N°14 | Guerre et opinion publique

Rémy Porte

Information et désinformation, 1914-1962

« La stratégie est l’art de la duperie, et le mensonge ultime consiste à faire alterner les places du mensonge et de la vérité. »

Sun Tzu

La question des interactions entre les opérations militaires et les évolutions de l’opinion publique est aussi vieille que la guerre entre États organisés. Scipion l’« Africain » joue déjà des peurs de Rome dans sa lutte contre Carthage, et César, de la lointaine Gaule, entretient autour du Sénat un réseau d’agents d’influence et d’informateurs. Plus récemment, le jeune général Bonaparte fait présenter sous un jour avantageux ses campagnes d’Italie et d’Égypte, puis, devenu empereur, sait utiliser l’administration préfectorale et la presse pour faire retentir l’écho de sa gloire. La Gazette nationale, rebaptisée Le Moniteur universel, a la primeur des bulletins de la Grande Armée et des ordres du jour, originaux ou corrigés, comme dans l’exemple désormais bien connu de la « proclamation d’Austerlitz », amendée à deux reprises. C’est ainsi que, pour une même campagne, la bataille d’Iéna, remportée par l’Empereur le 14 octobre 1806, est bien plus connue que celle pourtant décisive d’Auerstaedt qui, le même jour, voit triompher Davout.

La naissance de la presse populaire à grands tirages, soutenue par l’extension des réseaux télégraphiques, qui accompagne le développement de l’instruction publique à partir du dernier tiers du xixe siècle, marque l’avènement d’une ère nouvelle, celle de l’« information de masse », et avec elle de la « désinformation des masses ». En France, la loi de 1881 sur la liberté de la presse est rapidement considérée comme fondatrice, compliquant les relations entre les institutions et les journaux. Les guerres de Sécession, des Boers, russo-japonaise et balkaniques alimentent les brèves des agences de presse et sont suivies par les correspondants des grands quotidiens. Mais les gouvernements concernés commencent également à organiser leur propre communication, tant en direction de leurs compatriotes que pour développer dans les pays tiers des sentiments favorables à leur cause. Pour le maréchal Wolseley, exprimant à l’époque des guerres britanniques du Soudan une idée promise à un bel avenir, la presse est la « malédiction des armées modernes ». Même si depuis la première édition de La Psychologie des foules de Gustave Le Bon en 1895 une réflexion nouvelle émerge dans la société, l’éloignement de ces conflits, sans conséquence directe sur les principales nations européennes, n’incite pas les décideurs français à réfléchir à ces questions.

En août 1914, la guerre commence donc sur la base des errements antérieurs : puisque les informations publiées par les principaux journaux français et britanniques avaient contribué à renseigner les Allemands pendant la campagne de 1870-1871, la politique adoptée est celle du silence et du mensonge institutionnel. Les Français ignorent tout des échecs successifs du premier mois de guerre et le président de la République lui-même se plaint de n’avoir aucune information sur le déroulement des opérations, mais Le Matin titre sur « Les Allemands encerclés en Belgique ».

Depuis, l’influence de celui que l’on nomme le quatrième pouvoir (ou contre-pouvoir) n’a cessé de croître, de l’utilisation de la radio au village planétaire et au monde virtuel instantané de la Toile, faisant s’interroger François-Bernard Huyghe : « À quoi servent les médias ? À nous faire acheter, voter, rêver peut-être. À nous endormir, disent les critiques. À nous rapprocher, disent les optimistes. […] Les médias ne transforment pas seulement le “quoi” mais aussi le “comment”1. » Cependant, le thème fixé pour notre article n’est ni « Guerre et médias » ni « Guerre et citoyens », et la formule « Guerre et opinion publique » ouvre naturellement au civil et au militaire, au gouvernemental et à l’officieux, aux opérations actives et aux stratégies indirectes. Rechercher les interactions entre une opinion publique et le phénomène « guerre », crise paroxysmique, conduit ainsi à mettre au jour les réussites et les échecs de la puissance étatique pour créer un courant favorable aux choix politiques, efforts parfois moins apparents sur des sujets plus anodins. La cible de l’information diffusée pouvant être alternativement ou parallèlement l’armée du pays concerné, sa population, l’armée ou la population ennemie, les opinions publiques neutres et leurs gouvernements, le sujet est pavé de quiproquos, d’ambiguïtés et de chausse-trappes. Négligeons donc les pudiques réactions offensées, « Pas de ça chez nous ! », pour observer à froid les évolutions d’une réalité au cours du siècle passé.

