L’attaque au couteau perpétrée par un réfugié soudanais à Romans-sur-Isère le 4 avril 2020, en plein confinement, nous rappelle durement que la menace terroriste existe toujours en France. Action d’un « déséquilibré » pour les uns, d’un « terroriste » pour les autres, ce cas montre une fois de plus que cette distinction reste floue. Déjà, en décembre 1985, le conseiller en communication du ministre de l’Intérieur de l’époque avait déclaré que les explosions aux Galeries Lafayette et au Printemps avaient été commises par un « déséquilibré »1 ; il avait été ensuite rapidement prouvé que ces attentats étaient signés Carlos, chantre des terroristes de l’ultragauche des années de plomb… converti plus tard à l’islam et admirateur d’Oussama Ben Laden2.
De prime abord, il n’existe aucun lien entre terroristes d’ultragauche et djihadistes. Alors que les premiers ne croient pas en Dieu, les seconds sont prêts à se sacrifier pour Allah et son prophète. Toutefois, l’exemple de Carlos nous incite à réfléchir sur ce glissement intellectuel entre deux idéologies que tout opposerait en apparence. Y aurait-il une connexion ou seulement des similitudes fortuites entre ces deux types de terrorisme ? Walter Laqueur, historien et spécialiste de la violence politique, de la guérilla et du terrorisme, nous donne un premier éclairage lorsqu’il écrit en 1979 que « chaque génération qui doit affronter une série d’attentats terroristes commet la même erreur de penser que le terrorisme n’a jamais existé auparavant »3.
Dès lors, les ressorts activant le processus de radicalisation violente en tant qu’offre révolutionnaire sont-ils identiques chez les sympathisants de l’ultragauche et chez les apprentis djihadistes ? Il s’avère ainsi qu’une grille de lecture révolutionnaire du narratif djihadiste actuel place le djihad comme l’offre révolutionnaire du moment.
- Février 1989 : le passage de relais de l’offre révolutionnaire
Il est désormais bien établi et documenté que la matrice du djihad moderne s’est forgée dans les montagnes afghanes à la lueur des combats contre les troupes soviétiques. La retraite de celles-ci, le 15 février 1989, qui amène la victoire des moudjahidin afghans « épris de liberté », marque surtout la consécration des brigades internationales de djihadistes, appelées par les oulémas saoudiens et armées par les États-Unis, qui deviennent alors incontrôlables. Ce retrait incarne ainsi le passage de relais entre, d’un côté, les aspirations internationalistes de l’idéologie soviétique désormais caduques et, de l’autre, l’imposition d’un monde nouveau, calqué sur le modèle du califat des premiers temps de l’islam.
Cette nouvelle idéologie internationaliste, qui a été théorisée, contre l’Armée rouge, in situ par le Palestinien Abdallah Azzam, tire l’essentiel de sa substance d’un théoricien égyptien du milieu du xxe siècle : Sayyid Qutb. Cet enfant pauvre du Sud égyptien devenu fonctionnaire du ministère de l’Éducation de son pays s’intéresse à l’islam dans un contexte où l’humiliation ressentie par nombre d’Égyptiens est prégnante dans la société. En effet, la Grande-Bretagne continue à maintenir l’Égypte sous occupation militaire bien que l’indépendance a été octroyée en 1922. Le comportement de certains Occidentaux dans son pays ainsi qu’un séjour aux États-Unis amèneront Qutb à considérer que l’Occident est une « civilisation matérielle répugnante, sans cœur ni conscience ». C’est également à cette période que certains intellectuels musulmans4 désirent retrouver la grandeur qui a fait l’islam avant la conquête et mettre fin à la prédominance de l’Occident au Moyen-Orient. La combinaison de ces deux dynamiques irriguera la recherche d’une religion épurée mâtinée de l’anticolonialisme et de l’anti-impérialisme ambiant. Après plusieurs années de réflexion et d’emprisonnement, Sayyid Qutb ajoutera à sa réflexion une notion de justice sociale, plus proche du corpus idéologique marxiste-léniniste, si bien que « son livre le plus célèbre Signes de piste (1964) posa les fondations de l’islamisme révolutionnaire »5.
