La musique peut-elle faire bouger un mur politique et idéologique aussi puissant que le rideau de fer séparant l’Europe en deux pendant plusieurs décennies ? Cette question fait l’objet de multiples études parmi les plus récentes1. À titre d’exemple, les chercheurs européens participant à l’ouvrage collectif Popular Music in Communist and Post-Communist Europe2 sont unanimes : la musique a profondément influencé la conscience de la jeunesse qui exigeait un champ de liberté d’expression de plus en plus large. Rien d’étonnant, dès lors, qu’elle ait été perçue comme une menace politique.
Braver les interdits, défier les valeurs conservatrices dans les sociétés établies, telles sont les motivations artistiques et esthétiques qui animent les mouvements de musique alternative, à l’Est comme à l’Ouest. Durant la guerre froide, à l’heure où naissent successivement les mouvements rock, hippie, punk, les mêmes positions sont partout mises en exergue : rejet du conformisme, du consumérisme et de toute autorité ; liberté sexuelle ; paix ; consommation de psychotropes et de drogues douces. Cette révolution musicale n’est pas détachée du contexte dans lequel elle se forme : guerre du Vietnam, invasion de l’Afghanistan… Et sa portée sur la société communiste, notamment au sein de la jeunesse et de la dissidence culturelle, n’est pas négligeable. Elle a largement contribué à un dialogue permanent entre l’Est et l’Ouest, tout en formant une génération par-delà les frontières politiques.
- La musique en Europe centrale et orientale
La musique est un mode d’expression artistique très répandu au sein des populations d’Europe centrale. La grande tradition musicale, en particulier celle de l’âge d’or du xixe siècle et de l’avant-garde, manifeste leur sensibilité à cet art : nombre de grands compositeurs de cette époque sont d’origine hongroise (Franz Liszt, Béla Bartók, Zoltán Kodály, György Ligeti), tchèque (Bedřich Smetana, Antonín Leopold Dvořák, Leoš Janáček, Bohuslav Martinu) ou polonaise (Krzysztof Penderecki, Witold Lutosławski, Henryk Górecki, Krzysztof Meyer, Paweł Szymański, Grażyna Bacewicz, Marta Ptaszyńska).
Dans le projet de nouvelle société porté par le régime soviétique, les arts occupent une place primordiale. Ils sont au service de la propagande, mais aussi d’un éveil national, patriotique, qui contribue à souder la société autour d’un projet commun : tantôt la création de la société nouvelle, tantôt la lutte contre l’ennemi (le fascisme puis le capitalisme). La musique, dont la grande émotivité et la profonde sensibilité touchent les cœurs, est particulièrement utilisée pour former les esprits et guider le peuple. L’Internationale accompagne inévitablement les innombrables spectacles de masse. Les hymnes patriotiques, retransmis à la radio, sont présents au quotidien dans les foyers ; ils investissent la conscience dès l’enfance, en particulier par leur enseignement dès l’école maternelle. Ils ont pour but de construire un héroïsme et de proclamer un idéal communiste pour l’ensemble des pays socialistes. Pour servir ce dessein, tous les moyens sont bons : concerts, opéras, ballets, théâtre.
Dans le même temps, la musique alternative fait son chemin. Le rock’n’roll, très populaire en Occident, est tout d’abord bien accueilli par le pouvoir soviétique porté vers la modernité. Avant de tomber en disgrâce dans le contexte du rejet de tous les éléments de la culture américaine ou occidentale. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique entrait dans une guerre nouvelle, avant tout idéologique, la guerre froide. Les influences américaines furent condamnées dans cet univers communiste porté à la construction d’un monde nouveau, d’un homme nouveau, d’un art nouveau appelés à dépasser la « culture occidentale en déclin et bourgeoise ».
Le jazz, lui, connaît un destin plus clément et jouit d’un grand succès. À part son origine coloniale, il bénéficiait d’une certaine bienveillance. Dès les années 1920, il se diffuse largement dans les pays de l’Europe centrale socialiste, et ce malgré les aléas de la distribution des enregistrements étrangers, grâce notamment à Radio Luxembourg ou Voice of America, qui retransmettent les morceaux américains en vogue. Après la mort de Staline, naît même à Varsovie l’un des plus grands festivals de jazz en Europe : le Jazz Jamboree. Sa première édition est organisée par le Hot Club Hybrydy, du 18 au 21 septembre 1958, et porte le titre de « Jazz 58 ». Dans les pays baltes, plusieurs groupes de jazz se sont constitués et certains ont été autorisés à faire des représentations aux États-Unis. Une situation étonnante, qui a permis de créer un lien discret entre la culture alternative occidentale et centre-est européenne. À titre d’exemple, Vladimir Tarasov, un jazzman lituanien, largement accueilli et salué aux États-Unis, se rendait régulièrement à Moscou et à Leningrad pour donner des concerts non officiels mais pas interdits, et rencontrer un groupe d’artistes alternatifs, notamment le groupe du conceptualisme moscovite. En effet, il compose l’accompagnement musical de multiples installations d’Ilya Kabakov, un artiste conceptuel mondialement connu.