  • La propagande ne cache pas son nom

Lorsqu’il apparaît à l’automne 1914 que le conflit sera beaucoup plus long que les autorités civiles et militaires ne l’envisageaient, l’idée de guerre globale ou totale est progressivement formalisée2. Elle implique que toutes les ressources humaines, financières, matérielles et morales de la nation doivent être tendues vers le même but. De ce fait, la victoire ne sera obtenue sur les champs de bataille que par un effort accru de l’arrière et un investissement sans faille de chacun, quelle que soit sa fonction dans le pays. Elle repose donc d’abord sur la cohésion et la volonté du corps social dans son ensemble.

  • Techniques nouvelles et évolution des pratiques

Le contenu des articles des premières semaines de guerre3, rapidement contredit par la réalité des pertes, décrédibilise les titres de la presse généraliste auprès de la troupe d’abord, des familles à l’arrière ensuite. Le Bulletin quotidien du Grand Quartier général (gqg) commet les mêmes erreurs et connaît rapidement la même désaffection lorsque, sur le front, officiers et soldats comparent leurs expériences aux informations publiées. À partir de 1917, il ne s’agit plus de cacher la réalité, mais d’en mettre en relief les aspects particuliers que l’on souhaite faire connaître à l’arrière : naissent les journalistes correspondants de guerre accrédités, accompagnés au front par des officiers d’état-major.

Toutes les techniques sont mises à contribution pour renforcer le discours officiel. L’image, quasiment absente des journaux pendant les premières semaines de guerre, y tient progressivement une place importante et la photographie se substitue en partie au dessin de presse. Le pouvoir de l’image (mise en scène ou retouchée : longtemps, il est interdit de montrer des cadavres de soldats français afin de ne pas démoraliser l’arrière) est en marche. Au-delà des périodiques, elle s’impose sur les affiches, dans les fascicules pour les écoliers ou sous forme de cartes postales, justifiant la création du Service photographique et cinématographique de l’armée, en relations étroites avec le ministère de l’Instruction publique.

  • Censure et autocensure

Si l’on sait le rôle qu’exercent les bureaux de censure vis-à-vis de la presse, on ignore souvent que leur activité s’étend à l’ensemble du domaine intellectuel et artistique, jusqu’aux pièces de théâtre et aux chansons populaires. Il s’agit bien ici d’agir sur le moral de la collectivité en interdisant toute manifestation de défaitisme qui pourrait venir entacher sa cohésion. Les mots deviennent des armes : les puissances de l’Entente ne sont ni militaristes ni bellicistes, qualificatifs réservés à l’Allemagne et à ses alliés. Mais puisque les Franco-Britanniques désirent la paix, ils ne peuvent que poursuivre la guerre pour ne pas gémir sous le joug des Hohenzollern.

À la censure active s’ajoute l’autocensure. Elle peut être le fait des journalistes eux-mêmes, soit par conviction, soit emportés par la vague d’unanimisme nationaliste, soit par simple conformisme social. Elle peut également avoir pour origine le réalisme économique : il s’agit alors pour les titres généralistes de conserver leur lectorat ou de continuer à recevoir le quota de papier nécessaire à la poursuite de l’édition. En 1917, dans un rapport au gouvernement, la commission interministérielle de la presse, au sein de laquelle siègent plusieurs députés directeurs de quotidiens régionaux, « espère que les pouvoirs publics auront à cœur d’apporter leur appui le plus absolu à un organisme qu’ils ont toujours considéré comme leur plus précieux auxiliaire »4. Ils se proposent en clair de continuer à soutenir les choix gouvernementaux en échange de l’attribution d’un tonnage suffisant de papier.