Désormais, la révolte contre l’oppression n’est plus l’apanage de l’idéologie marxiste-léniniste déclinante ; elle s’incarne par le djihad mondialisé naissant, qui devient son porte-étendard. Cette nouvelle offre révolutionnaire s’appuie sur une grille de lecture inédite de l’islam.
- L’anti-impérialisme : une valeur sûre et fédératrice
La suprématie de l’Europe, définie par Fernand Braudel comme « le nœud gordien de l’histoire du monde »6, demeure l’une des principales sources de friction en géopolitique. La lutte contre un hegemon visible, l’Europe au passé colonisateur puis les États-Unis contemporains, est ainsi un prétexte opportun permettant d’agréger les frustrations de tout ordre.
Les représentants de l’impérialisme américain sont des cibles de choix pour les terroristes d’ultragauche des années de plomb. Encore récemment7, Jean-Marc Rouillan a rappelé que l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (otan) représentait toujours une cible à part entière en tant qu’incarnation de l’impérialisme américain. L’assassinat du général Audran en 1985 illustre tragiquement l’issue paroxystique de cet anti-impérialisme. Certains analystes estimaient à l’époque que « c’est essentiellement cette lutte contre l’impérialisme qui va servir à la radicalisation de l’extrême gauche »8.
À leur tour, les théoriciens du djihad réussiront à islamiser ce discours anti-impérialiste traditionnel. Ayman al-Zawahiri, successeur de Ben Laden, se servira de nombreuses fois de cette argumentation dans ses harangues : « Nous sommes ici le vrai front islamique et la véritable opposition islamiste contre le sionisme […] et l’impérialisme9 ! » Il emploie en arabe un terme à connotation marxiste, imbarâtûriyya, pour désigner l’impérialisme : « C’est une force croissante qui se rassemble sous l’étendard du djihad contre la loi du nouvel ordre mondial, libre de toute servitude envers l’impérialisme occidental dominant10. » Enfin, Carlos, bien au fait de la rhétorique anti-impérialiste pour l’avoir maniée sous l’étendard marxiste-léniniste, explique que « l’Occident […] nous dicte notre devoir. […] Au Mal nous saurons opposer l’ultime effort de la Révolution islamique, le djihad »11.
- Un anticolonialisme opportun
pour rallier les populations africaines
Agissant à la fin de la période de décolonisation, les mouvements terroristes d’ultragauche revendiquent naturellement la lutte anticoloniale comme angle d’attaque contre les pays « capitalistes » occidentaux, anciens colonisateurs. Au-delà de l’émancipation des peuples du Sud, l’objectif reste de les intégrer au nouvel ordre prolétarien mondial. La reprise des attentats en 1982 en Europe coïncide avec l’accroissement des tensions au Proche-Orient dans le cadre du conflit israélo-palestinien. Les Palestiniens, nouveaux « damnés de la terre », sont le symbole de la cause anticolonialiste12, portée notamment par Carlos et les groupes terroristes d’ultragauche.
De leur côté, les organisations terroristes djihadistes reprennent à leur compte cette rhétorique victimaire pour gonfler leurs rangs et inciter à mener des actions contre les anciens pays colonisateurs. Ainsi, dans une vidéo diffusée le 16 septembre 2017 par Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri accuse la France de revenir en Afrique. Dans cet enregistrement, il invite « les combattants d’Abidjan, de Ouagadougou et de Tombouctou aux sommets de l’Atlas » à donner une leçon à la France. Pour consolider la portée de ses propos, il cite Omar el-Mokhtar, cheikh libyen né en 1858, qui fut actif dans l’organisation de la lutte armée contre la colonisation italienne de la Libye au début du xxe siècle. François Burgat, islamologue et politologue français, considère même que cette ancienne domination coloniale est la principale cause de la radicalisation des jeunes musulmans au xxe siècle, dans la mesure où elle provoque une réaction identitaire13, conséquence d’un refus de l’altérité islamique au sein des différentes sociétés.
