N°49 | La route

Jérôme Pellistrandi

Le tour de france : une route géopolitique

Chaque été, près de douze millions de spectateurs se rendent sur la route du Tour de France pour assister à l’événement sportif le plus médiatique après les Jeux olympiques et le Mondial de football. Et on estime à près de trois milliards le nombre de téléspectateurs qui, durant le mois de juillet, le suivent avec intérêt depuis leur petit écran.

Créé en 1903 par Henri Desgranges, propriétaire du journal L’Auto1, le Tour n’est cependant pas qu’un événement sportif. Il est en effet devenu le reflet de l’évolution de la société française, de l’Europe, des innovations qui marquent la vie quotidienne, mais aussi un véritable outil géopolitique. Ainsi, en 1905, le tracé de l’étape Nancy-Besançon, longue de deux cent quatre-vingt-dix-neuf kilomètres, passe par le ballon d’Alsace, montrant ainsi que la France n’oubliait pas ses provinces annexées en 1871 par le Reich allemand. Le baron Ferdinand von Zeppelin (1838-1917) s’était personnellement impliqué pour permettre à l’épreuve de traverser la région. Le ballon d’Alsace figure également au programme de l’édition suivante avec l’étape Nancy-Dijon longue de quatre cent seize kilomètres ! En 1907 et 1910, le Tour fait étape à Metz ; l’enthousiasme populaire permettant de rappeler aux autorités allemandes les racines françaises de la ville est tel que Guillaume II interdit son passage à partir de 1912.

Dans un contexte de montée des périls, le Tour 1914 démarre le 28 juin, le jour même de l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand et de son épouse à Sarajevo. Il est à peine achevé le 26 juillet que sonne la mobilisation et que nombre de coureurs rejoignent leurs unités. Quatre ans plus tard, dès la semaine suivant l’armistice du 11 novembre 1918, Henri Desgranges, qui s’était engagé comme volontaire en 1917, annonce que le Tour aura lieu en 1919 et qu’il fera étape à Strasbourg2 afin de célébrer le retour de l’Alsace-Lorraine dans le giron national.

Durant l’entre-deux-guerres, le Tour connaît bien des vicissitudes sportives. Il faut cependant retenir qu’à partir de 1930, les coureurs roulent dans des équipes nationales : France, Belgique, Allemagne, Espagne et Italie. Ce n’est donc pas un hasard si Mussolini s’y intéresse de près. Et que durant la guerre d’Espagne, les coureurs espagnols portent les couleurs de la République. La dimension géopolitique de la Grande Boucle n’a pas non plus échappé aux nazis qui, durant l’Occupation, s’efforcent de la relancer. Sans succès réel. À la Libération, le journal L’Auto est interdit de publication3 en raison de ses liens avec l’occupant et se transforme en L’Équipe, journal auquel, en 1947, l’État confie, en collaboration avec Le Parisien libéré, la responsabilité de l’organisation de cette épreuve sportive qui reprend dès juillet de cette même année et passe à Bruxelles et au Luxembourg.

La guerre froide voit la création de la Course de la paix4 organisée à partir de 1948 dans les pays d’Europe de l’Est, obligeant le Tour à évoluer et à s’ouvrir davantage. En 1949, il fait ainsi étape à San Sebastian5, dans l’Espagne franquiste, alors même que la réouverture de la frontière pyrénéenne ne date que du printemps 1948, une ouverture qui avait pris pour prétexte les cols hors catégorie faisant la renommée de l’épreuve, mais qui, de fait, a permis à Madrid de profiter médiatiquement de cette opportunité, avec le paradoxe que les coureurs espagnols avaient déjà abandonné.

En 1954, grande première : le Tour part pour la première fois de l’étranger, d’Amsterdam, aux Pays-Bas. En 1958, c’est de Bruxelles qu’il s’élance, marquant la création de la Communauté économique européenne (cee), voulue par le Traité de Rome et dont le siège est fixé dans la capitale belge. En 1964, il entre pour la première fois en Allemagne, à Fribourg-en-Brisgau6. Un choix hautement symbolique après la signature du Traité de l’Élysée l’année précédente. En 1965, il part de Cologne, la ville dont le chancelier Konrad Adenauer fut maire. En 1974, c’est le Royaume-Uni qui est choisi, alors qu’il vient juste d’intégrer la cee (1973).

