« L’entrée en résistance » a été étudiée par les chercheurs, notamment par Laurent Douzou qui a mis en valeur trois dynamiques complémentaires : l’intentionnalité, le privilège d’antériorité et la « disponibilité fonctionnelle »1. Passés les temps pionniers où émergent des individualités désireuses de continuer le combat par tous les moyens possibles, la question des critères du recrutement devient centrale, du fait de la nécessité de « contacter » des personnes extérieures au noyau initial pour développer l’organisation. Elles sont généralement choisies par « affinités électives », pour leurs compétences personnelles ou professionnelles, voire leur situation géographique : « L’entrée en résistance conjugue deux registres à première vue inconciliables : le rapport personnel sans autre critère de choix que l’appréciation que portent réciproquement les deux individus concernés, d’une part, la relation qui s’appuie sur des combats antérieurs, d’autre part2. »
Dans ce cadre, rapidement résumé, est absente une notion qui paraît pourtant essentielle pour comprendre l’engagement résistant, celle de la confiance, qui renvoie, aussi, à l’analyse de la sociologie résistante et à l’anthropologie du combat clandestin. L’objectif est d’interroger la construction de la confiance en autrui dans le cadre de la guerre secrète menée dans la France occupée. Elle permet la création des liens interpersonnels nécessaires à l’action : « La confiance en soi relève aussi de la capacité à créer des liens. Pour cela, il faut pouvoir aussi croire aux autres, leur faire confiance et accepter le risque de la dépendance3. » Sans confiance, il n’y a pas d’intégration dans l’organisation résistante et donc pas d’extension possible. Elle est « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société », écrit le sociologue Georg Simmel4. Il n’est pas seulement question d’« appréciation », il ne suffit pas de « penser pareil », ou du moins d’afficher une perception commune de la situation à son interlocuteur : tout le monde peut mentir. La confiance seule permet que soient révélés à l’Autre les secrets de cette société clandestine.
Réciproquement, la confiance est dangereuse. Face à ces civils inexpérimentés se dressent de véritables professionnels de la traque des organisations secrètes. Les polices allemandes, que l’on ne résumera pas au nom inapproprié de Gestapo, ainsi que les répressions italienne (l’ovra) et vichyste usent d’un ensemble de moyens techniques (radiogoniométrie) mais aussi humains pour détruire leurs adversaires dont elles ne méconnaissent pas l’existence. La trahison et l’infiltration d’agents doubles causent la destruction d’un nombre important d’organisations. Littéralement, la confiance est un acte de foi en autrui ainsi qu’un pari sur l’avenir et la mort. La conscience de cette menace engendre, de fait, un rapport anxieux à l’altérité : l’Autre peut tout aussi bien être un allié qu’un ennemi.
Comment faire confiance en résistance ? Sans prétention à l’exhaustivité, nous proposons quelques éléments de réflexion à travers le cas concret des réseaux de résistance travaillant pour le compte des services secrets alliés5. Contrairement à ce qu’a pu affirmer Claude Bourdet, un réseau n’est pas seulement un « organisme créé en vue d’un travail militaire précis, essentiellement le renseignement, accessoirement le sabotage, fréquemment aussi l’évasion de prisonniers de guerre et de pilotes tombés chez l’ennemi »6. Ce n’est pas une entité dotée de structures qui, créées en amont, agrégeraient ses agents. C’est l’inverse : ce qui fait le réseau, ce sont les hommes et les femmes qui le constituent. Il naît de liens interpersonnels patiemment construits et tire son originalité de relations précoces et étroites nouées avec un service secret qui finance et pilote la lutte clandestine. Un réseau est donc à la fois le produit d’un mouvement social qui fusionne des initiatives isolées et le fruit d’une rencontre d’une résistance pionnière et des services secrets qui s’efforcent de prendre pied sur le continent. Dans ce cadre, la question de la confiance se pose entre le service secret et ses agents sur le terrain, mais aussi entre les agents eux-mêmes.