- Les djihadistes, nouveaux protecteurs des opprimés
La défense des opprimés de tout bord était un leitmotiv omniprésent chez les terroristes d’ultragauche que saura habilement recycler la galaxie djihadiste.
L’ultragauche défend en premier lieu les opprimés de leur pays, en tant que classe sociale, le prolétariat. Le but à atteindre par le biais de l’action violente est bien la révolution prolétarienne. « Pour la théoricienne [de la Fraction Armée rouge] Ulrike Meinhof, l’objectif était clair : créer un climat d’“insécurité” et démontrer aux “masses opprimées” qu’un petit groupe résolu peut impunément braver “l’État bourgeois”, car les lois ne sont faites que pour “protéger les nantis de la convoitise des pauvres”14. » Au-delà de ces prolétaires, le peuple opprimé se trouve dans la population du tiers-monde qui attend la révolution mondiale. Ainsi, Che Guevara, tué en 1967, devient tout naturellement le modèle à suivre et, dans les années 1970, beaucoup de terroristes de l’ultragauche vont s’entraîner dans les camps palestiniens situés en Jordanie.
Aujourd’hui, les djihadistes sont devenus maîtres dans l’art d’instrumentaliser les oppressions, réelles ou fantasmées. Déjà dans une vidéo rendue publique le 5 mai 2007, Ayman al-Zawahiri élargissait son potentiel vivier de recrutement : « Je veux que les Noirs en Amérique, les gens de couleur, les Indiens américains, les Hispaniques et que tous les faibles et opprimés d’Amérique du Nord et du Sud, d’Afrique et d’Asie et partout dans le monde sachent que lorsque nous menons la guerre sainte selon la volonté d’Allah, nous ne nous battons pas seulement pour lever l’oppression dont souffre le peuple musulman, mais aussi pour lever l’oppression de l’ensemble de l’humanité. » Pour Carlos, « Cheikh Oussama Ben Laden, en tenant tête aux impérialistes yankees, est devenu le héros de tous les opprimés, qu’ils soient musulmans ou non »15.
Ce phénomène est particulièrement vrai au Sahel, où la rhétorique djihadiste instrumentalise et exploite avec brio les fractures sociales, notamment communautaires, et les situations d’injustice, réelles ou perçues, aggravées par les conséquences locales du dérèglement climatique. Ainsi, l’engagement d’individus au sein des Groupes armés terroristes (gat) « relève moins de considérations religieuses que de situations sociopolitique ou économique »16. Plus précisément, au Burkina Faso, les djihadistes semblent préempter et instrumentaliser l’héritage conflictuel interethnique inhérent au pays, notamment celui existant entre les Moussis, à l’origine plutôt sédentaires, et les Peuls, nomades, dans un contexte où les ressources naturelles se raréfient à cause de l’effet conjugué du dérèglement climatique et de l’explosion démographique. Les Peuls gardent en outre en mémoire l’empire peul du Macina qui, au xixe siècle, s’étendait sur une région partagée entre le Mali, le Burkina Faso et la Mauritanie. Ils estiment qu’ils n’ont donc aucune raison de céder face à d’autres ethnies.
- Petit moteur et grand moteur revisités par le djihad mondialisé
Les mouvements d’ultragauche des années de plomb sont indéniablement influencés par les révolutions précédentes en Amérique latine, surtout la révolution marxiste-léniniste cubaine incarnée par Che Guevara, figure tutélaire et intemporelle de toute jeunesse révoltée17.
