Le territoire de l’État a longtemps constitué l’espace de référence lorsqu’il s’agissait de penser les conflits armés internationaux et le droit qui les encadre. Qu’est-ce que la guerre dans sa conception la plus classique sinon une lutte armée en vue de défendre ou de conquérir un territoire ? Il n’est donc pas surprenant que le droit international ait fait du respect de l’intégrité territoriale la pierre angulaire de l’encadrement de ces conflits. La Charte des Nations unies pose un principe d’interdiction du recours à la force sur le territoire d’un autre État, à l’exception des situations de légitime défense ou d’autorisation d’un tel recours à la force par le Conseil de sécurité. Cela fait écho à ce que la Cour permanente de justice internationale (cpji) soulignait dans son célèbre arrêt Lotus de 1927 : « La limitation primordiale qu’impose le droit international à l’État est celle d’exclure, sauf existence d’une règle permissive contraire, tout exercice de sa puissance sur le territoire d’un autre État1. » Si cette logique territoriale peut sembler poussiéreuse au regard d’autres types de conflits (terrorisme) ou compte tenu du déploiement de moyens immatériels dans les conflits interétatiques (cyberguerre), elle reste fermement ancrée dans la logique du droit international contemporain.
L’emploi de la force armée traduit le recours par l’État à ce qui est traditionnellement désigné comme sa « compétence exécutive ». Celui-ci peut toutefois aussi exercer une « compétence normative » (édicter des règles de portée générale) ou « juridictionnelle » (aptitude d’une juridiction nationale à connaître d’une affaire), qui peuvent être d’utiles relais ou compléments de l’action militaire et qui, comme l’a rappelé la cpji dans la même affaire Lotus, ne se restreignent pas à une logique territoriale : « Loin de défendre d’une manière générale aux États d’étendre leurs lois et leur juridiction à des personnes, des biens et des actes hors du territoire, il leur laisse à cet égard une large liberté qui n’est limitée que dans quelques cas par des règles prohibitives2. » Si le droit et son application par les juridictions peuvent être d’utiles relais, compléments ou alternatives à l’action militaire, la logique n’est plus celle d’un espace géographique de conflit, mais plutôt celle d’un espace de régulation des conduites. Le « recours à la force juridique » peut ainsi être dissocié de la logique territoriale.
Une des illustrations les plus frappantes de cette « guerre par le droit » est sans conteste la stratégie de sanctions économiques des États-Unis à l’égard de certains États ennemis pour lesquels une intervention terrestre serait difficilement envisageable (Iran, Corée du Nord et Cuba), et de certaines personnes et entités dans le cadre de la lutte contre le terrorisme pour lesquelles une même intervention a prouvé être difficilement pleinement efficace3. Les dispositifs élaborés afin de traquer les fonds et les transactions illicites et d’assécher ces réseaux financiers ne s’appliquent pas aux seules institutions financières américaines, mais à toutes celles ayant accès au marché financier américain. C’est ainsi que plusieurs banques européennes ont été condamnées à des pénalités vertigineuses, en particulier bnp Paribas à près de neuf milliards de dollars. Par le biais de ces dispositifs, les États-Unis peuvent se permettre d’exporter leur politique étrangère en en assurant une application effective au-delà de leurs frontières.
- Stratégies d’occupation des espaces juridiques
Une expression revient souvent lorsqu’il s’agit d’évoquer ces dispositifs de sanctions : l’extraterritorialité du droit américain. À première vue, elle renvoie à l’application de règles à des situations se déroulant au-delà du territoire qui les édicte. Elle mérite d’être nuancée et précisée afin de saisir comment se structurent les stratégies d’occupation des espaces juridiques par les États4.
Il faut rappeler que le droit international reconnaît deux principaux fondements de compétence lorsqu’il s’agit pour les États d’exercer leurs compétences normative ou juridictionnelle : le territoire bien sûr (compétence territoriale) et la nationalité (compétence personnelle). Cette dernière désigne la faculté des États à connaître des situations impliquant, à l’étranger, leurs ressortissants ou leurs entreprises. De telles compétences peuvent également être exercées dans des cas plus spécifiques : cas de compétence universelle (génocide, torture, piraterie) ou atteinte aux intérêts fondamentaux de l’État (faux-monnayage). « L’extraterritorialité du droit » ne devient polémique et ne véhicule une forme de soupçon d’impérialisme juridique qu’à partir du moment où l’État entend réguler à l’étranger des situations pour lesquelles il n’existe pas de lien de rattachement objectif ou de base de compétence reconnue en droit international. C’est le cas par exemple de certains programmes américains de sanctions économiques.