- « Qui est fiable ? » Des services secrets à la recherche d’agents
La Seconde Guerre mondiale n’invente ni la guerre clandestine ni les services de renseignement7. Toutefois, la défaite de 1940 engendre une situation inédite et donc une redéfinition des stratégies de défense. Comment reprendre pied en territoires occupés ? Puisqu’il n’est plus possible de compter sur les armées conventionnelles, la décision est prise d’implanter des réseaux derrière les lignes ennemies afin de récupérer les pilotes tombés au sol, d’observer l’activité ennemie et, plus tard, de préparer avec leur aide un débarquement. À l’exception du Secret Intelligence Service (mi6), tous les services secrets pilotant des réseaux sont des inventions de la Seconde Guerre mondiale, et seul le service de renseignement anglais survit au conflit. Son homologue chargé des évacuations de soldats alliés est le mi9, qui ne reçoit un financement significatif qu’en juillet 1940, au moment où Winston Churchill crée le Special Operations Executive (soe, Direction des opérations spéciales). La France libre, de son côté, se dote des moyens constitutifs d’un État : les services secrets en font partie. Ils ont porté plusieurs noms ; nous retiendrons celui de Bureau central de renseignements et d’action (bcra), confié à André Dewavrin par le général de Gaulle8. L’ensemble des gouvernements en exil belge, polonais, néerlandais ou tchèque font de même. En 1942, les États-Unis créent l’Office of Strategic Services (oss), chargé de soutenir la résistance intérieure.
Créations empiriques, aucun de ces services secrets ne dispose du moindre contact en France occupée et le mi6 a perdu ses antennes en Europe au moment de la débâcle9. La question est donc de parvenir à recruter des agents et à les renvoyer sur le terrain : « En réalité, nous n’avions personne sur place dans les pays belligérants, occupés ou “neutres” de l’Europe centrale et occidentale. Le problème du soe est en somme de faire rentrer les chevaux dans l’écurie une fois que la porte a été fermée… sans compter qu’il faut d’abord trouver les chevaux. Le recrutement d’agents est loin d’être une affaire simple : les nationaux de pays ennemis présentent des problèmes de sécurité et de procédure10. »
Une rude concurrence se développe au sujet des réfugiés qui, en fonction de leur nationalité et des compétences qu’ils offrent, sont invités à retourner dans leur patrie pour y travailler comme agents secrets, non sans avoir été évalués auparavant. La question de la confiance est profondément liée à la fiabilité, au sentiment de pouvoir compter sur quelqu’un, ou pas : « Un individu peut être considéré comme fiable à partir du moment où il possède un certain nombre de compétences techniques et morales11. » Du côté anglais, on se méfie de l’infiltration d’agents travaillant au bénéfice de l’Axe. Leur traque est menée par le mi5, le service de renseignement chargé de la sécurité intérieure, qui connaît des succès majeurs12. Le bcra, lui aussi, crée une section chargée du contre-espionnage. Le travail de repérage et d’évaluation est facilité par la présence de camps de triage près des ports ou directement à Londres, puis par le regroupement des arrivants dans des centres dédiés, comme Patriotic School. Ils y sont minutieusement interrogés par les agents du mi5, notamment sur les circonstances ayant permis leur évasion vers l’Angleterre, puis font l’objet de fiches très précises. Les archives du service de contre-espionnage du bcra conservent quant à elles environ treize mille dossiers de Français ou de ressortissants étrangers arrivés à Londres et ayant été interrogés13. Les services secrets placent leur confiance en ceux dont ils reconnaissent les compétences dont ils ont le plus besoin. Par exemple, le soe recherche en priorité des opérateurs radio afin d’installer, en amont, les moyens de communication avec leurs réseaux sur le terrain. C’est pour cela que le premier agent envoyé en France en mai 1941 est Georges Bégué, bilingue, spécialiste des transmissions, lié au monde britannique par son mariage et méfiant à l’égard de la France libre14.