Si un type de guerre révolutionnaire a été formalisé et promu par Che Guevara lui-même, la doctrine d’action révolutionnaire attachée, le foquisme18, fut théorisée par le Français Régis Debray dans Révolution dans la révolution ?. Il explique que la principale innovation du mouvement révolutionnaire cubain par rapport aux doctrines originelles, maoïste et marxiste-léniniste, réside dans l’inversion de deux moments clés : depuis Lénine, il était établi que le processus révolutionnaire devait d’abord constituer une avant-garde qui aurait pour objectif premier de mobiliser, d’éduquer puis d’organiser les masses au travers d’un lent cheminement de maturation politique ; une fois les conditions atteintes, le peuple éclairé se soulèverait pour prendre le pouvoir, souvent par la violence19. Dans le cas cubain, qui sera repris par les mouvements terroristes européens des années de plomb, la phase de (lente) préparation politique a été précédée par une action violente menée par une force révolutionnaire aux effectifs réduits. Che Guevara lui-même rappelait qu’« on ne doit pas toujours attendre que soient réunies toutes les conditions pour faire la révolution ; le foyer insurrectionnel peut les faire surgir »20.
C’est donc bien la violence qui conduira au changement pour les révolutionnaires pressés. Régis Debray utilisera la métaphore des deux moteurs, le « petit moteur », la guérilla, les actions violentes, devant mettre en mouvement le « grand moteur », le mouvement de masse nationale, qui permettra l’avènement d’une société nouvelle21. Action directe s’inscrivait exactement dans cette logique ; ses principaux dirigeants incarcérés continuent à revendiquer « une violence préparant à sa généralisation » car « il ne peut en être autrement. […] “On apprend à faire la guerre en la faisant” »22.
Ce processus s’avère identique chez les djihadistes. S’inspirant de Sayyid Qutb, le concept d’avant-garde a même été théorisé par le père du djihad mondial, Abdallah Azzam : « Tout principe a besoin d’être soutenu par une avant-garde, qui se fraie un chemin vers la société au prix d’énormes dépenses et de lourds sacrifices. Il n’est pas de dogme, terrestre ou céleste, qui n’ait besoin d’une telle avant-garde dépensant tout ce qu’elle possède pour le faire triompher23. » Dans un autre texte, il reprend même l’idée du petit moteur et du grand moteur : « Le mouvement islamique ne sera capable d’établir la société islamique que grâce à un djihad populaire général, dont le mouvement sera le cœur battant et le cerveau brillant, pareil au petit détonateur qui fait exploser une grande bombe, en libérant les énergies contenues de l’Oumma24. » Plus récemment, dans son Appel à la résistance islamique mondiale, publié en 2005 sur Internet, le djihadiste syrien Abu Moussab al-Suri ajoute cette idée d’engrenage à celle selon laquelle le but est d’isoler les musulmans25 du reste de la population au sein des sociétés occidentales. Il estime que pour y parvenir, il faut perpétrer de multiples actions violentes et aveugles en Europe, « ventre mou de l’Occident », qui pousseront les autorités à stigmatiser la population musulmane. Par réaction, elle se retournera alors en masse et constituera un vivier important de djihadistes instaurant la charia en Europe.
- Les leçons des années de plomb
En extrapolant ces analogies entre les terroristes d’ultragauche et les djihadistes, des enseignements tirés des années de plomb peuvent être utiles afin de mieux appréhender la menace djihadiste.
Concernant les opérations au Sahel, n’oublions pas que les djihadistes utilisent les mêmes méthodes que n’importe quelle insurrection armée pour susciter l’adhésion de la population. Dès 2012, le nouvel émir d’aqmi, Yahia Abou el-Hamman26, expliquait la prise en compte des besoins de la population au Nord-Mali par son organisation : « Nous avons participé à leur éducation, nous leur avons fourni toute l’aide que nous pouvions, comme, par exemple, creuser des puits dans des régions privées d’eau. […] Il est connu que le peuple musulman de l’Azawad a souffert de l’injustice, de l’oppression, de la marginalisation et de la privation de ses droits les plus fondamentaux27. »
La lutte contre les terroristes de l’ultragauche durant les années de plomb nous montre que le principe de « déradicalisation » ne semble pas pertinent. On remarque d’ailleurs que ce terme n’apparaît pas concernant les terroristes d’ultragauche alors même que la dénazification occupe encore les esprits en Allemagne. En outre, le recul sur cette période permet d’admettre que la plupart des belligérants restent déterminés dans leur posture idéologique. À titre d’exemple, Jean-Marc Rouillan, cofondateur d’Action directe, condamné en 1989 à la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de dix-huit ans, « assume la responsabilité de tout ce qui s’est passé et qui a amené sa condamnation »28. Il affirme dans un livre sorti clandestinement de prison en 2001 : « Je ne me repentirai jamais, jamais, jamais. » On ne peut pas être déradicalisé de force d’une idéologie.
