Les idées reçues sont tenaces. Celle d’une Wehrmacht qui aurait su garder les mains propres dans la guerre hitlérienne en est une. Dans cette version de l’Histoire écrite par les généraux allemands après le conflit, les troupes ss inféodées au régime national-socialiste auraient assumé seules les dévoiements conduisant aux pires massacres, sur le front comme dans les territoires occupés.
Inlassablement battue en brèche par les historiens allemands depuis les années 1970, cette présentation a fini par s’effondrer et la vérité s’est imposée outre-Rhin à une société qui a eu le courage de regarder en face son passé au tournant du siècle. Qu’une institution militaire soit devenue aussi aisément l’instrument docile de la guerre d’anéantissement menée à l’Est questionne néanmoins les fondements de ses « valeurs » et de ses « vertus »1.
- Continuités culturelles
L’histoire est bien davantage faite de continuités que de ruptures radicales. Créée en 1935 à partir de la Reichswehr, la Wehrmacht était l’héritière de l’armée impériale qui avait dominé l’Europe à la fin du xixe siècle avant de s’effondrer en 1918. Dans cette armée, l’objectif primait sur les moyens d’y parvenir. Aussi les efforts menés à la conférence de la Paix de La Haye (1899) pour tenter de réglementer l’exercice de la violence s’étaient heurtés à l’hostilité de l’état-major général. « Une guerre menée avec énergie ne peut pas seulement se tourner […] contre les combattants de l’État ennemi. Les prétentions humanitaires, c’est-à-dire le ménagement des gens et des biens, ne peuvent seulement venir en question que dans la mesure où la nature et l’objectif de la guerre le permettent2. »
Conjuguée à la hantise du franc-tireur héritée de la guerre de 1870, cette violence assumée a conduit à l’exécution de quelque six mille cinq cents civils belges et français lors de l’invasion en 19143. Également présents dans les rangs de l’armée impériale au début du siècle, l’antisémitisme et le racisme antislave ont plus tard trouvé dans l’idéologie nationale-socialiste le terreau à leur épanouissement4. Exacerbés par l’anticommunisme, ces fondements culturels ont conduit à ce que les directives données par Hitler en avril 1941 en prévision de la guerre d’anéantissement voulue à l’Est soient largement acceptées et appliquées. La plupart des commissaires politiques de l’Armée Rouge tombés entre les mains allemandes ont été exécutés. Et deux des trois millions de prisonniers de guerre soviétiques capturés au cours des premiers mois de la campagne étaient déjà morts de faim ou de maladie au début de 1942.
Auxiliaire du génocide mis en œuvre par la ss, la Wehrmacht a joué un rôle actif dans la répression. Celle-ci s’est déclinée sous forme d’exécutions sommaires à grande échelle, d’opérations antipartisans, ou encore d’évacuations de larges territoires (« zones mortes ») où il pouvait ensuite être tiré à vue. À partir de 1943, les replis se sont enfin accompagnés d’une politique de « terre brûlée » destinée à priver l’Armée Rouge de la moindre ressource. Pour la seule Biélorussie, on recense ainsi deux cent neuf villes et neuf mille deux cents villages incendiés sous l’occupation allemande, dont six cent vingt-huit avec leurs habitants. En ce sens, la destruction d’Oradour-sur-Glane en France et ses six cent quarante-trois civils tués doivent être considérés pour ce qu’ils ont réellement représenté : une transposition circonstancielle de méthodes de guerre qui avaient largement cours à l’Est5.
Il existait toutefois une différence notable entre les formations de la Wehrmacht et celles de la ss. Les premières ont plus fréquemment épargné les femmes et les enfants, là où la violence des secondes s’est exercée aveuglément dans toute sa radicalité idéologique6.
- Quand l’obéissance devient asservissement
À l’été 1944, les services de renseignement anglo-américains étaient unanimes. Après avoir interrogé plusieurs milliers de soldats allemands capturés, ils concluaient qu’une proportion très élevée d’entre eux pouvaient être décrits comme « des robots ou des automates militaires »7. Ce constat s’appliquait non seulement aux hommes du rang, mais également aux officiers.
C’était là le produit d’une éducation autoritaire. C’était surtout la conséquence d’une sélection qui produisait pleinement ses effets dans la cinquième année de guerre. En 1938, la « mise au pas » de l’armée avait consisté à en écarter les chefs sinon hostiles au régime, du moins assez lucides pour éviter l’aventure guerrière que souhaitait le dictateur. La véritable sélection au sein du corps des officiers s’est en réalité faite plus tard, au cours de l’hiver 1941-1942. L’interdiction de battre en retraite s’est accompagnée d’une politique de dégagement des cadres, qui a touché à grande échelle le corps des officiers supérieurs et généraux. Dans la guerre d’anéantissement menée contre l’Union soviétique, les commandants d’unité devaient tenir leurs positions sans esprit de manœuvre et accepter en corollaire de voir leurs troupes fondre dans la fournaise de la bataille. La mission primait en faisant abstraction de sa pertinence et de son coût humain. Ceux qui n’en étaient pas capables ont été relevés de leur poste.