La confiance est-elle une affaire de sexe ? La recherche historique oppose une France libre « misogyne » à un soe plus inclusif. Dans un cas comme dans l’autre, s’il n’est pas question de nier l’existence de comportements sexistes, les faits sont plus complexes. Selon Jeanne Bohec, le bcra refuse à plusieurs reprises sa candidature parce qu’elle est une femme15 ; il faudra l’intervention d’Henri Frenay, le chef de Combat, pour qu’elle soit finalement recrutée en avril 1943, presque trois ans après son arrivée en Angleterre. Ce délai est-il la marque d’une défiance envers les femmes ? Faut-il avoir l’approbation d’un homme pour que le bcra accorde sa confiance à l’une d’elles et l’envoie sur le terrain ? La comparaison avec l’itinéraire d’un autre Français libre engagé au même moment, Daniel Cordier, permet de nuancer. Lui comme elle intègrent les services secrets de la France libre au terme d’un délai important et parce qu’ils bénéficient d’une cooptation. Le recrutement n’est pas plus automatique si le volontaire est un homme. Daniel Cordier, qui se morfond en caserne, saisit une opportunité au cours d’une conversation avec l’un de ses camarades de bataillon qui le présente et se porte garant de lui auprès d’un officier du bcra16. La cooptation fonde la confiance. Il n’est pas incompatible, pour un service secret, d’être en constant sous-effectif et de ne pas recruter tous les candidats qui se présentent par crainte, toujours, d’une infiltration par un service ennemi. Les services secrets de la France libre choisissent de s’en remettre à des intermédiaires qui valident la valeur du candidat. C’est ainsi que la candidature de l’Australienne Nancy Wake, rescapée du désastre qui emporte le réseau Pat O’Leary en mars 1943, est repoussée. Plusieurs sources invoquent des raisons différentes, mais qui n’ont rien à voir avec son sexe : son ancien chef, Ian Garrow, aurait alerté sur les difficultés qu’il y aurait à l’employer dans le contexte et à cause de son accent trop repérable, tandis qu’André Dewavrin aurait critiqué son ancienne appartenance à un réseau anglais17. Elle est récupérée par le soe.
Certes le soe recrute des femmes, mais ses membres sont surtout des hommes. Sur les quatre cent cinquante agents infiltrés en France, cinquante sont des femmes (trente-neuf entraînées au sein de la section F et onze au sein de la section RF). L’idée qu’il est utile d’engager des femmes en zone de combat perturbe en effet les normes de la société de paix. Toutefois, ce qu’il recherche, ce sont des civils à même de se fondre dans la population, ce qui valorise ceux qui parlent français et les jeunes femmes, surtout au moment où les jeunes hommes sont requis pour le Service du travail obligatoire (sto) en France. Leur entraînement, néanmoins, se déroule sous le regard d’hommes rédigeant des rapports où percent les stéréotypes : ils déploient de vrais efforts pour que ces femmes, qui suscitent la défiance parce qu’elles sont considérées comme plus fragiles ou plus faibles, ne soient pas envoyées sur le terrain18.
- « Comment être sûr ? »
Confiance et recrutement en France occupée
Le défi est de parvenir à implanter des agents sur le terrain. Pour garantir leur sécurité, tous se posent la question du soutien qu’ils pourront y trouver. L’interrogatoire des réfugiés permet de dresser une liste de contacts que chacun espère fiables19. Dans les premiers temps, ces espoirs sont globalement déçus : depuis Londres, il est impossible de prendre la mesure des fractures, des ambivalences, voire de l’effondrement des consciences après la défaite20, et personne ne sait rien de la vie quotidienne dans la France occupée. Dans les témoignages postérieurs, les déceptions sont perceptibles : Gilbert Renault, envoyé en mission en France dès 1940, se heurte à plusieurs refus. Ils sont motivés par l’hostilité au général de Gaulle ou l’anglophobie, surtout après le drame de Mers el-Kébir. Il faut citer aussi la confiance placée dans le maréchal Pétain voire le soutien affiché à la Révolution nationale et aux valeurs défendues par Vichy21. Les frères Pierre (« Martel ») et Maurice Montet, fondateurs de Brandy, le premier réseau d’évasion du bcra, ont aussi des déconvenues : « Comme renseignements “Martel” apportait ceux qu’il avait recueillis de droite à gauche auprès des différents évadés parvenus à Londres, et qu’il avait pu rencontrer. La plupart des contacts indiqués ne valaient rien22. »
Parachuté dans la nuit du 5 au 6 mai 1941, Georges Bégué ne dispose que d’un seul contact au sol : Max Hymans. Comment le soe a-t-il obtenu son nom et son adresse, et pourquoi lui fait-il confiance ? Ce député républicain socialiste de l’Indre a voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, mais s’est détourné de Vichy peu après. Il cherche à prendre contact avec la France libre par différents intermédiaires. L’une de ses lettres arrive, par le biais d’un diplomate, à Londres sur le bureau d’André Labarthe, qui, par hostilité envers le général de Gaulle, la transmet aux Anglais. La rencontre entre Max Hymans et Georges Bégué à Châteauroux se déroule dans un climat de défiance. Tandis que le premier se demande s’il n’a pas affaire à un agent provocateur, le second s’interroge sur la véritable identité de son contact23. L’établissement d’un lien de confiance réciproque, qui est aussi souvent un pari sur la vie et sur l’avenir, est un préalable indispensable.
