La diplomatie constitue l’un des plus anciens et essentiels vecteurs de la construction politique d’un empire ou d’un État. Dans la préface de l’un de ses plus récents ouvrages consacrés à ce sujet, Pierre Sellal a cette réflexion éclairante : « Conçue comme la tentative d’organiser les relations avec l’autre de manière apaisée, et embrassant à cette fin des pratiques, des comportements et des langages, la diplomatie est en effet aussi universelle et permanente que le sont les voisinages entre les collectivités humaines lorsqu’elles cherchent à coexister sans rechercher l’anéantissement de l’autre1. »
Par conséquent, l’altérité se situe au cœur de la diplomatie. Pourtant cette dernière est propre à chaque culture, et sa formation suit celle de l’évolution historique et sociétale de chaque entité politique. En effet, il ne s’agit pas de parler uniquement entre soi ou avec celui qui partage votre point de vue. L’art de la diplomatie consiste à discuter avec un autre, différent de vous, qui peut être un opposant voire un ennemi. Il s’agit de comprendre les ressorts qui animent celui-ci puis, par le dialogue, de trouver une issue conforme à nos attentes. Dans cette relation, la confiance est un principe clé. Elle devient aussi un objectif dans un échange qui débute par la méfiance, encore plus dans le contexte des conflits armés. En ce temps de guerre en Ukraine, l’interrogation demeure : peut-on discuter avec un agresseur et peut-on lui faire confiance ? Mais malgré les limites de cette notion, la confiance plane toujours dans le fond d’une recherche diplomatique qui équilibre des forces et qui constitue un principe des relations internationales, au même titre que le droit international et son respect.
Qu’en est-il de la diplomatie de l’Union européenne composée de vingt-sept États souverains ? À quels niveaux ceux-ci acceptent-ils la délégation de leurs prérogatives habituelles et sont-ils prêts à adopter ou à élaborer une voix commune ? Sur ce chemin menant à une diplomatie collective, deux méfiances semblent plus présentes que d’autres : la crainte de la domination des grands pays ressentie par les moyens ou les petits, et l’action centrale de la Commission, qui demeure la principale déléguée diplomatique. Et pourtant, la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine a fait apparaître une unité européenne inédite, qui fait le saut de la méfiance à une confiance plus forte entre les pays membres.
- La diplomatie européenne et ses défis
Dans un monde en permanente mutation, confrontée aux équilibres mouvants des puissances régionales et mondiales, et à une irruption constante de crises et de conflits, l’Europe ne peut avancer en ordre dispersé sur la scène internationale. L’objectif d’une Union européenne plus efficace et plus solidaire s’impose parce que les crises se sont multipliées à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières, et parce que les pays qui la composent, pris individuellement, se sont affaiblis face à de nouvelles puissances, étatiques ou non. Un groupe de diplomates a fait récemment cette mise en garde : « L’Europe disparaîtra si elle ne s’unit pas et ne parle pas davantage d’une seule voix2. »
L’Union a su faire face à de nombreux défis avec un relatif succès, mais on lui a souvent reproché un manque de réactivité et surtout de cohésion. Sa diplomatie, se forgeant tout au long du projet commun, est différente de celle d’un État, car elle doit prendre en compte l’ensemble des vingt-sept États membres en s’adressant à tous – il existe une diplomatie intra-européenne – tout en visant à parler au monde d’une seule voix. Soulignons donc que, même en son sein, la diplomatie peine parfois à se construire sur un socle unifié capable de réunir les vingt-sept politiques souveraines, et ce malgré la création en 2009 du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de la sécurité (traité de Lisbonne). Cette figure centrale des relations extérieures de l’Union incarne, de plus en plus, la diplomatie européenne, dans un principe porté par une unité des membres fondée sur un franc dialogue intra-européen et le respect des souverainetés nationales. Il s’agit d’un processus long. Le haut représentant ne représente pas des États, mais l’Union. Le mandat qui lui est confié se construit sur la base du dialogue, de la solidarité et de l’efficacité.
Les États membres de la zone euro sont parvenus à largement déléguer leur compétence monétaire puisqu’ils sont allés jusqu’à accepter récemment le principe d’un emprunt commun. Un grand pas en avant réalisé malgré des tensions nationales, notamment en Allemagne dont la performance économique garantit en grande partie la solidité du dispositif. La solidarité des États a offert cet espace de confiance financière internationale et dès lors l’Europe en bénéficie. C’est le signe que les souverainetés nationales et la souveraineté européenne ne sont pas incompatibles, qu’elles peuvent et doivent coexister quand elles partagent les intérêts communs à l’Union. C’est ici que la question de la diplomatie européenne et celle d’une action extérieure commune retrouvent toute leur actualité.
