliquera un niveau d’engagement dans le groupe bien plus important – cela se traduira dans l’expression de la fidélité, dans les sacrifices qu’il faudra consentir, dans les risques qu’il faudra prendre… Il en va de même de la confiance qui, bien qu’elle ne puisse entièrement relever du prescriptif, sera d’autant plus requise que tout conflit suppose une extension du domaine du secret et donc des informations que l’on cherche à dissimuler à l’adversaire. On comprend d’ailleurs pourquoi les faits susceptibles d’être qualifiés de trahison connaissent en temps de guerre et de conflit une inflation considérable : le manque de zèle, la neutralité, la désobéissance, la communication de certaines informations…, c’est-à-dire l’ensemble des actes ou des pratiques qui s’écartent de telles attentes en matière de confiance et de loyauté, sont, dans ce contexte, assimilés à une aide directe à l’ennemi et donnent lieu à des sanctions radicales4.

La confiance et la loyauté sont surtout mises à l’épreuve dans la phase d’escalade et de contre-escalade, c’est-à-dire dès lors que les deux belligérants font usage de la force et tentent de faire plier l’adversaire par la violence : les combats, par l’usure et l’attrition qu’ils génèrent, se répercutent sur la cohésion des unités et sur la loyauté de leurs membres, tandis que la dynamique du conflit engendre quant à elle une forte incertitude et des situations de crise susceptibles d’éroder la confiance interpersonnelle des protagonistes. Ainsi, les conséquences du combat sur les liens sociaux et les sentiments qui les sous-tendent sont nombreuses, notamment lorsque ce combat s’inscrit dans la durée et qu’il est répété : l’expérience du feu tend en effet à disperser les combattants et à les isoler ; elle entraîne des pertes dans leurs rangs et des ruptures dans leurs lignes de communication et d’approvisionnement ; elle les soumet à un stress constant et épuisant, et menace leurs unités de désagrégation5. Cependant, l’épreuve du combat n’en reste pas moins ambivalente : si elle peut se répercuter négativement sur les sentiments vis-à-vis du groupe et provoquer l’étiolement de la confiance comme de la solidarité en cas d’échec, de revers ou de statu quo prolongé, inversement elle peut renforcer considérablement la confiance et accroître les sentiments de fraternité et de loyauté en cas de succès ou de victoire6. Survivre au combat, affronter le danger ensemble apparaissent en tout cas comme des expériences socialisantes pour les belligérants, sources de cohésion, d’émotions partagées et de sentiments communs7.

Par ailleurs, la dynamique conflictuelle, tout comme la réciprocité qu’elle implique, génèrent des situations caractérisées par une forte incertitude et la constance du danger. Et celles-ci s’inscrivent dans un environnement qui n’est jamais entièrement maîtrisé, et qui suppose de part et d’autre d’agir (et de réagir) avec célérité. Les conflits induisent ainsi surprises et situations équivoques, sur fond de risque et d’évolution rapide du contexte : il en découle des difficultés à les saisir et à les identifier correctement avec les cadres de référence habituels et les savoirs incorporés, ce qui engendre des erreurs d’appréciation, de l’incompréhension, des réponses inadaptées et des décisions erronées8. Ainsi l’action ou les procédures engagées sur cette base peuvent-elles déboucher sur une impasse (ne pas atteindre l’objectif fixé), se révéler inefficaces ou conduire à l’échec possiblement fatal. Les risques propres à la situation peuvent aussi être surestimés, élevant le niveau de stress et de peur, et tendre à inhiber l’action collective et à favoriser les réactions de fuite ou de repli sur soi.

Ces erreurs de cadrage, inévitables dans les situations de conflit compte tenu de leurs spécificités, ont pour effet de provoquer une dégradation de la confiance susceptible de conduire à son effondrement : elles remettent en cause non seulement la confiance des protagonistes dans les savoirs et les connaissances acquis ainsi que dans les procédures qu’ils ont appris à mettre en œuvre, mais aussi celle qu’ils portent aux personnes, chefs ou responsables, qui ont engagé l’action, et donc le groupe, à partir de ce « stock de connaissances » qui se trouve désormais invalidé par la situation.