De ponctuelle, cette injonction à tenir les positions est devenue systématique lorsque le Reich s’est borné à une défense sans stratégie sur tous les fronts à partir de 1943. Elle a été appliquée par des officiers promus sur des critères qui faisaient désormais la part belle aux seules compétences techniques et à l’application zélée des ordres. Il en a résulté un corps aux indiscutables capacités professionnelles et tactiques. En corollaire, la réflexion et le doute étaient désormais bannis de l’institution militaire.
La présence dans les rangs d’un noyau dur d’individus adhérant intimement aux idées du régime assurait le contrôle social. Ces hommes réduisaient la possibilité de discussions politiques et même militaires au sein des unités. Numériquement très minoritaires, de l’ordre de 15 % parmi les prisonniers aux mains des Alliés, ils étaient particulièrement présents parmi les cadres de contact, et leur influence était bien plus considérable que ne le laisserait supposer leur effectif. Ils permettaient ce faisant de museler toute pensée divergeant de la doxa du régime.
- Les hochets
Pour faciliter le consentement, Hitler s’est appuyé sur les faiblesses humaines. La corruption a ainsi été institutionnalisée au sein de l’élite militaire. Maréchaux et généraux d’armée ont été achetés au lendemain de la défaite française par la grâce d’indemnités de représentation défiscalisées. Tenues secrètes, elles étaient révocables d’un mot. Surtout, elles doublaient de facto les revenus, pour leur part lourdement fiscalisés, des quelques dizaines de bénéficiaires. Des dotations exceptionnelles de deux cent cinquante mille reichsmark permettaient également d’acheter les consciences, à une époque où le salaire moyen d’un ouvrier s’élevait mensuellement à cent soixante reichsmark. Cela n’a d’ailleurs pas suffi aux plus âpres au gain. À force de manœuvres, le maréchal Keitel et le général Guderian ont ainsi converti leur chèque en somptueuses propriétés foncières, triplant voire quadruplant au passage leurs bénéfices.
La spécificité du national-socialisme est toutefois d’avoir favorisé la promotion de simples soldats comme gradés du rang, ce qui permettait aux conscrits de prétendre à une rémunération avantageuse pour eux et pour leur famille, sous réserve de conditions d’ancienneté et de comportements respectueux de la discipline. Le dénombrement des tués permet de bien saisir la structure hiérarchique très inhabituelle qui en a résulté. Près de 45 % des soldats morts en Normandie à l’été 1944 étaient des gradés du rang (caporaux, caporaux-chefs et grades équivalents), contre 25 % de soldats de première et deuxième classes. Au final, c’était un excellent instrument de contrôle et de motivation des conscrits.
Le dictateur a par ailleurs habilement agité les « hochets » qui font marcher les hommes. Tournant le dos à une solide tradition d’anonymat dans l’accomplissement du devoir, les services de la propagande de la Wehrmacht comme ceux du ministère de Goebbels ont multiplié les coups de projecteur sur les troupes et sur leurs chefs, contribuant largement à leur postérité. Rommel est l’archétype du chef de guerre porté aux nues par la propagande. Et la réputation d’élitisme de la Waffen-ss doit beaucoup à sa mise en scène médiatique : fin 1941, 40 % des articles sur la guerre parus dans la presse allemande étaient consacrés aux troupes ss, alors qu’elles représentaient à peine 5 % des effectifs combattants au front.
La dictature nazie s’est enfin révélée prodigue en médailles, distribuées par quintaux pour motiver les hommes et conduire leurs chefs à privilégier l’objectif à son coût humain. Ainsi, l’armée allemande a attribué davantage de croix de fer pendant les trois semaines de combats qui ont suivi le débarquement en Normandie que la 1re armée américaine n’a décerné de décorations à ses gi’s pendant sept mois de campagne en Europe. La plus remarquable performance de la Wehrmacht a dans ce cas été de ne pas dévaloriser ses médailles en dépit de leur généreuse distribution.