Pour vingt-sept États souverains, qui ont chacun leurs propres position et stratégie géopolitiques et économiques, leur histoire et leur culture particulières, parvenir à une position commune constitue en soi un défi capital. L’adhésion de la population européenne à ce projet est fondamentale, d’où l’importance de connaître l’Europe, de la « pratiquer » et d’avoir confiance en elle. Pour y parvenir dans le contexte d’une image parfois dégradée3, une communication européenne au sein de l’Union elle-même reste nécessaire.
Cette connaissance et cette communication concernent soit un autre État membre soit un partenaire, étranger à l’espace européen, soit un concurrent de l’Union. Dans le contexte d’une tradition multiculturelle, multinationale et démocratique, le dialogue et le respect de l’autre sont constitutifs de l’identité même de la culture européenne prônant, d’une manière parfois perçue comme volontariste, des valeurs telles que le respect du droit, le dialogue, le pluralisme et l’ouverture. C’est sur la base de cette connaissance mutuelle qu’une confiance réciproque se fortifiera au sein des États membres. Une confiance qui renforcera l’Europe de l’intérieur et lui permettra de peser naturellement sur la scène internationale en tant que grande puissance4.
- Petits et grands États, centres et périphéries
En accueillant les pays de l’Europe centrale et orientale au sein de l’Union européenne, certains politiques de la partie occidentale tenaient ouvertement un discours condescendant, peu diplomatique. Ces pays, qui lâchaient la main d’un grand frère agressif, se trouvaient accueillis par un autre grand frère, certes démocratique et prospère, mais toujours supérieur, voire dominant. Or leur choix de rejoindre la famille européenne s’était forgé durant des décennies de combats, d’oppositions dangereuses, de dissidence qui pouvaient se terminer dans l’anéantissement de toute velléité de résistance. Parvenus enfin à bon port, ils se sont vu souvent recommander de ne pas oublier la défaillance de leur système démocratique, économique et social, leur dépendance aux subventions et leur devoir de suivre les décisions des pays membres développés. La timidité des premières années d’adhésion s’est muée en une opposition de plus en plus ouverte des élites politiques des nouveaux pays membres. Insensiblement, la confiance a fait place à la méfiance chez les uns comme chez les autres. Chaque crise successive, qu’elle soit financière, bancaire ou migratoire, la renforçant.
Il faut avoir présent à l’esprit que l’élan national, politique et culturel, des pays d’Europe centrale, nés sur les ruines de l’Empire austro-hongrois, s’est distingué par son intensité. La sortie des structures politiques impériales s’est accompagnée de l’affirmation d’une haute et forte identité nationale enracinée dans la redécouverte des sources anciennes d’une culture originale indépendante et distincte de la culture orientale. Pour comprendre ces pays, il est fondamental de connaître une tendance générale qui se manifeste par une méfiance envers l’Est, considéré comme profondément différent et essentiellement centralisé et agressif, et une confiance envers l’Occident, malgré des critiques souvent émises – même le pacte de Varsovie5, vécu comme une profonde trahison des alliés occidentaux, n’a pas ébranlé cette confiance. Soulignons aussi l’appartenance de ces pays centraux à la communauté de l’esprit européen, qui affirme la singularité de tout peuple et de la culture qui lui est propre.
Nous nous retrouvons donc ici dans un cadre où deux dynamiques vont de pair : d’une part, l’aspiration des États à marquer leur indépendance, d’autre part, la recherche d’une inscription dans une culture globale, en l’occurrence européenne. Outre le désir de nouveauté, l’esprit moderne a facilité le dialogue avec ce monde occidental auquel les jeunes élites nationales de ces pays étaient farouchement attachées. Trois éléments se sont rejoints et conjugués : la modernité, l’européanisme et l’indépendance nationale.
Cet intense sentiment d’appartenance européenne, qui a embrassé et stimulé l’ensemble des élites intellectuelles, politiques, culturelles de cette région de l’Europe, fut tantôt incompris et ignoré, tantôt étouffé par de grands États, puissants acteurs de l’échiquier géopolitique. Le défi d’entrer dans la cour des grands a rejoint le vieux débat cherchant à déterminer centres et périphéries influencées par le(s) centre(s). Né au sein des empires multinationaux, le discours sur le centre et la périphérie a rejoint l’histoire contemporaine la plus récente. L’Europe centrale s’est farouchement distinguée de l’est de l’Europe pour prouver son appartenance au centre de l’histoire et de la politique européennes. Nous le constatons encore aujourd’hui, par exemple en Ukraine qui, pour les Occidentaux, se situe du côté oriental de l’Europe, alors que pour l’élite ukrainienne, le pays se situe au centre, au cœur de l’Europe, aussi bien en ce qui concerne son passé que dans sa perpétuelle lutte en faveur de la liberté et des valeurs européennes.
Très schématiquement présentés, ces traits du discours historique qui habitent largement les domaines politique et culturel apparaissent comme des points de fracture, qui fragilisent la confiance entre les États européens et deviennent des obstacles constants sur le chemin de l’unité.