Nous constatons que la question de la gestion des terroristes emprisonnés à l’étranger représente un autre problème épineux pour nos dirigeants politiques. Le cas des Brigades rouges au début des années 1980, qui ont bénéficié d’une amnistie de la part du président Mitterrand en France, sans dialogue préalable avec l’Italie, illustre le risque de laisser un autre pays s’occuper de « ses » terroristes. En effet, une fois libérés, les membres de cette organisation ont poursuivi leurs actions armées en Italie. Il suffit de prendre l’exemple du Français Peter Cherif pour nous convaincre du bien-fondé de gérer nous-mêmes nos prisonniers : membre d’Al-Qaïda, il est arrêté par l’armée américaine en 2004 à Falloujah puis condamné à quinze ans de prison en Irak, pays duquel il s’échappe en 2007 ; il n’est intercepté qu’en décembre 2018 à Djibouti et est aujourd’hui fortement suspecté d’avoir inspiré les frères Kouachi durant leur séjour yéménite.
De telles incarcérations en France impliquent une vigilance accrue dans les prisons, qui deviennent de facto des objectifs. Le régime d’isolement suscita l’ire des membres de l’ultragauche, qui se sont organisés pour tenter de libérer leurs camarades29. La prison « devient ainsi une cible, une partie vitale du système à détruire au fur et à mesure que les terroristes sont emprisonnés »30. Les enlèvements31 se succèdent alors en République fédérale d’Allemagne (rfa), en Italie puis en France pour demander, en vain, la libération des terroristes. De leur côté, les djihadistes ont déjà bien intégré cette dimension sur le théâtre levantin. À l’été 2012, lors de sa campagne « Abattez les murs », l’État islamique a lancé en une journée plus de trente Vehicle-Borne Improvised Explosive Device (vbied) pour ouvrir des brèches dans les enceintes des grands pénitenciers irakiens32. Suivant ces exemples, des djihadistes français pourraient également tenter de libérer leurs coreligionnaires de plus en plus nombreux en prison. Les transferts de prisonniers, qui demeurent la phase la plus critique pour les services pénitentiaires, pourraient faire l’objet d’attaques médiatisées. Des enlèvements de policiers ou de magistrats pourraient aussi être envisagés afin d’obtenir des monnaies d’échange. Finalement, « la prison, plutôt que de clore l’affrontement, a ouvert une gamme de possibilités nouvelles qui l’ont relancé sous d’autres modalités »33.
Le rôle des femmes dans les mouvements terroristes des années de plomb n’est plus à démontrer, tant en termes de nombre (au sein de la Rote Armee Fraktion allemande, elles représentaient jusqu’à 50 % des membres recherchés en Allemagne entre 1971 et 197934) qu’en termes de détermination (l’assassinat de Georges Besse relaté dans un article du Monde daté du 13 janvier 1989 est évocateur35). On remarque que ce rôle important se retrouve également dans la sphère djihadiste bien que « nombre d’entre elles tendent à minimiser leur implication dans les violences commises sur zone en se présentant comme des mères et des épouses cantonnées à des tâches domestiques, conformément à la doctrine officielle de l’ei »36. Les condamnations en octobre 2019 à vingt-cinq et trente ans de prison, des deux femmes à l’origine de l’attentat raté à la bonbonne de gaz devant Notre-Dame de Paris (septembre 2016) semblent montrer que cette problématique est désormais bien prise en compte par les autorités judiciaires. La menace réside désormais dans les camps de déplacés situés dans le nord-est syrien abritant les femmes et les enfants de djihadistes, les hommes étant emprisonnés dans les geôles kurdes. Très peu contrôlés par les forces kurdes, ces camps sont devenus de véritables incubateurs37 de jeunes djihadistes qui grandissent depuis plusieurs années dans cet environnement. Les différentes insurrections de femmes djihadistes et les évasions récentes38 illustrent les perspectives explosives de cette situation si ces individus, faute d’être pris en compte par la France, rejoignent ou sont instrumentalisés par une structure terroriste ou étatique hostile à celle-ci.
