« On a renoncé à la grande vie lorsque l’on renonce à la guerre »
Friedrich Nietzsche (Le Crépuscule des idoles, « La morale comme antinature »)
- Le siège de Metz ou la naissance
d’une philosophie de la guerre
En 1870, l’Europe entre dans l’une de ses phases les plus dévastatrices ; et cela commence par le sort réservé à l’Alsace et à la Moselle, attisant les haines entre Français et Allemands, qui auront les conséquences catastrophiques que l’on connaît et qui, aujourd’hui encore, constituent une plaie béante. C’est au cœur de cette année terrible que Nietzsche, dans une lettre à Erwin Rödhe, exprime son effroi : « Voici un terrible coup de tonnerre. La guerre franco-allemande est déclarée et toute notre civilisation, râpée jusqu’à la corde, se précipite entre les bras du plus terrible démon1. » En pleine montée des nationalismes, mais également de l’antisémitisme, sidéré par l’événement qui s’annonce et honteux de son inactivité, il prend la décision de s’engager. Le 11 août 1870, il quitte Bâle pour rejoindre l’hôpital militaire d’Erlangen, au nord de l’État de Bavière, où il reçoit une formation de soignant. Ambulancier, il s’occupe des blessés de la bataille de Woerth à quelques encâblures du champ de bataille. Il se déplace à Bischwiller et à Haguenau d’où il aperçoit les incendies provoqués par le siège de Strasbourg. Les victoires pour les armées allemandes s’enchaînent. La place forte de Metz, où l’armée française s’est positionnée sur ordre du maréchal Bazaine, est à présent visée. La suite n’est que trop connue : le 29 octobre 1870, les troupes du général von Kammern entrent triomphalement dans la ville.
C’est sous les murs de Metz que Nietzsche acquiert, à ses propres yeux, le statut de philosophe existentiel. Revenant sur l’ouvrage publié en 1872, il écrit : « Prise en main avec quelque impartialité, La Naissance de la tragédie a l’air très inactuelle. On n’imaginerait pas qu’elle a été commencée sous les coups de canon de la bataille de Woerth. J’ai réfléchi à ces problèmes sous les murs de Metz, pendant de froides nuits de septembre, tout en remplissant mes fonctions d’infirmier2. »
La guerre apparaît ici dans toute son ambivalence, dans toute sa contradiction : événement meurtrier et destructeur, qui suscite chez les hommes un sentiment de rejet et de répudiation, mais également événement catalyseur et créateur de nouvelles valeurs. Cette contradiction interne à la guerre constitue, comme à l’accoutumée chez Nietzsche, le lieu d’une mise à l’épreuve : celle des pulsions qui trouvent à s’exprimer dans tel ou tel type de guerre.
Car, pour Nietzsche, depuis sa rencontre avec Héraclite d’Éphèse, avec Homère et avec son éducateur Arthur Schopenhauer, le monde est une lutte, l’agôn perpétuelle des pulsions entre elles en vue d’acquérir de la puissance. Il revient en effet à Héraclite l’Obscur de voir la réalité comme une lutte, un combat des contraires et dont l’harmonie, toujours provisoire, exprime « la suprématie momentanée de l’un des deux combattants. […] Les choses elles-mêmes ne sont que les éclairs et les étincelles qui jaillissent d’épées brandies, elles sont la lueur dans la lutte des qualités qui s’opposent »3. Cette lutte perpétuelle, Schopenhauer la nommera « volonté de puissance »4, c’est-à-dire la volonté voulant la puissance qui caractérise telle ou telle organisation où telle ou telle pulsion est parvenue à avoir plus de puissance, quand bien même cet équilibre ne serait que temporaire et fragile. La guerre est ambivalente, tête de Janus, sans que l’une des faces, négative et destructrice, n’accompagne nécessairement l’autre, positive et créatrice comme son ombre portée. La guerre n’est pas un concept univoque, mais l’expérience révélatrice d’un certain type d’homme.
Car au fond, ce sont deux types d’hommes qui pratiquent deux types de guerres. Celle destructrice, dévastatrice, est portée, justifiée, exaltée par des hommes incapables de spiritualiser, de sublimer leurs pulsions. Ou pire, elle est justification a posteriori des pulsions qui affaiblissent, qui meurtrissent, et ce au nom même de la vie. C’est bien en ce sens que le nazisme parvint à détourner les mots ou, tout du moins, à leur insuffler un nouveau sens, comme l’a bien montré Victor Klemperer dans LTI. La langue du IIIe Reich5. Ainsi en va-t-il de la guerre, élevée au rang d’activité nécessaire en vue de défendre l’espace vital.
Mais le concept de vie6 se trouve ici aux antipodes de la vie conçue par Nietzsche. La guerre créatrice est au contraire pratiquée par un type d’homme capable, non pas seulement de maîtriser ses pulsions, mais de leur conférer un maximum de puissance afin qu’elles produisent des valeurs surhumaines. Il s’agit de comprendre la position nietzschéenne de la manière suivante : faire la guerre à tout ce qui détruit, à tout ce qui avilit, à tout ce qui affaiblit ; faire la guerre au nom de la vie. Ainsi, loin d’être une fin, la guerre n’est qu’un moyen, qui suppose la pratique d’une certaine vertu au nom de valeurs tout entières tournées vers la vie. C’est la vie elle-même qui « évalue par notre entremise lorsque nous posons des valeurs »7.