La fondation des premiers réseaux doit beaucoup à la rencontre des agents venus de Londres avec des équipes déjà constituées qui n’attendent qu’un contact extérieur, sans préférence manifeste entre la France libre ou les Anglais. Seul compte le financement dont elles ont cruellement besoin. Il faut revenir sur le récit de la rencontre de Marie-Madeleine Méric, du réseau Alliance, avec les autorités du mi6 en Espagne fin 1941. Son récit, dans L’Arche de Noé24, n’est pas convaincant. Elle présente sa démarche visant à s’imposer comme chef du réseau auprès des Anglais comme particulièrement risquée et inédite face à des interlocuteurs réticents à lui confier le commandement parce qu’elle est une femme. Il faut remettre les choses en perspective : les Anglais ne considèrent pas son sexe comme un sujet ; ils ont besoin d’interlocuteurs en France en qui ils ont confiance. Marie-Madeleine Méric n’est ni la première ni la seule femme à rencontrer les autorités anglaises en Espagne à ce moment-là. Andrée de Jongh, fondatrice et chef du réseau Comète, affronte les réticences de Claude Dansey, le chef du service de renseignement britannique, qui exprime le soupçon qu’elle puisse être un agent allemand ; elle est alors défendue par le mi9. Le vice-consul Arthur Dean s’interroge sur ses capacités non pas à commander, mais à renouveler elle-même le franchissement de la frontière. Elle aurait mis l’accent au contraire sur l’opportunité qu’il y aurait à recruter des femmes pour ces missions : « Girls attract less Attention in the Frontier Zone than Man25. »
La confiance accordée par un service secret à un homme ou à une femme en charge de la construction et du commandement du réseau est la base de leur pouvoir. Il faut noter que le processus de désignation des chefs de réseau ne se fonde pas nécessairement sur le privilège d’antériorité, comme l’avait supposé Laurent Douzou26 ; un agent parachuté peut être désigné pour prendre la tête d’une équipe déjà en place. C’est le cas des premiers chefs de réseau du bcra ou encore de la plupart des agents du soe. Leur pouvoir repose sur d’autres facteurs : le charisme, la reconnaissance par le service secret référent, le contrôle et la fourniture des moyens de liaison et du financement, ainsi que l’expression d’une violence empreinte de virilité qui permet de calmer les oppositions.
En tant qu’intermédiaire entre son organisation et ceux qui la financent, le chef de réseau établit sa domination tandis que ses troupes placent leur confiance en sa capacité d’assurer leur protection et d’organiser l’action. Le processus est parfois renforcé par la prestation d’un serment. On en trouve la trace, par exemple, du côté des réseaux Alliance, Sacristan ou Farmer. L’acte de la prestation de serment rappelle l’hommage médiéval, cette cérémonie codifiée qui lie un ou plusieurs vassaux à un suzerain dans le cadre des liens féodaux-vassaliques. C’est toujours un engagement oral qui a valeur de contrat passé entre deux personnes. Il induit des obligations réciproques et un pacte tacite de confiance entre les uns et les autres : le chef s’engage à protéger ses troupes, ces dernières s’engagent à lui obéir sans réserve.