La question se pose dès lors de l’effectivité de ces dispositifs extraterritoriaux, qui ne se limitent pas d’ailleurs aux sanctions économiques et concernent également des domaines tels que l’anticorruption, la lutte contre la fraude fiscale ou le numérique. Comment une compétence normative ou juridictionnelle à portée extraterritoriale, qui n’est dans le fond qu’une seule injection intellectuelle abstraite, peut-elle être spontanément appliquée par toute une série d’acteurs au-delà du territoire de l’État qui exerce cette compétence ? Il faut ici comprendre que l’extraterritorialité a besoin d’une dose de territorialité et procède d’un mécanisme que l’on pourrait qualifier d’« à double détente ».
Il s’agit en premier lieu de trouver des éléments de rattachement, certes discutables mais existants, avec le forum qui entend exercer sa compétence. Les États-Unis ont de ce point de vue déployé toute une série de vecteurs d’extraterritorialité. Peuvent ainsi être soumis au forum américain les personnes et les entités non américaines localisées à l’étranger dès lors qu’elles utilisent le dollar, dans la mesure où cela implique une opération de compensation sur le territoire américain. Il en est de même pour les personnes ou les entités qui utiliseraient certains biens et technologies américains. Selon ce schéma, il s’agit pour les États-Unis d’exercer une forme de compétence personnelle à l’égard de leur devise, leurs biens ou leurs droits de propriété intellectuelle, comme si ceux-ci étaient dotés d’une nationalité, ce qui n’est aucunement reconnu en droit international. Peuvent également être soumises au forum américain les filiales étrangères des entreprises américaines alors qu’elles disposent de la nationalité d’un autre État. C’est ainsi que les filiales norvégienne et japonaise du groupe Hilton ont été pointées du doigt pour avoir refusé des délégations cubaines, ce qui peut d’ailleurs constituer une discrimination fondée sur la nationalité. Monnaie, marchés, capital : autant d’illustrations éclairantes de la manière par laquelle les espaces juridiques prennent appui sur les espaces économiques.
Il s’agit en second lieu d’exercer des moyens de pression suffisamment dissuasifs pour contraindre les entreprises étrangères à se soumettre à ces dispositifs. C’est principalement le risque d’éviction du marché américain qui assure une docilité des opérateurs économiques. Une banque européenne de dimension internationale ne peut envisager de perdre sa licence bancaire aux États-Unis et de se voir exclue du marché dollar. Une grande entreprise de travaux publics ne pourrait accepter d’être évincée des marchés publics aux États-Unis ainsi que de ceux, par ricochet, des banques internationales de développement. Cette docilité est également amplifiée du fait de la spécificité des mécanismes de poursuites aux États-Unis, qui font la part belle aux procédures de justice négociée, opaques et déséquilibrées, par le biais desquelles les entreprises préfèrent s’acquitter de lourdes pénalités plutôt que de risquer de se voir exclues du marché américain. Ainsi fonctionne ce nouveau marché de l’« obéissance mondialisée », pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre sur le sujet5. Il n’est donc pas surprenant que toutes les entreprises ayant un point de contact avec le marché américain, en particulier les institutions financières, s’inscrivent dans une logique d’hypercompliance et s’emploient à respecter scrupuleusement les injonctions américaines, même lorsqu’il s’agit d’activités n’ayant pas de lien avec les États-Unis.
- Les finalités de l’occupation des espaces juridiques
En se risquant à détourner la fameuse expression de Clausewitz, on peut constater que l’extraterritorialité du droit (en l’occurrence des dispositifs de sanctions) peut servir la continuation de la guerre par d’autres moyens. Il peut d’ailleurs également s’agir de conflits d’autre nature, comme en témoigne la guerre commerciale américano-chinoise, qui se prolonge dans les procédures intentées aux États-Unis à l’encontre de la directrice financière de Huawei pour fraude bancaire ou dans l’intensification des dispositifs de contrôle des investissements étrangers6. Ces stratégies d’occupation des espaces juridiques peuvent toutefois poursuivre d’autres finalités, pas nécessairement conflictuelles et d’ailleurs parfois entremêlées.