- Et après ?
Sans pouvoir ni vouloir prédire le prochain type de terrorisme qui touchera l’Occident, une simple observation des signaux faibles peut nous éclairer sur un potentiel de menace en gardant la logique de « potentiel des circonstances »39 propre à François Jullien40.
Depuis le début de l’année 2020, on observe en effet en France une recrudescence des « dégradations »41 commises par des groupes contestataires violents liés à l’ultragauche. Cette mouvance semble se diriger vers un kairos42 favorable à des actions de plus grande ampleur, par une convergence de deux dynamiques. D’un côté, son durcissement grâce au retour de Syrie des volontaires ayant combattu l’« État islamique » dans les rangs des milices kurdes à l’idéologie marxiste-léniniste. Formés au combat par cette guérilla crypto-marxiste, ces « revenants » peuvent désormais apporter des savoir-faire militaires tactiques (embuscade, défense…) ou techniques (tir de précision, explosif…). De l’autre, la problématique écologiste érigée en cause ultime dont certains échos anticapitalistes et anti-impérialistes pourraient apporter un souffle nouveau aux combats libertaires traditionnels évoqués supra43.
Enfin, cette réflexion aura rempli son rôle si, à la suite de Charles Péguy, nous sommes désormais persuadés qu’« il y a pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite »44.
1 J. Guisnel et D. Korn-Brzoza, Au service secret de la France, Paris, Le Seuil, « Points », 2014.
2 En septembre 2001, alors qu’il est incarcéré en France, il loue les « héroïques opérations de sacrifices du 11 septembre 2001 ».
3 W. Laqueur, Terrorisme, Paris, puf, 1979.
4 S. Qutb développera ces idées surtout au contact des Indiens Sayyid Abul Ala Maududi et Abul Hasan Ali Hasani Nadwi, qui prônent au même moment une renaissance panislamique conjuguée à un retour aux idéaux puritains et à un regain de combativité.
5 A. Azzam, « Rejoins la caravane ! », in G. Kepel (dir.), Al-Qaïda dans le texte, Paris, puf, 2008.
6 F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xve et xviiie siècles. T. II, Les Jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979.
7 Interview de Jean-Marc Rouillan sur France 3 à l’occasion de la sortie de son ouvrage Dix ans d’Action directe. Consulté le 19 février 2019 sur https://youtube/CUu7LHIKOJU
8 A. Legault, « La dynamique du terrorisme. Le cas des Brigades rouges », Études internationales, 14(4), 1983.
9 St. Lacroix, « Ayman al-Zawahiri, le vétéran du djihad », in G. Kepel (dir.), op. cit..
10 Ibid.
11 I. Ramirez Sanchez alias Carlos, L’Islam révolutionnaire, Monaco, Éditions du Rocher, 2003.
12 Il est intéressant de noter que le « forcené » qui a précipité son véhicule contre des policiers à Colombes fin avril 2020 s’est présenté d’emblée comme un militant pro-Palestiniens.
13 F. Burgat, Comprendre l’islam politique, Paris, La Découverte, 2016.
14 H. de Kergorlay, Le Figaro, 2 juin 1972.
15 I. Ramirez Sanchez, op. cit..
16 M. Pellerin, « Les violences armées au Sahara. Du djihadisme aux insurrections ? », Études de l’ifri, novembre 2019.
17 Ironie de l’histoire, le père de Cherif Chekatt, auteur de l’attentat de Strasbourg en décembre 2018, arborait un bonnet à l’effigie du Che lors de son interview télévisée.