Les réseaux sont profondément élitistes dans leur recrutement. La consultation des listes d’homologation27 montre, malgré les limites de ces documents, l’importance des liens interpersonnels préexistants à la guerre. À la recherche de soutiens, les premiers agents se tournent vers leur entourage : famille, amis, relations professionnelles, voisinage… Pour ces raisons, et contrairement à une idée reçue, le cloisonnement y est le plus souvent inexistant, d’autant qu’ils travaillent avec tout ce que leur environnement compte d’organisations clandestines. En France, en dépit de quelques tentatives et de la présence de fonctionnaires de police actifs dans certains réseaux tel Ajax, il n’y a pas de service de contre-espionnage efficace qui repère les agents doubles. Ni le mi5 ni le bcra ne parviennent à assurer leur protection depuis Londres. Personne, sur le terrain, ne peut faire suivre au candidat un programme d’entraînement, même accéléré, ni délivrer une formation rigoureuse aux règles de la vie clandestine. Le temps manque, et les problèmes de cloisonnement et de sécurité sont insolubles.
Philippe de Vomécourt, agent du soe, écrit : « Comment être sûr de quelqu’un ? Cette question contribuait à rendre le recrutement difficile. […] En France, il fallait s’en remettre à des recommandations, des renseignements de seconde main, des on-dit… On pouvait essayer de vérifier si l’homme était réellement anti-allemand, s’il ne risquait pas de se livrer à des fanfaronnades dangereuses pour lui-même et ses camarades. Mais on ne pouvait pas lui demander de raconter sa vie ; d’ailleurs, l’eût-il fait que cela n’eût pas prouvé grand-chose. Pour en finir, il fallait se résoudre à conclure “après tout il a l’air honnête” et accepter les risques. Un excellent ami pouvait vous recommander un agent double, de la meilleure foi du monde ; et ce n’était pas le seul danger : un recrutement trop hâtif, une parole imprudente, une seconde d’inattention, tout cela pouvait déclencher un désastre28. »
De fait, le recrutement en France est une démonstration de pragmatisme à grande échelle. Il est toujours un pari de confiance, qui s’appuie sur des considérations empiriques (les perceptions des uns et des autres au sujet de leur interlocuteur) et qui est fondé sur l’optimisme. Ces liens interpersonnels sont constitutifs d’une identité particulière fondatrice d’une société secrète qui dispose de ses propres codes, connus des seuls initiés ; l’usage de mots de passe, par exemple, assure la certitude qu’autrui est bien celui qu’il prétend être : un camarade de combat.
- « Qui est le traître ? » Crise de confiance dans les réseaux
« Au début nous n’étions que des bleus. Nous avions tout à apprendre du métier. Certains n’en eurent pas le temps, leur première erreur fut aussi leur dernière. Il faut reconnaître que dans les premiers temps, nous avions tendance à agir comme s’il s’agissait d’un jeu grave, souvent mortel, mais qui restait un jeu, nous amusait, nous exaltait, nous faisait vivre une aventure. Les Allemands, eux, n’ont jamais vu les choses sous cet angle. Jusqu’à la fin de la guerre, malgré notre expérience accrue, nous avons toujours couru à peu près les mêmes risques de trahison. Il y a une limite à la prudence et un mouvement de résistance se fonde sur la confiance et non sur les soupçons. Un traître commence toujours par gagner la confiance de ceux qu’il s’apprête à vendre29. »
Philippe de Vomécourt confirme à quel point la confiance « contient en elle-même les germes de la trahison »30. Les agents doubles actionnés par l’Abwehr ont pour première mission de rendre transparent le réseau qu’ils infiltrent. Tous ont connu des arrestations de diverses intensités, mais la destruction totale vient de la perte des moyens de liaison internes et externes. Ce sont à ces objectifs que les traîtres travaillent. Il leur faut donc intégrer le réseau et faire leurs preuves afin de gravir les échelons : c’est ainsi que Jean-Paul Lien, ancien du mouvement Combat, arrêté et « retourné » par l’Abwehr, est à l’origine de la catastrophe spectaculaire du mois de septembre 1943 qui frappe le réseau Alliance31.
Pour détruire les réseaux d’évasion dont ils ne méconnaissent pas l’existence, les Allemands tentent d’y introduire des agents qui, maquillés en parachutistes, peuvent apporter du renseignement sur toutes les étapes du cycle du sauvetage. Certains traîtres font carrière. Roger le Légionnaire provoque à lui seul la chute de Pat O’Leary et de Bordeaux-Loupiac. Jacques Desoubrie, lui, agent de la gfp, est l’auteur de l’infiltration du mouvement La Vérité française puis des Petites Ailes, du réseau Hector en 1942 et même du mouvement Combat en zone occupée avec Henri Devillers. Il infiltre une première fois Comète en avril 1943, en est chassé mais y revient au début de l’année 1944, et ce réseau s’effondre peu après.