Dans cette lutte, les autorités françaises privilégient la population nationale sans oublier, avec des budgets moindres, de viser d’autres cibles. Trois exemples de nature différente caractérisent l’importance de cette question, à l’égard des opinions publiques nationales, neutres, ennemies :

  • après avoir à l’automne 1914 changé le nom de son journal L’Homme libre en L’Homme enchaîné pour protester contre la censure, Clemenceau, devenu président du Conseil trois ans plus tard, réorganise la Maison de la presse (trois cents personnes) et crée un Secrétariat général de l’information et de la propagande. L’objectif est l’« arrière », qui doit absolument tenir dans une période militaire critique ;
  • lorsque le blocus allié de la Grèce menace de ternir l’image de l’Entente, l’agence de presse Radio est mise sur pied à partir de financements privés complétés par des fonds des Affaires étrangères, avec une mission d’influence sur les rédactions des journaux neutres ;
  • le largage massif de tracts au-dessus du territoire allemand, au cours des derniers mois de guerre, vise à saper le moral de la population civile sur les arrières de l’armée impériale (en Allemagne du Sud, appelant les Bavarois à refuser la suprématie prussienne ; dans la vallée rhénane, invitant les ouvriers sociaux-démocrates à s’opposer au militarisme pangermaniste).

Aux yeux de l’opinion publique, la presse a perdu une grande partie de son prestige à la fin de la Grande Guerre. Assimilant, en 1919, propagande et promotion commerciale, elle souligne que pour être efficace, la première doit, comme la seconde, bénéficier à la fois de solides investissements et de la durée : « Nous faisons à dessein cette comparaison avec la publicité : la propagande, au fond, est-elle autre chose que de la réclame ? […] Retenons que la propagande est une véritable affaire de “réclame nationale” et que, tout en se composant essentiellement d’un courant centrifuge, pour ainsi dire, d’annonces aux mille formes, elle exige en outre un indispensable courant centripète de renseignements, qui fourniront la base des campagnes à entreprendre5. » Les principes sont posés : « Connaissance approfondie du terrain, […] étude systématique de l’évolution de l’opinion publique, […] renonciation à tout mensonge, […] intérêt d’une progression des informations, […] répétition sous différentes formes6. »

Deux grandes périodes chronologiques voient ensuite de fortes évolutions : autour de la Seconde Guerre mondiale, les nouveaux moyens techniques permettent d’élargir les capacités d’action sur les opinions publiques ; avec la guerre froide et les conflits de la décolonisation, le poids du facteur idéologique oblige non seulement à s’imposer dans les esprits mais encore à conquérir les cœurs.

  • De la propagande à l’information

Avec la signature des traités de paix, les structures militaires et gouvernementales de contrôle des médias sont progressivement dissoutes et la censure est définitivement levée en octobre 1919. Résumant les événements des années de guerre, Georges Sylvester Viereck estime simplement qu’« en temps de guerre, l’objet de la propagande est de faire que les hommes voient rouge. […] Donnez-moi quelque chose à haïr et je vous promets d’organiser n’importe où une formidable campagne de propagande en vingt-quatre heures ».

  • La guerre : un « produit » comme un autre ?

Les travaux conduits durant l’entre-deux-guerres, en particulier dans le secteur marchand aux États-Unis, sur la psychologie des groupes et des individus (formation, faiblesses, attentes, motivations…) permettent de théoriser les règles de l’instrumentalisation des émotions. Dans ce contexte, on assiste à la conjonction entre nouveaux supports de communication (radio, cinéma) et conditionnement des opinions publiques. Différents projets se succèdent en France7, mais ne trouvent leur traduction administrative qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

Favoriser le conformisme social est en temps de conflit une valeur sûre. Il est difficile pour un citoyen isolé de remettre en cause une décision (une guerre) généralement approuvée par la nation. L’objectif est donc de constituer autour des choix gouvernementaux une adhésion de fait, ou au moins d’apparence. Maladroitement dirigé et s’appuyant essentiellement sur la presse écrite, le Commissariat général à l’information mis sur pied en 1939 ne répond que très partiellement à sa mission (mener en direction de l’opinion « une action morale conforme aux intérêts de la défense nationale ») et se voit rapidement reproché de n’être qu’un cocon pour intellectuels en mal du port d’une tenue militaire dans les salons de la capitale. Marc Bloch critique vertement « son irritant et grossier optimisme, sa timidité, et par-dessus tout l’impuissance de nos gouvernants à définir honnêtement leurs buts de guerre »8, comme lorsque Jean Giraudoux explique dans Le Figaro du 3 septembre 1939, en appelant à la rescousse les mânes des poilus de la Grande Guerre, qu’il faut attendre avec confiance la suite des opérations en Pologne : « Les Polonais sont comme nous. […] Ils font ce que nous avons fait en 1914, ce que nous allons faire. » On ne peut pas à la fois « vendre » la guerre comme un produit de grande consommation, jouer sur le lyrisme et tenter de s’appuyer sur des ressorts collectifs affaiblis.