18 Selon cette doctrine, la révolution commence par une guérilla dans le milieu rural (foco en espagnol).
19 Ph. Pottier, « De Che Guevara à Ben Laden, Al-Qaïda : une réinvention du foquisme », in B. Durieux (dir.), La Guerre par ceux qui la font, Monaco, Éditions du Rocher, 2016.
20 E. Che Guevara, « La guerre de guérilla », in Textes militaires. La guerre de guérilla. Écrits militaires, Souvenirs de la guerre révolutionnaire, Paris, La Découverte, 2001.
21 R. Debray, La Guérilla du Che, Paris, Le Seuil, 2008.
22 J. Aubron, N. Ménigon, J.-M. Rouillan, Action directe. Textes de prison (1992-1997), Vincennes, Le Jargon libre, 1997.
23 A. Azzam, op. cit.
24 Ibid.
25 G. Kepel, La Fracture. Chronique 2015-2016, Paris, Gallimard, 2016.
26 Il a été éliminé par les forces françaises en février 2019.
27 D. Lounnas, « Les mutations des mouvements djihadistes en Afrique du Nord et au Sahel : d’aqmi à l’État islamique », Fondation pour la recherche stratégique, note n° 18, 2016.
28 Interview réalisée par Libération en février 2016. Consulté le 1er décembre 2018 sur https://www.liberation.fr/france/2016/02/07/jean-marc-rouillan-dans-son-role_1431713.
29 En 1982, quatre femmes membres des Brigades rouges s’échappent de la prison de Ravigo en Italie à la suite d’une attaque à l’explosif contre l’enceinte.
30 A. Legault, op. cit..
31 En 1977, la raf revendique l’enlèvement de l’homme d’affaires Hanns-Martin Schleyer et exige la libération de onze prisonniers politiques qui étaient membres de cette organisation.
32 É. Tanenbaum, « Le piège de la guerre hybride », Focus stratégique n° 63, octobre 2015.
33 D. Linhardt, « Réclusion révolutionnaire. La confrontation en prison entre des organisations clandestines révolutionnaires et un État. Le cas de l’Allemagne dans les années 1970 », Cultures et Conflits n° 55, 2004.
34 F. Bugnon, « La violence politique au prisme du genre à travers la presse française (1970-1994) », thèse de doctorat d’histoire, université d’Angers, 2011.
35 « C’est Nathalie Ménigon “couvrant” sa camarade Joëlle Aubron, qui, elle, “achevait” Georges Besse avec ce geste, vu par tant d’autres témoins, d’un bras armé tendu dans la direction d’un homme à terre. »
36 Rapport n° 639 de la commission d’enquête du Sénat, op. cit., p. 52.
37 Le camp syrien d’Al-Hol abriterait, début 2020, environ soixante-dix mille personnes dont 60 % d’enfants.
38 Au 20 mai 2020, treize femmes se sont échappées des camps du Nord-Est syrien dont Hayat Boumedienne compagne d’Amedy Coulibaly, l’un des auteurs des attentats de janvier 2015 en France.
39 F. Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Le Livre de poche, 2002.
40 Pour François Jullien, la stratégie chinoise repose sur le potentiel des situations et des transformations silencieuses.
41 À ce stade, ces actions ne sont pas considérées comme des actes terroristes en dépit de leur violence évidente (incendies volontaires, attaques de gendarmerie, destruction d’antennes-relais…).
42 Concept de la Grèce antique qui correspond au temps de l’occasion opportune, à un basculement décisif par rapport au temps qui passe.
43 À cet égard, la figure du capitaine Thomas Sankara, président burkinabè, anticolonialiste, écologiste et révolutionnaire, assassiné en 1987, pourrait obtenir une notoriété renouvelée à l’avenir.
44 Charles Péguy, « Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne » [1914], in Œuvres complètes. T. IX, Œuvres posthumes, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue française, 1924.