La capacité à faire parler les agents capturés est une autre arme de la répression. Les tortures subies lors des interrogatoires sont essentiellement représentées dans le cadre d’une narration épique, doloriste, recourant volontiers aux détails les plus sordides. Les constructions mémorielles exaltent le courage des Résistants restés muets. Après la guerre, Alban Vistel écrit : « Lorsque l’homme a les deux mains liées, tandis que la brute l’affame, assoiffe, torture tout l’être pour lui arracher le nom de ses compagnons, les secrets de la conjuration, que faire ? Céder serait effacer dans l’instant même des jours, des mois, des années de lutte contre soi-même et contre l’ennemi, céder serait se livrer aux Érinyes de la honte, céder serait assassiner les siens. Alors surgit le dernier des mots. Le NON intransigeant32. » Or, l’étude des dynamiques de la répression des réseaux montre que « ne pas parler » relève de l’exception. Après la Libération, certains accablent ceux de leurs camarades qui n’ont plus supporté la douleur. Car parler sous la torture, c’est donner le nom d’un camarade qui a placé sa confiance en votre capacité à tenir jusqu’à la mort ; c’est briser le pacte tacite de confiance qui unit les membres d’un même réseau33.
Tous frappés durement par la répression, les survivants des réseaux démantelés cherchent les coupables. La sortie de guerre débouche sur une crise de confiance. Elle se traduit par la formation de discours et d’une mémoire cathartiques. Dans les témoignages postérieurs, les accusations pleuvent contre de supposés traîtres ou à l’encontre de quelques chefs taxés d’incompétence pour avoir failli à la protection du groupe. Des procès se tiennent, des jurys d’honneur siègent, des Résistants, compagnons d’armes, occupent les rôles d’accusateurs ou de témoins de la défense. Une autre réponse, surprenante, finit par s’imposer, encouragée par la fermeture des archives des réseaux : les Anglais auraient délibérément sacrifié certains réseaux à des fins d’intoxication des services ennemis.
Comment expliquer le succès de ces théories ? Plusieurs éléments ont amené à la publication d’ouvrages sans nuances, y compris de la part d’anciens agents34. Il y a, certes, la matérialisation du « soupçon civique », de l’« herméneutique cryptique » dont Alain Dewerpe a expliqué les mécanismes35. Il y a ce besoin de comprendre les origines de la douleur infligée, les traumatismes des corps qui hantent l’imaginaire, mais surtout les mécanismes internes des réseaux où le pacte tacite de confiance règne : le camarade tiendra jusqu’à la mort et ne révélera aucun nom. Albert Archippe, l’un des cadres du réseau de renseignement Cotre, donne ses consignes à ses agents en cas de capture par la police allemande ou l’ovra : « Évasion : à tenter à tout prix. Courez le risque de vous faire tuer. Vous aurez une chance d’être simplement blessé et d’aller à l’hôpital. […] Si vous comprenez qu’on va vous faire passer à la torture, tuez-vous par n’importe quel moyen36. » Mieux vaut la mort que de trahir son camarade ? Dans les faits, nombre d’agents, hommes et femmes, se suicident, d’autres sont abattus, beaucoup sont torturés puis déportés, mais presque tous ont confiance en la capacité de l’autre à souffrir et à faire le grand saut dans le noir plutôt que de parler. C’est ce qui explique, aussi, qu’en dépit des consignes indiquant l’ordre de dispersion en cas de capture d’un camarade, presque aucun agent ne se cache. Incapable de concevoir qu’une erreur a pu être commise ou que le camarade a pu parler sous la torture, la trahison anglaise devient alors la solution la moins inconcevable.
1 L. Douzou, « L’entrée en résistance », in A. Prost (dir.), La Résistance, une histoire sociale, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997, pp. 15-16.
2 Ibid., p. 17.
3 M. Marzano, « Qu’est-ce que la confiance ? », Études, vol. 412, n° 1, 2010, pp. 53-63, voir p. 53.
4 G. Simmel, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation, Paris, puf, 1999.
5 Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, L’Armée du silence. Histoire des réseaux de résistance en France (1940-1945), Paris, Tallandier, 2022.