- « Vertu » des temps difficiles : l’explosion de la violence coercitive
D’une manière ou d’une autre, toute institution militaire fait devoir à un supérieur de maintenir la discipline et d’imposer sa volonté à ses subordonnés dans le cadre de la mission fixée. Sans surprise, les dictatures s’y révèlent plus radicales : là où les démocraties anglo-américaines ont procédé à quelques dizaines d’exécutions de leurs soldats pendant la Seconde Guerre mondiale (quarante dans l’armée britannique, cent quarante-six dans l’armée américaine), l’Allemagne en a effectué au moins vingt mille (avec une inflation au cours de la seconde moitié du conflit), le Japon vingt-deux mille deux cent cinquante-trois et l’Union soviétique cent cinquante mille8.
Au-delà de cette répression à visage légal, toujours trop tardive aux yeux des plus radicaux, les deux dernières années de la guerre ont vu une explosion de la violence coercitive au sein des forces armées du Reich. Ouverte par une directive de Hitler en mars 1943, la possibilité, mais aussi le devoir, pour un supérieur d’abattre sur-le-champ un subordonné pour rétablir une situation de crise a conduit à une multiplication des exécutions sommaires sur le front. Que ce soit à l’Est ou en France après le débarquement en Normandie, des officiers ont ainsi de plus en plus fréquemment abattu les hommes qui se repliaient ou qui cherchaient à cesser le combat.
Cette violence est jusqu’à présent demeurée largement ignorée. D’une part, les directives ont été fréquemment détruites lorsqu’elles ont été consignées par écrit. D’autre part, les officiers allemands qui ont largement participé à l’écriture de l’histoire militaire du conflit ont passé sous silence cette violence dans leurs mémoires écrites. Dans des situations opérationnelles critiques, elle a pourtant été ordonnée, à l’image de la directive émise par le commandant de la 1re armée blindée lorsque ses troupes ont été encerclées en Ukraine au printemps 1944. « Aussi longtemps qu’il a encore une arme, chaque soldat allemand qui n’obéit plus ou ne combat plus est tout autant notre ennemi que chaque Russe, et doit être traité de la même manière par les officiers et les sous-officiers ! J’attends qu’il soit fait un usage impitoyable des armes contre la panique, le manque de combativité et l’indiscipline9. »
Les derniers jours de combat pour le camp retranché de Cherbourg en juin 1944 illustrent également le processus. Complètement isolé et sommé de tenir le port aussi longtemps que possible avec des troupes éprouvées par deux semaines d’engagement, le commandant de la garnison a ordonné à ses subordonnés d’exécuter tout homme qui chercherait à quitter la ligne de front ou à abandonner le combat – consigne appliquée dans nombre de cas. Une étude serrée à l’échelle de la bataille de Normandie à l’été 1944 révèle ainsi que tous les corps de troupe ont été concernés, depuis ceux dits d’« élite » étroitement liés au régime (parachutistes et Waffen-ss) jusqu’aux unités ordinaires de l’infanterie.
- Désobéissance et mensonges
Dans une guerre classique entre États-nations, le rapport de force repose d’abord sur une réalité humaine et matérielle à laquelle les belligérants ne peuvent se soustraire. Or, l’absence de véritable stratégie a rapidement conduit l’Allemagne nazie à l’impasse. Puissance industrielle moyenne, elle a successivement déclaré la guerre en 1941 aux deux plus grandes puissances économiques mondiales de l’époque : l’Union soviétique et, surtout, les États-Unis. Trois ans plus tard, ces dernières étaient en mesure d’aligner des moyens considérables dans un rapport de force écrasant, variant selon les cas de un à quatre (pour les tirs d’artillerie) jusqu’à un à vingt (pour les sorties aériennes).
En dernier recours, la dictature nazie s’est enferrée au cours des dix-huit derniers mois du conflit dans une « stratégie » de défense coûte que coûte sur tous les fronts. Sa seule finalité était de durer et d’infliger à la coalition alliée des pertes à ce point insupportables qu’elle abandonnerait la lutte. Mais en imposant régulièrement à ses troupes de tenir leurs positions « jusqu’au dernier homme », le haut commandement allemand leur fixait une mission de sacrifice à la fois absurde et difficile à assumer psychologiquement. Lorsque la poursuite du combat se trouvait compromise par le niveau de pertes (ou par un risque d’encerclement), le rapport coût/bénéfice plaidait clairement pour l’esquive, sous une forme ou sous une autre.
La réalité du champ de bataille s’est ainsi imposée aux soldats allemands du « IIIe Reich » comme elle s’était auparavant imposée aux soldats français de la IIIe République lors de la Grande Guerre. « Si les ordres avaient toujours été obéis à la lettre, on aurait massacré toute l’armée française avant août 1915 », analysait sobrement l’ancien poilu Jean Norton Cru en faisant référence à la politique d’offensive à outrance du commandement10. De même, si les ordres répétés de Hitler de combattre « jusqu’au dernier » avaient été réellement respectés, il ne serait plus resté un seul soldat allemand en vie en mai 1945.