- Communauté académique européenne
ou soft power de la diplomatie européenne
Malgré ces tiraillements récurrents entre Sud et Nord, Est et Ouest, l’unité européenne a fait son chemin dans le milieu académique. Au temps du communisme, l’université a toujours été un lieu de résistance et de non-conformité au système. La frontière entre l’Est et l’Ouest y était davantage poreuse et a vite disparu après la chute du mur de Berlin. Rappelons l’importance des recherches consacrées à l’Europe centrale et orientale menées en Europe de l’Ouest, mais aussi aux États-Unis6. Cette coopération des chercheurs et des universitaires a créé un socle solide pour l’émergence d’une communauté académique européenne fondée sur la confiance, la solidarité, la reconnaissance et l’unité.
Au milieu des années 1990, les pays candidats à l’intégration dans l’ue ont été contraints de mettre en œuvre très rapidement une réforme de l’enseignement supérieur afin de l’harmoniser avec celui de leurs homologues européens et permettre la reconnaissance des diplômes et la participation aux réunions majeures : conférence des recteurs européens (Berlin, 1998), sommet de Bologne (1999), conférences de Prague (2001), de Berlin (2003) et de Bergen (2005). En amont, les universités, avec le soutien financier de l’Union, participaient à des programmes européens et ouvraient des spécialités d’études européennes. Il s’agissait de créer un espace commun d’enseignement et d’échanges pour la jeune élite européenne formée dans un esprit communautaire : c’est ainsi que le Collège d’Europe de Bruges a ouvert un pôle en Pologne, sur le campus de Natolin. Campus qui est devenu un espace majeur de la construction commune.
Dès le début de l’ouverture de l’Union européenne à ces pays, et en vue d’un processus d’intégration à celle-ci, le monde de la jeunesse et de l’enseignement a bénéficié d’une attention particulière. L’Europe centrale s’est ainsi transformée en centre de dialogue académique et scientifique. Enfin, l’université européenne est apparue comme un élément du soft power européen, qui a pu aussi inspirer les diplomates européens et les États membres.
- En guise de conclusion
La diplomatie européenne demeure un large et complexe sujet d’une grande actualité. Elle repose avant tout sur la solidarité et la confiance mutuelle entre les États membres. Cependant, autant la solidarité diplomatique s’exprime aisément par temps calme, autant devient-elle exigeante en temps de crise. La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine n’a certes pas fait naître l’unité européenne, mais elle l’a fortement sollicitée et dynamisée, l’a conviée à une expression plus ferme et plus unie de sa cohésion. Malgré certaines positions parfois divergentes, le consensus intra-européen s’est enfin exprimé. La confiance dans les institutions internationales demeure et elle continue à régner comme principe de la coalition des alliés unis. L’implication des pays de l’Europe centrale et orientale dans une solidarité avec l’Ukraine a certainement effacé pour longtemps la distinction entre petits et grands États, anciens et nouveaux membres de l’Union.
1 Voir L. Badel, Diplomaties européennes. xixe-xxie siècle, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2021.
2 Voir François Laumonier sur la diplomatie européenne in N. de Kaniv et P. Bellouard, Souveraineté et Solidarité, un défi européen, Paris, Éditions du Cerf, 2021.
3 « C’est par le renforcement de la démocratie au sein de ses institutions qu’elle y parviendra aussi, car les populations européennes, accablées d’informations souvent biaisées sur la bureaucratie bruxelloise, ont besoin de savoir et de comprendre l’Europe. Les dirigeants européens ont longtemps pratiqué la défausse sur l’Union, quand émanait du Conseil européen ou d’un conseil des ministres telle ou telle décision contraignante pour leurs pays respectifs. Ainsi s’est établie une “mauvaise réputation” de l’ue, incapable de s’unir sur l’essentiel, notamment une diplomatie forte, et d’une omniprésence vétilleuse sur des thèmes secondaires. L’art est difficile mais la communication des institutions européennes vers le grand public est-elle suffisante, claire et marquante ? », écrit le groupe des diplomates évoqué précédemment.
4 En effet, dans la préface évoquée, l’ambassadeur Pierre Sellal rappelle une faiblesse de la diplomatie européenne qui eut pour objectif de réagir aux crises et ne pas forcément réfléchir à être une puissance.
5 Précisons à ce titre que le traité de Versailles, qui organisait la nouvelle structure européenne, a confirmé l’indépendance de plusieurs nouveaux États européens, nés après la Première Guerre mondiale, et de ce fait a été reçu positivement. Il a toutefois eu pour conséquence la perte de territoires hongrois et est aujourd’hui encore un souvenir historique douloureux pour la Hongrie avec le traité de Trianon signé un an plus tard.
6 Voir N. de Kaniv, « Université », in Ch. Delsol et J. Nowicki (dir.), La Vie de l’esprit en Europe centrale et orientale depuis 1945. Dictionnaire encyclopédique, Paris, Éditions du Cerf, 2021.