- Brutalité des récits homériques
Les images de la guerre et des pulsions qui y sont à l’œuvre ont tendance à provoquer chez nombre de nos semblables un sentiment négatif, qui vient heurter notre morale de la compassion. Selon Nietzsche, cette morale s’est bâtie en s’éloignant de la tragédie de l’existence, dont il trouve la première expression dans les récits d’Homère. Que se cache-t-il sous la beauté de l’Iliade et de l’Odyssée ? La « force », selon le terme emprunté à Simone Weil, est « le principal sujet de l’Iliade »8. Le fond atroce du monde grec est évoqué par l’une des pensées les plus sombres qui se trouve gravée sur les tablettes de plomb du poème didactique d’Hésiode Les Travaux et les Jours : « Il y a sur terre deux déesses Éris9. » La première, la mauvaise Éris, renvoie à la discorde cruelle, à l’irrationalité insensée, à l’action atroce ; la seconde, la bonne Éris, est celle qui stimule les actions des hommes, encouragés à agir par des instincts guerriers. Cette émulation est rendue possible par l’affrontement des contraires qui, au lieu de se détruire, s’accordent pour créer de belles formes, de belles œuvres, qui appellent toujours leur dépassement. D’Héraclite à Schopenhauer en passant par Homère, se dessine un courant souterrain de la guerre porteur et créateur de valeurs vitales. « C’est la bonne Éris d’Hésiode érigée en principe universel, c’est la conception de la joute propre à l’homme grec et à la cité grecque10. »
Les Grecs ont inventé les olympiades, la dialectique, l’éristique11 : il s’agit des champs où la mauvaise Éris est sublimée dans et par la bonne Éris, capable d’imiter la lutte réelle des choses et de la transformer en une belle représentation symbolique. La joute permet à l’homme grec de se sauver de la mort, du repos, par le moyen de la compétition. C’est en ce sens, et uniquement en ce sens, que la guerre est créatrice de valeurs comprises comme dépassement. Mais pour cela, il faut savoir choisir son ennemi, celui qui, par sa force et par son courage, poussera le guerrier à se dépasser et à faire de l’adversaire une partie de lui-même. Ainsi l’ennemi est celui que l’on remercie d’avoir participé au dépassement de soi, non celui que l’on anéantit ou que l’on abolit. « Ce qu’il vous faut, ce sont des ennemis haïssables, non des ennemis méprisables. Il faut que vous puissiez être fiers de votre adversaire. Alors les succès de votre adversaire seront aussi vos succès12. » C’est en ce sens que Deleuze, commentant Nietzsche, distingue deux modalités du combat : le « combat-contre », qui cherche à détruire, à anéantir une force, et le « combat-entre », qui cherche à s’adjoindre une force contraire et à former ainsi un complexe de forces plus élargi, toujours en mouvement, toujours au combat13.
Si la guerre, la bonne Éris, est porteuse et créatrice de valeurs par le type de forces qu’elle impose à ses ennemis, reste à savoir quelle est la vertu qui est à l’œuvre ?
- Vertu nietzschéenne et virtù machiavélienne :
savoir choisir sa guerre
Nietzsche va puiser aux sources de la Renaissance florentine cette recherche de la vertu guerrière. « Non le contentement mais encore de la puissance, non la paix avant tout mais la guerre ; non la vertu mais la valeur [vertu, dans le style de la Renaissance, virtù], vertu dépourvue de moralisme14. » Et c’est plus précisément chez l’auteur du Prince, et du moins connu L’Art de la guerre15, qu’il va s’armer contre ce qu’il appelle la « moraline », cet ersatz de morale qui cache les pulsions qui affaiblissent et qui nous empêche d’accéder aux vertus guerrières. Principale qualité du prince, la virtù désigne tantôt l’« énergie », la « bravoure », la « vaillance », le courage physique et la puissance conquérante permettant de triompher au combat. C’est exactement en ces termes que Nietzsche l’utilise pour désigner cette « vertu extraordinaire », cet antidote aux vertus chrétiennes qui, tant pour Machiavel que pour lui, sont inefficaces pour affronter la puissance de la fortune, ce mouvement incessant qui constitue la verità effettuale della cosa. En effet, pour Machiavel, la virtù, quand bien même serait-elle immorale, est la qualité grâce à laquelle le prince est en mesure d’affronter ce qui détruit et d’en faire une force, sa propre force. La fortune appelle la vertu guerrière.