  • Connotation négative de la propagande

Alors que jusque dans les années 1930 le mot « propagande » est indifféremment utilisé sans connotation péjorative particulière, son usage par les régimes stalinien et nazi réserve bientôt son emploi aux actions de l’ennemi (Goebbels est ministre de l’Information et de la Propagande). La « propagande » est allemande, l’« information » alliée : qui oserait comparer la retransmission des discours tonitruants du Führer par haut-parleurs jusque dans les usines et les causeries radiophoniques « au coin du feu » du président américain s’adressant à ses concitoyens pour expliquer le New Deal ? La littérature scientifique, en particulier anglo-saxonne, a longuement étudié cette période d’avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle le cinéma et la radio ouvrent de nouveaux champs d’application, aussi bien dans la vie publique intérieure des belligérants que dans son apport à la conduite des opérations, en Europe ou contre le Japon. Soulignons ici que la formule « guerre psychologique » semble avoir été employée pour la première fois en 1920 par le Britannique Fuller dans Tanks in the Great War9, qui situe nettement le sujet dans le domaine militaire (influence sur le moral des troupes ennemies), mais aussi que les Anglais préfèrent rapidement l’expression plus large de Political Warfare, qui place, semble-t-il, le débat au bon niveau.

  • Le maelström des années 1940-1960

L’après-Seconde Guerre mondiale, dans le contexte particulier pour la France de la guerre d’Indochine, marque une nouvelle étape du fait des conditions dans lesquelles l’armée, écrasée en Europe en 1940 puis victime dans cette contrée du coup de force japonais du 9 mars 1945, reprend pied sur ce territoire d’une part, et des évolutions induites par les progrès technologiques dans le cadre général de la guerre froide d’autre part10. Malgré l’engagement résolu du haut commandement, la question de l’efficacité des mesures adoptées reste toutefois sans réponse.

  • Quels objectifs militaires et/ou politiques ?

L’état-major de l’armée française en cours de reconstitution met sur pied en février 1946 une section moral-information, afin de « renseigner le commandement sur l’état moral de l’armée et préparer son action dans le domaine du moral ; l’informer sur les réactions de l’opinion vis-à-vis de l’armée et inversement, établir et maintenir les rapports entre l’armée et la nation »11, cette définition indiquant clairement que les cibles sont tout autant les soldats sous les drapeaux que plus largement l’ensemble des citoyens. À l’état-major du corps expéditionnaire d’Extrême-Orient, des sections spécialisées s’occupent du moral des troupes indigènes (Afrique du Nord, Afrique noire, États indochinois), mais dans « L’opinion, de guerre lasse », Jean-Pierre Rioux observe qu’à l’égard du grand public il faut « attendre 1954 pour que les réactions de l’opinion [relatives à la question coloniale] soient enfin examinées » régulièrement par l’Institut français d’opinion publique (ifop). Il souligne également que dès février 1939, la moitié de la population métropolitaine « n’admettait pas que son sort puisse être aussi lié aux colonies qu’aux provinces »12, facteur dont il n’a, semble-t-il, jamais été tenu compte.

À compter du premier semestre 1955, le Bureau régional d’action psychologique mis en place en Algérie dispose de supports écrits (Le Bled), d’une section radio, du Service cinématographique des armées, de compagnies haut-parleurs et de tracts. Si les résultats sont sensibles dans les départements algériens, où certaines sections administratives spécialisées contribuent efficacement à la pacification, ce message n’est que peu ou mal soutenu dans l’Hexagone, ce qui crée une distorsion entre la perception des « événements » de part et d’autre de la Méditerranée.