Lors du dégel khrouchtchévien, la musique alternative a considérablement élargi son espace d’expression. Le jazz attirait la jeunesse et l’élite du pays sans exclure l’intelligentsia conformiste. L’essor de la musique contemporaine échappait au contrôle du pouvoir. La célèbre exposition du Manège organisée à Moscou en 1962 et la violente réaction de Nikita Khrouchtchev envers les artistes non conformistes a mis fin à cette tolérance affichée du pouvoir envers la culture alternative. Dès lors, celui-ci décide de reprendre les choses en main.
Pour atténuer le succès singulier du jazz, issu de la culture occidentale, le pouvoir central tente d’attirer l’attention du public vers la pop, plus intelligible et davantage accessible à tous. De multiples groupes sont alors promus dans l’ensemble de l’Europe communiste. On affiche un soutien fort aux jeunes compositeurs, musiciens, chanteurs qui acceptent d’imiter la musique pop en y introduisant des éléments de la vie soviétique, de la culture patriotique et nationale. Tout espace derrière le rideau de fer est embrassé par la musique pop soviétique. Son objectif est simple : créer un monde joyeux et moderne en harmonie avec le projet communiste, fédérer les masses de l’ensemble du bloc et créer une fierté pour l’unicité de ces peuples au destin commun. Dans ce projet utopique, le système tolère également les « bardes », qui chantent en s’accompagnant d’une guitare acoustique. Issus de la tradition populaire, ces chansonniers répondent aux goûts de la majorité de la société.
- Le rôle de la musique folklorique et de l’ethno musique
L’avant-garde musicale ne peut se lire sans l’importance de la musique ethnique, si chère à ces peuples qui, inclus dans des empires, expriment traditionnellement leur identité à travers la nation culturelle. Le folklore bénéficie d’un regard bienveillant du pouvoir communiste, qui cherche à l’instrumentaliser à des fins politiques : de nombreux festivals, concerts, concours, groupes se multiplient dans tout l’espace communiste ; musique et chansons tsiganes sont au programme de nombre de manifestations officielles. Mais il suscite aussi un intérêt particulier de la part des compositeurs modernes. Au début du xxe siècle, en Hongrie, Béla Bartók et Zoltán Kodály effectuent un grand travail d’ethnomusicologie en transcrivant et en introduisant des mélodies populaires dans leurs propres compositions, puis en sublimant cet apport traditionnel. Leur travail inspire des compositeurs contemporains, ouvre une porte à la création nouvelle, moderne et nationale. Leur héritage, ainsi que celui d’autres illustres compositeurs, tels Karol Szymanowski et Leoš Janáček, reste une référence pour les jeunes artistes. Il influence les tenants de la musique alternative : le pianiste Ernő von Dohnányi utilise des éléments de musique populaire hongroise dans Ruralia Hungarica, le compositeur estonien Veljo Tormis se passionne pour l’ethnomusicologie et écrit six cycles choraux (Chroniques des peuples oubliés et The British Rite), Pēteris Vasks exploite des éléments populaires archaïques de musique lettone… Ce ne sont que quelques exemples.
- Dissidence et résistance
En Europe centrale, comme à l’Ouest, l’underground musical intègre toutes les nouvelles tendances : rock, hard-rock, hippie, punk, new wave, techno, rock expérimental… Les inspirations sont multiples, des Beatles à David Bowie, en passant par Bob Dylan, les Pink Floyd ou les Sex Pistols. Le pop-rock est très populaire, marqué par l’influence des quatre de Liverpool. Notons quelques concerts qui ont connu un succès formidable : les Rolling Stones en 1967 à Varsovie, les Beach Boys à Prague en 1969, Elton John à Moscou en 1979. Enfin, les courants hippie et punk font une stupéfiante carrière dans ces pays.