Le second trait de la virtù du prince, celui de la férocité, de l’absence de pitié, est un thème récurrent chez Nietzsche. À propos de l’empereur Sévère, Machiavel écrit qu’il fut un « lion très féroce »16, désignant ainsi la part bestiale de l’homme, indispensable au prince : « Il est nécessaire au prince de savoir user de la bête et de l’homme17. » C’est cette cruauté que regrette Nietzsche, notre morale ayant rejeté trop loin cette part bestiale. Il est d’ailleurs intéressant de noter l’usage qu’il fait de la figure du lion dans « Les trois métamorphoses de l’esprit »18 : il occupe une place intermédiaire entre le chameau, qui porte le poids du passé, de la morale, et l’enfant, tout entier porté par l’oubli vers le devenir de l’innocence. Le lion vient articuler ces deux figures antithétiques, et désigne le moment et l’épreuve de la guerre. « Créer des valeurs nouvelles – le lion même ne le peut pas encore : mais se rendre libre pour la création nouvelle –, c’est ce que peut la puissance du lion. Conquérir le droit à créer des nouvelles valeurs – c’est la plus terrible conquête pour un esprit patient et respectueux19. » Le lion n’est pas la fin de la métamorphose, mais uniquement son moment intermédiaire, qui doit nécessairement déboucher sur le devenir innocent et créateur de valeurs nouvelles.
Chez Machiavel, cette férocité désigne la part bestiale de l’homme, indispensable au prince, mais qui ne saurait être utilisée qu’à bon escient et uniquement dans les circonstances qui s’imposent. Chez Nietzsche, cette même férocité est au service du surhomme, concept pris non pas en un sens biologique mais métaphysique, en tant qu’inventeur d’une nouvelle forme d’humanité qu’il s’impose à lui-même et dont le bonheur se trouve dans « le sentiment que la puissance grandit, qu’une résistance est surmontée »20. À l’amollissement des civilisations, qui est une suite nécessaire de la morale (trop) chrétienne, Nietzsche oppose la virtù du guerrier, qui lutte contre le dernier homme qui, lui, ne cherche que le confort, la tranquillité, le repos, la paix. La guerre, la bonne Éris, est donc lutte contre le déclin, mais également lutte contre la mauvaise Éris qui emporte les hommes dans un chaos pulsionnel destructeur. C’est pourquoi, enseigne Zarathoustra, « vous devez chercher votre ennemi et faire votre guerre, une guerre pour vos pensées »21.
- Regarder la guerre en face
Affronter avec probité et rigueur la conception nietzschéenne de la guerre est une épreuve, une expérience dont on ne sort pas indemne tant elle nous interroge sur le style de vie que nous menons, voulons ou devons mener. Car la guerre vient interroger la vie, cette norme à laquelle toutes les valeurs sont rapportées, interrogées et, parfois, dynamisées. Le vocabulaire résolument et volontairement martial de Nietzsche peut constituer un repoussoir. Mais, à qui voudra et acceptera de le lire, alors la guerre deviendra l’épreuve du style de vie qui nous échoit. S’en détourner, c’est se détourner de la vie.
1 Ces éléments biographiques s’appuient sur l’article de Y. Porte, « Le siège de Metz en 1870. La guerre de Nietzsche comme expérience intérieure », Le Portique, 21, 2008.
2 F. Nietzsche, Ecce Homo, « La naissance de la tragédie », § 1, Œuvres complètes, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1993, p. 1553.
3 F. Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 31.
4 A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Paris, puf, 1998.
5 V. Klemperer, LTI. La langue du IIIe Reich, Paris, Pocket, 2003.
6 Sur ce concept central du nazisme, voir l’article de J. Chapoutot, « La nazisme ou la vie comme norme », Le Moment du vivant, 2016, pp. 223-237 ; « La violence nazie », Inflexions n° 31, 2016, pp. 11-21.
7 F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles, § 85, Œuvres complètes, Paris, R. Laffont, « Bouquins », 1993.
8 S. Weil, « L’Iliade ou le poème de la force », Œuvres complètes, II-3, Paris, Gallimard, 1988, p. 227.
9 Cité par Nietzsche, op. cit., p. 198.
10 F. Nietzsche, La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, op. cit., p. 31.
11 L’art de la controverse, qui prend son nom d’Éris.
12 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De la guerre et des guerriers », op. cit., p. 318.
13 G. Deleuze, « Pour en finir avec le jugement », Critique et clinique, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 165. Il conviendrait toutefois de cerner avec davantage de précision les distinctions entre guerre, combat et joute, sachant que le vocabulaire de Nietzsche se fera de plus en plus martial, comme en témoigne Ainsi parlait Zarathoustra.
14 F. Nietzsche, L’Antéchrist. Imprécation contre le christianisme, op. cit., § 2.
15 N. Machiavel, L’Art de la guerre, Paris, Perrin, « Tempus », 2011.
16 Cité par C. Bouriau, « Nietzsche et la réappropriation des normes de la Renaissance », Philosophia Scientia, 12-2, 2008.
17 N. Machiavel, Le Prince, chapitre 18.
18 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « Les trois métamorphoses de l’esprit », op. cit., p. 301.
19 F. Nietzsche, ibid., p. 353.
20 F. Nietzsche, L’Antéchrist, op. cit., § 2.
21 Ibid., p. 319.