Élément aggravant, alors que le poids d’une idéologie forte exprimée de façon claire et cohérente devient essentiel (discours général sur la libération des peuples, pour la paix, pour la liberté), les services d’information se multiplient, se succèdent et se juxtaposent sur le territoire disputé pendant plus de dix ans, du président du Conseil au ministre de la Défense nationale, à l’état-major général et auprès du gouverneur général comme du commandant en chef : c’est le « triomphe de la continuité dans la contradiction »13. C’est l’époque où le capitaine Hélie de Saint Marc, directeur de cabinet de Massu et chargé des relations avec la presse, qui a plus que ses homologues travaillant pour Lacoste et Salan une réputation d’honnêteté et de franchise, considère pourtant que « personne ne savait vraiment au nom de quoi, au nom de qui nous combattions »14. Ces structures multiplient les initiatives heureuses ou originales (radio, presse militaire ou grand public, cinéma…), mais l’éparpillement des moyens et surtout le manque de cohérence politique dans la durée nuisent aux résultats d’ensemble. Enfin, on observe au fil des années un glissement des responsabilités du politique vers le militaire, qui s’accélère après la fin de l’épisode indochinois en 1955 puis après le peu glorieux rembarquement de Suez en 1956, alors même que, d’une part la détermination de la mission générale et du sens à lui donner relève des prérogatives ministérielles et que, d’autre part l’institution militaire n’a pas alors la pleine connaissance des (éventuelles ?) priorités gouvernementales.

  • Travail dans l’urgence ou œuvre de fond ?

Les enseignements des deux guerres mondiales et des campagnes de la décolonisation montrent une faiblesse relative des régimes démocratiques lorsqu’un conflit devient meurtrier et s’inscrit dans la durée.

Avec la guerre d’Indochine puis les « événements » d’Algérie (le mot guerre n’est alors pas officiellement reconnu), la situation se complique en effet à double titre : d’une part, les opérations militaires se déroulent hors de l’Hexagone ; d’autre part, jusqu’au rappel progressif du contingent à partir de l’été 1955, ces engagements ne concernent que des professionnels. L’adhésion de la population métropolitaine dans ce cadre devrait faire l’objet de soins attentifs, mais l’instabilité générale et les contraintes budgétaires interdisent à la fois de maintenir des choix clairs dans la durée et de s’engager dans une politique ambitieuse. Nommé à la tête du service d’action psychologique et d’information, le colonel Lacheroy a en particulier pour mission « de faire de la presse une alliée sûre », mais l’indépendance de la Tunisie et du Maroc, puis les conditions politiques exceptionnelles de la fin de la guerre d’Algérie compliquent encore la donne. Si, au premier semestre 1957, il est relativement aisé d’expliquer aux conscrits, aux rappelés et à leurs familles la nécessité d’engager l’armée dans la « bataille d’Alger », comment appuyer dans la durée une action militaire nationale après le 13 mai 1958 et surtout après le 21 avril 1961 ? Comment accroître le sentiment de la légitimité de son action ? Si les évolutions de l’opinion publique sont suivies par différents bureaux spécialisés à Paris comme à Alger, le général de Menditte, en 1961, « doute beaucoup de cette paperasse » qui mêle éléments objectifs et opinions partisanes. Ni les pouvoirs spéciaux confiés à Robert Lacoste ni les saisies de journaux ni le caviardage des articles ne peuvent d’évidence suffire. Si la population française accepte dans un premier temps les « opérations de maintien de l’ordre », elle devient de plus en plus hostile avec la participation des appelés, fils, frères et maris des sondés : à 53 % en 1956, 71% en 1959, 78 % en 1961. « Les Français ont souhaité que le combat cesse dès que leurs fils ont risqué leur vie et qu’eux-mêmes ont cru avoir à connaître sa violence de trop près15. »