  • Des ressources « socio-émotionnelles »

Bien que la confiance et la loyauté soient toujours mises à l’épreuve dans la dynamique conflictuelle, au risque de leur délitement irrémédiable, elles n’en demeurent pas moins des ressources précieuses voire essentielles dans ce type de situation, leur maintien constituant l’un des principaux enjeux de toute confrontation. Cependant, si le rôle et les effets de la confiance et de la loyauté dans les circonstances de la vie quotidienne sont désormais bien connus et étayés par de nombreux travaux9 – la confiance permettant d’initier du lien et d’agir en commun, d’engager l’action en situation d’incertitude et de générer un sentiment de sécurité partagé ; la loyauté contribuant quant à elle à la cohésion sociale et à la conservation des liens au-delà des aléas qui les affectent et de l’entropie qui les menace –, il n’en va pas de même dans le cas des situations conflictuelles puisque l’on a eu tendance soit à négliger ces facteurs au profit des ressources « matérielles » et des questions de stratégie, soit à les aborder assez confusément sur le plan analytique par le biais de la thématique composite du « moral », qui subsume l’ensemble des sentiments psycho sociaux10.

Concernant la confiance, plusieurs choses peuvent être soulignées. Tout d’abord, il est important de rappeler qu’elle est un vecteur de l’action pratique, car elle permet d’engager l’action malgré les risques et les contingences qu’elle comporte inévitablement. C’est en effet un moyen de « traverser un moment d’incertitude » puisque l’individu ou le groupe qui agit en confiance va le faire comme si « l’avenir ne comportait que des possibilités déterminées »11, c’est-à-dire comme si les choses allaient se passer de la façon dont il les anticipe. Sur le plan cognitif, la confiance revient donc à neutraliser l’incertitude et les risques propres à toute situation, ce qui a aussi pour conséquence de réduire sa complexité. Dans les conflits armés, elle permet de ne pas être paralysé par le manque d’information, le « brouillard » de la guerre et la peur d’être tué ou blessé au combat. C’est donc une force qui confère à ceux qui en disposent la capacité d’agir et de se dépasser, la faculté à faire preuve d’audace et d’initiative, et, in fine, la disposition à manœuvrer et à s’en sortir (ne pas subir).

Par ailleurs, lorsque le sentiment de confiance est partagé au sein d’un groupe ou d’un ensemble donné, il se traduit par des avantages sur le plan opérationnel : la confiance que l’on s’accorde mutuellement permet en effet d’éviter les contrôles systématiques et les vérifications redondantes qui freinent l’action et font perdre du temps, tout comme elle facilite la transmission des ordres et de l’information. Elle favorise donc la coordination des actions en réduisant les « coûts de transaction » propres aux échanges et en fluidifiant la communication de l’ensemble tout en renforçant l’autonomie des protagonistes. Il en résulte des prises de décision décentrées et plus rapides, ce qui est essentiel dans toute dynamique conflictuelle, et une capacité préservée à réaliser des tâches complexes dans un environnement incertain, changeant et risqué.

Enfin, la confiance joue un rôle essentiel dans le traitement des situations inédites et des crises qu’elles sont susceptibles de générer. Ainsi, lorsque les cadres de référence habituels ne permettent plus de saisir correctement ce qu’il se passe, lorsque les routines et les procédures ordinaires se trouvent invalidées par les circonstances et la dynamique conflictuelle, il est alors nécessaire d’inventer de nouvelles réponses afin d’agir efficacement. Ce qui suppose de « construire collectivement du sens » et d’élaborer « une interprétation de la réalité qui indique une direction crédible dans laquelle agir »12, l’enjeu pour le collectif considéré étant de faire face à la situation (s’en sortir, vaincre) tout en restant soudé. Or ce travail d’élaboration collective ne va pas de soi, d’autant qu’il se déroule sous contrainte (stress, feu de l’ennemi, temporalité courte…) : il requiert et nécessite plusieurs formes de confiance qui ne s’improvisent pas. Tout d’abord, il suppose une forte confiance dans le groupe et plus exactement dans l’« intelligence collective » du groupe, c’est-à-dire dans sa capacité à s’adapter à la situation et à imaginer des solutions novatrices pour la maîtriser. Ceci implique non seulement une forme de foi dans les capacités collectives et dans les compétences de chacun, mais également une confiance dans l’engagement de tous dans ce processus. Car, et c’est là une seconde forme de confiance qui se trouve requise, cette nouvelle interprétation de la réalité donnant lieu à une proposition d’action innovante fait apparaître de nouveaux risques13 : pour que ceux-ci soient considérés comme minimes ou « gérables » et que les choix d’action soient mis en œuvre par l’ensemble, il est nécessaire qu’une profonde confiance imprègne les rapports et les formes d’échanges interindividuels (concernant notamment ses formes d’expression et de prise de décision). La capacité à innover est donc bien indexée à la confiance et aux croyances du groupe, de même qu’à l’implication individuelle et collective.