La grande affaire sera Berlin en 1987, alors que la ville est encore scindée par le Mur. L’opportunité est saisie à l’occasion du sept-cent cinquantième anniversaire de la capitale allemande. Le projet est cependant contesté par certains en France, qui estiment que cette ouverture vers l’Europe dénature la spécificité française – certains diraient gauloise – du Tour. Il n’était bien entendu pas question de passer à Berlin-Est. Deux ans après, le Mur s’effondrait…

En 1992, à l’occasion de la signature du Traité de Maastricht, le Tour parcourt sept pays de l’Union7. Deux ans plus tard, il emprunte le tout récent tunnel sous la Manche, inauguré le 6 mai par la reine Elizabeth et le président Mitterrand. En 1998, l’Irlande accueille les trois premières étapes, entraînant de fortes contraintes logistiques, mais démontrant l’attractivité de l’épreuve.

Depuis 1954, vingt-deux éditions ont débuté à l’étranger8, beaucoup du Benelux, grande terre de cyclisme. Curieusement, le Tour n’est jamais parti d’Italie. L’étude de son tracé met en évidence une dimension géopolitique voulue ou subie selon les circonstances de l’Histoire. Indéniablement, il a reflété les contradictions et les aspirations françaises9 avec un élargissement progressif et désormais totalement assumé d’une course aux dimensions chaque fois plus importantes dans un format contraint de trois semaines. C’est un monument toujours en construction de la géopolitique européenne. Le départ du Danemark de son édition 2022 illustrera à nouveau cette dimension qui transcende les frontières.

En parallèle, le Tour nous fait relire notre histoire militaire qui a tant façonné notre géographie et nos paysages. Chaque année, des pans entiers ressurgissent du passé et rappellent cette importance dans la constitution de notre État-nation. Entre forteresses médiévales témoins de la rivalité entre féodaux et pouvoir royal, citadelles de Vauban construites pour protéger nos frontières, mais aussi pour contrôler des populations enclines à la révolte, notamment dans le Sud-Est, casernes de la IIIe République ayant contribué à l’aménagement de nos villes, les sites sont nombreux et permettent de se remémorer ce lien étroit entre l’autorité régalienne et le tissu territorial. C’est aussi le tissu industriel qui, par exemple, après 1870, est restructuré pour éloigner de l’Est les sites de production d’armes, faisant alors la fortune de villes comme Bourges ou Saint-Étienne.

Et bien entendu, on ne peut pas passer sous silence les champs de bataille. Certes, la mémoire retient essentiellement ceux des deux conflits mondiaux dont les conséquences furent terribles dans le quart nord-est de la France, face à la ligne bleue des Vosges, et bien sûr en Normandie durant l’été 1944. Mais à regarder de plus près, quand le Tour traverse Royan10 ou Lorient, les pays de langue d’Oc, le bocage vendéen, le Piémont vosgien11 et qu’il arrive sur les Champs-Élysées, c’est bien toute l’histoire de notre pays qu’il a parcouru en empruntant ses routes.

1 La création de ce journal est liée à l’affaire Dreyfus, en raison de divergences politiques au sein de l’Automobile Club de France.

2 12e étape Genève-Strasbourg.

3 Le même procédé a été appliqué au Temps, dont les actifs ont permis la création du Monde, dirigé par Hubert Beuve-Méry à partir de 1944.

4 La Course de la paix a disparu dans l’indifférence générale en 2006.

5 Neuvième étape Bordeaux-San Sebastian.

6 C’est alors l’une des garnisons les plus importantes des Forces françaises en Allemagne.

7 Espagne, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Allemagne, Italie et France.

8 En y incluant Monaco, cela représente neuf pays.

9 Le Tour est aussi un objet politique national. Le 16 juillet 1960, il est passé à Colombey-les-deux-Églises pour saluer le général de Gaulle. Et, fait exceptionnel, le peloton s’est arrêté quelques instants pour lui rendre hommage. Le 10 juillet 1985, le président Mitterrand a assisté au passage des coureurs et les a pris en photo. En 1998, c’est le tour du président Chirac. Le président Sarkozy, fin connaisseur du cyclisme, a suivi les différentes étapes avec assiduité. Le président Hollande n’a pas manqué de se rendre sur la Grande Boucle au cours de son mandat. Comme l’a fait son successeur, Emmanuel Macron, privilégiant les Pyrénées et soulignant que le seul maillot qui compte, c’est le maillot jaune, celui du vainqueur.

10 Détruite entre 1944-1945 et libérée après le 8 mai 1945, comme Lorient.

11 Entre Turenne au xviie siècle et la guerre de 1870, les lieux de mémoire y sont nombreux.

Les armées et la route, une lo... | R. Porte
A. Namor | La conquête des routes numériq...