Et bientôt l’underground se fait politique. Ainsi le mouvement de résistance tchèque se baptise « Révolution de velours », en s’inspirant du nom du groupe new-yorkais Velvet Underground, lié à Andy Warhol. En 1968, Václav Havel avait rapporté d’un voyage aux États-Unis un de ses albums – on ne sait pas s’il s’agit du premier, Velvet Undergroundand, de Nico ou d’un autre. Recopié à de nombreuses reprises, il circule dans le milieu avant-gardiste et inspire la dissidence culturelle. Dans ses souvenirs, Lou Reed, chanteur du groupe, fait part de ses multiples échanges avec Václav Havel, soulignant l’importance du rock dans la résistance et, plus tard, dans la chute du régime. Un mois après le Printemps de Prague, dans cette même ville, de jeunes musiciens, eux aussi inspirés par le Velvet Underground, se réunissent sous le nom de The Plastic People of the Universe (ppu), avec pour directeur artistique Ivan Martin Jirous. Ils ne cherchent pas la confrontation avec le système, mais sont immédiatement perçus par celui-ci comme une menace. Regroupant en son sein des compositeurs, poètes, théoriciens d’art et des dissidents, le ppu attirait massivement la jeunesse et bénéficiait d’un succès que le système officiel ne pouvait pas risquer à laisser s’installer. Suite à l’interdiction de l’un de leurs concerts en 1976, un groupe d’intellectuels, dont Václav Havel, signe, en 1977, la Charte 77, qui exige le respect des droits de l’homme en Europe centrale et l’application des libertés fondamentales. C’est l’un des déclencheurs de la résistance en Tchécoslovaquie. Dana Němcová, psychologue et figure majeure de la dissidence tchèque, souligne l’importance du ppu, qui réunit autour de lui tout un groupe d’artistes, de musiciens, de poètes et d’intellectuels : « Le rapprochement avec la musique underground a permis un rassemblement de différentes générations et de différents métiers, car à l’époque on se réunissait en fonction de l’attitude et des valeurs, pas en fonction de l’âge3. »
Bien que le ppu ne cherche qu’à composer de la musique moderne et n’aspire à aucun rôle politique, les événements des années 1970 l’ancrent dans la résistance au régime. L’underground pragois s’organise autour de lui et il devient le symbole de la dissidence tchèque. Comme dg307, l’un des groupes les plus progressistes, créé en 1973 par le poète et musicien Pavel Zajíček et le compositeur Milan Hlavtsa, l’un des fondateurs du ppu. Après la chute du communisme, c’est de ce milieu que sera issue une partie de la nouvelle élite démocratique.
En Hongrie, le 1er septembre 1980, dans le service de toxicomanie d’un hôpital psychiatrique de Budapest, le groupe de new wave urh donne un concert intitulé « Orgasme dans la lumière bleue ». Le public, composé notamment d’intellectuels et d’artistes, est saisi par la puissance des paroles chantées par Jenő Menyhárt. Une provocation politique comme l’est aussi le nom du groupe : urh signifie « Agence de presse ultra rock », mais est également le sigle des voitures de police équipées d’émetteurs à ondes ultracourtes. La « lumière bleue », elle, fait allusion à la rubrique télévisée de la police criminelle. Non réprimé par la police, ce concert est vécu comme un premier signe de libéralisation. En Pologne, les années 1980, appelées « boom du rock polonais », voient apparaître sur la scène musicale un nombre important de groupes et d’artistes. Leurs concerts affichent complet et leur popularité est incontestable.
Dans les pays baltes, la période 1987-1991, qui verra la restauration de leur indépendance, est appelée « Révolution chantée », un terme inventé par Heinz Valk lors du Tallinn Song Festival Grounds pour désigner « la nuit du chant en masse » (10-11 juin 1988). Dès 1987, en effet, ce festival rassemble plus de trois cent mille Estoniens à Tallinn pour chanter des chansons et des hymnes strictement interdits. C’est bien un mouvement de rébellion. Détournement de sens également en Tchécoslovaquie, où le mouvement de résistance de 1968 choisit pour nom celui d’un festival de la musique classique créé en 1946 : « Printemps de Prague ». Et en Hongrie, dans un mouvement inverse, le ministère de la Culture reprend le nom des manifestations de 1989, « Cérémonie des adieux », pour baptiser un festival.
Si l’underground musical des pays centre-européens se défend tout d’abord de tout engagement politique, s’il est en rupture avec le système soviétique mais sans chercher à rejoindre l’opposition politique, les répressions le rapprochent toutefois rapidement des cercles de la dissidence. Au terme de son évolution, il intègre des sujets politiques et manifeste plus expressément son esprit d’opposition. Il joue incontestablement un rôle libérateur au sein des mouvements protestataires des années 1960, ainsi que dans la période de la fin du communisme. À tel point que la musique accompagne largement le mouvement de libération de 1989. En somme, il rejoint le mouvement occidental d’underground et c’est alors que les frontières tombent. Au pied du Mur, Viatcheslav Rostropovich, avec son violoncelle et l’improvisation musicale qui accompagne cette chute d’un monde, pourrait illustrer la fragilité de tout système politique totalitaire, et l’expression musicale et artistique qui le dépasse en douceur et avec force libératrice.
1 L’ensemble de ces recherches est développé dans L’Autre Europe. La vie de l’esprit en Europe centrale et orientale depuis 1945, sous la direction de Chantal Delsol et Joanna Nowicki, à paraître chez Robert Laffont dans la collection « Bouquins » début 2021, avec le concours de l’Académie des sciences morales et politiques.
2 Berlin, Éditions Peter Lang, 2019.
3 L’interview avec Dana Němcová a été publié par le site « Mémoire d’un peuple » : www.pametnaroda.cz