Ceci nous conduit d’ailleurs sur la piste de la loyauté : rappelons en effet qu’elle est une forme d’engagement dans un groupe ou une relation qui est de l’ordre de l’attachement. Elle se traduit par un ensemble d’attitudes et de comportements en faveur de l’entité ou de la personne qui en est l’objet : l’individu loyal manifeste son implication à la fois en s’interdisant certains comportements (faire défection, abandonner, trahir…), mais aussi en exprimant vis-à-vis de l’objet de sa loyauté des sentiments positifs, des marques d’attachement ou de dévouement. Ainsi, la loyauté peut-elle être considérée comme une sorte de « ciment » de l’univers social, car elle contribue à lier entre eux les individus et à les connecter durablement à des ensembles sociaux (institutions, groupes). C’est donc bien un facteur essentiel dans tout processus conflictuel puisqu’elle renforce la cohésion des groupes et des organisations, et qu’elle augmente leur résilience tout en améliorant leur efficacité.

Les conséquences de la loyauté sont ainsi de trois ordres. Tout d’abord, les sentiments d’attachement réciproque qu’éprouvent et partagent des individus loyaux se répercutent sur la force de leurs liens, sur la densité et sur l’intensité de leurs relations, et donc in fine sur la capacité de résistance à la dislocation de l’ensemble auquel ils appartiennent. Lorsque la loyauté domine, chacun fait en effet preuve d’une solidarité sans faille, de don de soi, d’un haut niveau d’entraide et d’engagement dans le groupe…, c’est-à-dire de comportements et d’attitudes qui permettent à l’ensemble concerné de « tenir » malgré les épreuves que lui inflige l’adversaire (combat, pertes, stress, défaites…), de s’opposer à la désagrégation qui le menace et de préserver son unité dans la dynamique conflictuelle14.

Ensuite, la loyauté tend à réfréner les dynamiques entropiques qui se développent nécessairement au sein de tout ensemble social. Ainsi, quand ce sentiment est partagé dans un collectif donné et qu’il prend une tournure normative, les comportements individualistes, jugés égoïstes ou opportunistes, c’est-à-dire finalement toutes les attitudes qui font prévaloir le « je » sur le « nous » et l’intérêt individuel sur l’intérêt collectif, sont perçus négativement et font alors l’objet de sanctions (stigmatisation, humiliation, violences). La loyauté permet donc non seulement de brider l’individualisme et de contenir ses effets délétères, mais aussi plus largement de réguler les conduites qui sont susceptibles d’altérer la cohésion de l’ensemble (repli sur soi, défection, dilettantisme, faible implication…)15.

Enfin, la loyauté a d’importantes répercussions sur l’action, qu’elle soit individuelle ou collective. Elle se traduit ainsi sur la manière dont chacun s’acquitte de ses fonctions (avec dévouement) et par des comportements fiables (respect des engagements) et donc prévisibles, sources de confiance dans le groupe ou l’organisation concernés. Elle est aussi génératrice d’affects et d’émotions qui s’avèrent précieux dans les situations conflictuelles : elle procure en effet courage et sentiment de puissance face au danger, et joue positivement sur la prise de risque et les sacrifices que chacun est prêt à consentir par fidélité à ses camarades de lutte ou de combat16. Par ailleurs, la cohésion qu’elle engendre, tout comme l’engagement qu’elle implique facilitent la coordination des actions et la réalisation de tâches complexes : à l’instar de la confiance, elle est bien l’une des composantes essentielles de l’agir et de la faculté de manœuvre17.

Cependant, si les sentiments psycho sociaux constituent bien des ressources dans les processus conflictuels et particulièrement dans les conflits armés, il faut garder à l’esprit que ce sont non seulement des ressources fragiles, mais surtout que celles-ci ne sauraient s’improviser dans le feu de l’action : l’expérience du conflit peut certes renforcer grandement ces sentiments et contribuer à leur développement – à la condition toutefois que le groupe, en tant qu’unité sociale, survive à cette épreuve –, mais elle ne peut pour autant les susciter ex nihilo.