Avec 10 % des effectifs allemands morts lors des combats en Normandie à l’été 1944, le consentement au sacrifice était bel et bien présent. Pourtant, le principe de réalité a fini par s’imposer aux états-majors sur place après les premières semaines de combats.
La seule demande de repli par la voie officielle ayant abouti à la destitution du général qui en était l’auteur, les différents états-majors sur place ont donc été contraints de taire leurs agissements en masquant leurs actes de désobéissance par le biais de faux rapports. La rhétorique et le sophisme ont envahi les comptes rendus. Certains replis ont été dûment scénarisés, des attaques alliées inventées ou exagérées pour justifier l’abandon des positions. Après avoir été âprement défendues, des villes comme Caen ou Saint-Lô ont ainsi été abandonnées presque sans combats, en dépit des rapports qui affirmaient le contraire. Et le signal du repli a été donné en Normandie plusieurs jours avant qu’Hitler n’en donne formellement l’autorisation, le 16 août 1944.
- Conclusion
La tentation de prêter une plus grande efficacité aux forces armées d’un régime autoritaire dissimule souvent une méconnaissance profonde de leur fonctionnement interne. En ce sens, la propagande nazie s’est révélée habile à masquer les faiblesses et les dévoiements du régime et de son institution militaire. Après-guerre, les généraux allemands se sont tout aussi habilement défaussés de leurs responsabilités dans leurs Mémoires. Pourtant, ils ont largement adhéré à la politique du régime et ont souvent mis en œuvre les mesures de répression et de persécution dans les territoires occupés.
Au-delà des questions morales, le refus du haut commandement de tirer les conclusions d’un rapport de force stratégique totalement déséquilibré a conduit les forces engagées sur le front à renier les principes élémentaires habituellement en vigueur au sein des institutions militaires. D’un côté, les cadres de contact ont été incités à tourner leurs armes contre leurs propres hommes pour réprimer tout signe de faiblesse. D’un autre, les responsables du front ont été de plus en plus contraints de prendre une liberté croissante avec la vérité afin de se ménager la marge de manœuvre que le haut commandement leur refusait. En réalité, plus fortes sont les contraintes exercées sur les acteurs sociaux, d’autant plus grande est la tentation de désobéir chez les exécutants, particulièrement lorsque les directives ne respectent pas (ou plus) le principe de réalité. Cette vérité, somme toute basique, méritait d’être rappelée.
1 Les propos de ce texte sont pour l’essentiel tirés d’un mémoire inédit pour l’habilitation à diriger des recherches (« Combattre en dictature. Les forces armées allemandes et le « second front » à l’Ouest, 1940-1944 ») qui sera prochainement publié.
2 « Kriegsbrauch im Landkriege, Kriegsgeschichtliche Einzelschriften », hg. v. Groß en Generalstab, 1902, p. 1, cité par M. Messerschmidt, « Völkerrecht und “Kriegsnotwendigkeit” in der deutschen militärischen Tradition seit den Einigungskriegen », German Studies Review, 6/1983, pp. 239-240.
3 J. Horne et A. Kramer, 1914. Les atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005 (éd. anglaise, 2001).
4 W. Wette, Die Wehrmacht. Feindbilder, Vernichtungskrieg, Legenden, Frankfurt/Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2005 (2002).
5 J.-L. Leleu, La Waffen-ss. Soldats politiques en guerre, Paris, Perrin, 2007, pp. 784-795.
6 P. Lieb, Konventioneller Krieg oder NS-Weltanschauungskrieg? Kriegführung und Partisanenbekämpfung in Frankreich 1943/44, Munich, Oldenbourg, 2007, p. 507.
7 The National Archives (Kew), WO 171/221: Second Army, Intelligence Summary n° 32, 6/7/1944, Appendix A (Notes on PW captured on Second Army Sector . . . 6/6-4/7/1944).
8 M. Messerschmidt, Die Wehrmachtjustiz 1933-1945, Paderborn, Schöningh, 2008 (2005), pp. 21, 160-173.
9 E. Fritze, Unter dem Zeichen des Äskulap. Tagebuch 1940-1945 eines Soldatenarztes bei der 6. Panzer-Division, Bochum, Europäischer Universitätsverlag, 2004, pp. 327-328.
10 J. N. Cru, Du Témoignage, Paris, Allia, 1989, p. 40. Voir L. V. Smith, Between Mutiny and Obedience. The Case of the French Fifth Infantry Division during World War I, Princeton University Press, 1994 ; E. Saint-Fuscien, À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, ehess, 2011.