6 Cl. Bourdet, L’Aventure incertaine, Paris, Éditions du Félin, 1998, voir notamment le chapitre V.
7 Voir entre autres, S. Laurent et O. Forcade, Secrets d’État. Pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin, 2005, ou S. Albertelli, Histoire du sabotage, Paris, Perrin, 2016.
8 S. Albertelli, Les Services secrets du général de Gaulle. Le bcra (1940-1944), Paris, Perrin, 2009.
9 K. Jeffery, mi6. The History of the Secret Intelligence Service 1909-1949, Londres, Bloomsbury, 2011, p. 370.
10 Journal de guerre, tome 3 ; tna hs7/211. Cité aussi dans M. Foot, Des Anglais dans la Résistance. Le soe en France, Paris, Tallandier, 2008, p. 101.
11 M. Marzano, op. cit.
12 Ch. Andrews, The Defence of the Realm: The Authorized History of mi5, Penguin. 2010.
13 Ces dossiers sont conservés au shd dans la sous-série 28 p 2. Voir aussi, Ch. Andrews, ibid. et A. Gillois, Histoire secrète des Français à Londres, Paris, Hachette, 1973, notamment le chapitre IV.
14 Dossier de Georges Bégué, tna hs9/115/2. Voir aussi son témoignage recueilli par Jeanne Patrimonio le 26 novembre 1946, an, 72 aj/40/ii.
15 J. Bohec, La Plastiqueuse à bicyclette, Paris, Éditions du Sextant, 2004, p. 91.
16 D. Cordier, Alias Caracalla, Paris, Gallimard, 2009, pp. 278-279.
17 Note du ce, 20 août 1943, dans le dossier de Nancy Wake, shd/gr 28 P 4 274 107 ; N. Wake, La Gestapo m’appelait la souris blanche, Paris, Le Félin Poche, 2004, p. 126.
18 G. Pollack, op. cit., pp. 388-389.
19 Voir par exemple, shd/gr 28 P 3 3, Transmission à la section a/m du bcra de noms de sympathisants et d’adresses de secours pour les agents envoyés en mission en France.
20 P. Laborie, L’Opinion française sous Vichy. Les Français et la crise d’identité nationale, 1936-1944, Paris, Le Seuil, 2001.
21 Colonel Rémy, Mémoires d’un agent secret de la France libre. T. I, Le Refus, Paris, France-Empire, 1998.
22 Témoignage de Maurice Montet recueilli par Mlle Gouineau, sans date. an, 72av/37/vi.
23 Récit de Georges Bégué publié dans un numéro consacré à Max Hymans d’Icare. Revue de l’aviation française n° 58, 1971, pp. 91-92.
24 M. - M. Fourcade, L’Arche de Noé, Paris, Fayard, 1968, p. 143.
25 A. Neave, Little Cyclone, Biteback Publishing, 2016, p. 22.
26 L. Douzou, « La démocratie sans le vote », Actes de la recherche en sciences sociales vol. 140, décembre 2001, pp. 57-67.
27 shd, sous-série gr 17 p.
28 Ph. de Vomécourt, Les Artisans de la liberté, Paris, Pac éditions, 1975, pp. 25-26.
29 Ibid., p. 67.
30 J. Hillman, La Trahison et autres essais, Paris, Payot, 2004, p. 16.
31 F. Grenard, La Traque des Résistants, Paris, Tallandier, 2019.
32 A. Vistel, Héritage spirituel de la Résistance, Paris, Lug, 1955, p. 28.
33 G. Pollack, op. cit., pp. 400-409.
34 Par exemple : J. Bureau, Un soldat menteur. Récit, Paris, Robert Laffont, 1992 ; R. Gautier, Agent « Number One ». Réseau Mithridate 1940-1945, Paris, France Empire, 2003 ; B. Maloubier, Les Secrets du jour J. Opération Fortitude. Churchill mystifie Hitler, Paris, Tallandier, 2015. Une partie de notre ouvrage est consacré à cette question.
35 A. Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994, p. 97.
36 Consignes envoyées aux agents p2 par Albert Archippe, an, 72 aj/49/vi.