La métropole s’est engagée dans les Trente Glorieuses et se désintéresse majoritairement des difficultés de son armée, qui développe en son sein une « école française » et qui, pensant trouver la solution en interne, ne cache pas ses ambitions. En mars 1948 déjà, le colonel Javelle n’hésite pas à affirmer devant les officiers de l’école d’état-major que « par l’information et la propagande, nous avons la possibilité de développer un grand nombre de facteurs de base d’un bon moral collectif »16. Mais s’agit-il là d’une responsabilité militaire ? « L’instruction provisoire sur l’emploi de l’arme psychologique » (TTA 117) parue en juillet 1957 tente de distinguer entre « guerre » et « action », « défensive » et « offensive », mais doit convenir qu’au-delà des définitions théoriques, l’une et l’autre « devront procéder d’une impulsion unique. Or la question du moral dans l’Hexagone ne peut relever que de l’autorité publique ». Les expériences et les confusions de la seconde moitié des années 1950 sonnent finalement le glas de ces efforts, voués à l’échec du seul fait de l’indétermination politique.

Plus encore que dans les conflits antérieurs, la question de la « communication » comprise au sens large s’impose aux dirigeants politiques et aux chefs militaires à l’occasion de toutes les opérations conduites depuis le début du xxe siècle. Pour favoriser l’adhésion de l’opinion publique aux choix gouvernementaux et militaires, toutes les ressources disponibles à une époque donnée ont régulièrement été mobilisées, mais avec un temps de retard : comme dans l’éternelle opposition entre le glaive et la cuirasse, l’institutionnel tente de rattraper, avec des résultats variables, la société civile. Désormais, les évolutions de l’opinion publique interagissent directement sur la conduite de la guerre, mais (paradoxalement ?) les armées ne sont pas parvenues à se doter, à la fin de la période étudiée, d’une doctrine claire et d’un outil efficace en la matière. Elles perdent alors leur autonomie, car les autorités politiques n’entendent plus laisser l’initiative aux militaires dans ce domaine sensible. 

1 François-Bernard Huyghe, Comprendre le pouvoir stratégique des médias, Paris, Eyrolles, 2005, p. 11.

2 La guerre totale est paradoxalement marquée par la segmentisation. Dans le cadre chronologique de notre article naissent alors les notions de « guerre aérienne », de « guerre chimique », de « guerre économique ». Suivront les guerres « bactériologique et nucléaire », la « guerre électronique », la « guerre psychologique », formalisée en tant que telle contre la « guerre révolutionnaire » ou « subversive », la « guerre de l’information ». Relevons que ces « guerres » traduisent à la fois la prise en compte du progrès scientifique et celle des chocs idéologiques.

3 L’Intransigeant du 17 août 1914 affirme sans sourciller que l’« inefficacité des projectiles ennemis est l’objet de tous les commentaires. Les schrapnells éclatent mollement et tombent en pluie inoffensive. Quant aux balles allemandes, elles ne sont pas dangereuses : elles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure ».

4 shd-Terre, 6N14 (Fonds Clemenceau).

5 L. B., « La propagande. Son but, ses moyens, ses hommes », Revue de Paris, mai 1919, pp. 201-202.

6 Cité par Marie-Catherine et Paul Villatoux, La République et son armée face au péril subversif. Guerre et actions psychologiques, 1945-1960, Paris, Les Indes savantes, 2005, p. 77.

7 À partir de 1927 en particulier. On note l’existence d’un ministère de l’Information dans le gouvernement Blum au printemps 1938, auquel succède à l’été un Service général d’information interministériel. Ce dernier relève du secrétariat à la Défense nationale, et donc du président du Conseil.

8 Marc Bloch, L’Étrange défaite, Paris, Gallimard, « Folio », 1990.

9 J.F.C. Fuller, Tanks in the Great War, Londres, John Murray, 1920.

10 Sur cette période de la IVe République, on lira tout particulièrement Marie-Catherine et Paul Villatoux, op. cit.

11 Note au ministre, shd, 2T64.

12 Jean-Pierre Rioux, « L’opinion, de guerre lasse », Dictionnaire de la France coloniale, Paris, Flammarion, 2007, pp. 825-830.

13 L’Emploi de l’arme psychologique dans l’armée française, mémoire du commandant Prestat, 73e promotion de l’esg, 1960. Archives de l’esg, bibliothèque patrimoniale de l’École militaire.

14 www.heliedesaintmarc.com, site officiel d’Hélie de Saint Marc.

15 Jean-Pierre Rioux, op. cit.

16 Conférence « Le moral et l’armée », shd, 12T65.

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