Il est donc important de rappeler cette évidence : la confiance comme la loyauté ne se décrètent pas, ces sentiments demandent du temps pour émerger et nécessitent la réitération des échanges et une forte interconnaissance entre individus pour être forgés au sein des ensembles sociaux concernés. Choses qui peuvent être cultivées en milieu militaire par l’esprit de corps, la socialisation et l’entraînement dans des conditions réalistes, mais qui se heurtent tout de même à un certain nombre d’obstacles dans les sociétés contemporaines caractérisées par l’individualisation, la prévalence de la logique gestionnaire, le court-termisme et la contractualisation des échanges.

De surcroît, ces ressources « socio-émotionnelles » ont aussi leurs inévitables revers : si la confiance permet d’engager l’action en situation d’incertitude et de générer un sentiment de sécurité partagé, elle se traduit aussi, lorsqu’elle est aveugle, par de la complaisance et tend alors à freiner l’esprit critique comme la réflexivité. Quant à la loyauté, si elle est essentielle pour conserver la cohésion des unités et assurer la coordination de l’action dans la dynamique conflictuelle, elle n’en génère pas moins de l’entre-soi et des formes de dévouement ou d’allégeance au collectif qui peuvent s’avérer tout à fait problématiques s’ils ne sont pas bridés par d’autres types de rapports sociaux18.

1 Au même titre que d’autres composantes du « moral » (honneur, courage, persévérance…), notion sous laquelle ces sentiments sont en général subsumés dans la tradition militaire et en polémologie. Voir à ce sujet les numéros 6 et 7 d’Inflexions « Le moral et la dynamique de l’action », juin/septembre et octobre/décembre 2007.

2 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’entrée que nous avons consacrée avec M. Klinger à la notion de conflit dans le Dictionnaire de la guerre et de la paix, sous la direction de B. Durieux, J.-B. Jeangène Vilmer et F. Ramel, Paris, puf, « Quadrige », 2016, pp. 272-278. Ainsi qu’à J. Freund, Sociologie du conflit, Paris, puf, « La politique éclatée », 1983.

3 R. Collins, “C-Escalation and D-Escalation: a Theory of the Time-Dynamics of Conflict”, American Sociological Review no 77 (vol. 1), 2012, pp. 1-20.

4 S. Schehr, Traîtres et Trahisons de l’Antiquité à nos jours, Paris, Berg international, 2007.

5 E. A. Shils et M. Janowitz, « Cohésion et désagrégation de la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale », Les champs de Mars n° 9, 2001, pp. 179-207.

6 M. Goya, Sous le feu, Paris, Tallandier, rééd. « Texto », 2015, p. 171.

7 J. G. Gray, Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, Paris, Tallandier, rééd. « Texto », 2012, p. 87.

8 L. Karsenty, « Comment maintenir des relations de confiance et construire du sens face à une crise ? », Le travail humain, vol. 78, 2015, pp. 141-164, et E. Drozda-Senkowska, F. Ric et D. Muller, Agir et Décider collectivement en situation d’exception. Une étude de cas, Centre d’études en sciences sociales de la défense, mai 2007

9 Par exemple : G. Simmel, Secret et Sociétés secrètes, Belval, Circé, 1991 ; N. Luhmann, La Confiance, Paris, Economica, 2000 ; A. Ogien et L. Quéré, Les Moments de la confiance, Paris, Economica, 2006 ; P. Watier, Éloge de la confiance, Paris, Belin, 2009 ; G. P. Fletcher, De la loyauté, Éditions de l’université de Bruxelles, 1996.

10 Ceci ne veut pas dire que le sujet soit pour autant absent de la littérature militaire ou de la polémologie. Les ouvrages précédemment cités de M. Goya et de J. G. Gray constituent de belles exceptions, comme les travaux de J. Connor ou de R. Collins dans le domaine de la sociologie (J. Connor et al., “Military Loyalty as a Moral Emotion”, Armed Forces Society, n° 20, 2019, pp. 1-21, et R. Collins, op. cit.).

11 N. Luhmann, op. cit., p. 22.

12 L. Karsenty, op. cit., p. 151.

13 Ibid, p. 151.

14 E. A. Shils et M. Janowitz, op. cit.

15 G. P. Fletcher, op. cit.

16 J. G. Gray, op. cit., pp. 89-90.

17 R. Collins, op. cit., p. 10.

18. D. Winslow, “Misplaced Loyalties: The Role of Military Culture in the Breakdown of Discipline in Peace Operations”, The Canadian Review of Sociology and Anthropology, vol. 35, n° 3, 1998, pp. 345-367.

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