Le droit de l’anticorruption constitue en ce sens un champ d’exploration particulièrement instructif. Les États-Unis ont adopté en 1977 le Foreign Corrupt Practices Act (fcpa), législation visant à réprimer les actes de corruption commis à l’étranger par des personnes et des entités américaines. Considérant que leurs entreprises étaient désavantagées face à leurs concurrentes étrangères sur les marchés publics internationaux, et ce malgré l’adoption en 1997 de la convention de l’ocde sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales, les États-Unis ont, à partir de la fin des années 1990, donné une portée extraterritoriale au fcpa et initié des poursuites agressives à l’encontre de nombreuses entreprises, notamment européennes, pour des faits de corruption commis à l’étranger. Alors que la lutte contre la corruption poursuit à première vue un impératif d’intégrité morale et incidemment un objectif de transparence et d’équité des transactions économiques, certaines affaires suggèrent que des procédures ont pu être initiées afin de déstabiliser des opérateurs économiques étrangers au profit de leurs concurrents américains, témoignant ainsi de la possible collusion des autorités et des milieux économiques. C’est notamment le récit fait par Frédéric Pierucci dans Le Piège américain, dans lequel cet ancien cadre d’Alstom, jouant le rôle de fusible en étant emprisonné plus d’une année aux États-Unis, explique comment la pression exercée dans le cadre des procédures de justice négociée a poussé ce fleuron français à se vendre à son concurrent General Electric7.
Face à la multiplication de dispositifs extraterritoriaux américains particulièrement invasifs, la riposte a cherché à s’organiser à l’échelle de l’Union européenne (ue) ou plus modestement française. On ne compte plus les rapports parlementaires se désolant de la vulnérabilité des entreprises françaises et préconisant toute une série de mesures inoffensives ou qui n’ont jamais été mises en œuvre8. Cette hostilité à l’égard de ce qui est extraterritorial ne doit pas néanmoins éclipser les bénéfices que l’on peut tirer de l’occupation des espaces juridiques. Si elle a pu être perçue comme parfois brutale, l’extraterritorialité du droit américain de l’anticorruption a néanmoins conduit de nombreux États, y compris la France par le biais de la loi Sapin 2 de décembre 2016, à mettre en œuvre des dispositifs nationaux crédibles de lutte contre ce fléau, participant ainsi à la construction depuis quelques années d’un droit global de l’anticorruption.
L’occupation des espaces juridiques peut ainsi refléter deux types de situations bien distincts. Dans une logique conflictuelle (par exemple des sanctions économiques), il s’agit d’imposer par le droit sa volonté politique sur celle des autres États. Mais il peut aussi être question d’étendre son espace juridique à des zones encore inoccupées, comme en témoigne l’application extraterritoriale du droit américain de l’anticorruption à des entreprises relevant d’États qui ne cherchaient aucunement à encadrer le phénomène de manière effective. Dès lors qu’il y a convergence sur les valeurs mais divergence sur les normes, l’extraterritorialité, sans nécessairement refléter une volonté hégémonique mais en jouant assurément des rapports de puissance, peut constituer une étape nécessaire afin d’assurer la convergence des premières avec les secondes. Cela s’est vérifié en matière d’anticorruption, mais également de lutte contre le blanchiment de capitaux ou contre la fraude fiscale.
Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que l’extraterritorialité soit l’apanage des États-Unis. L’ue a également été critiquée, notamment outre-Atlantique, pour le champ d’application très extensif de son droit à la protection des données personnelles, de même que pour avoir voulu étendre son système d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre aux activités aériennes en les appliquant à des compagnies étrangères9. La France a elle-même entrepris d’avancer unilatéralement sur le sujet de la responsabilité sociale des entreprises en adoptant en 2017 la loi sur le devoir de vigilance10. S’il ne s’agit pas stricto sensu d’un dispositif extraterritorial puisqu’il ne s’applique qu’aux sociétés françaises d’une certaine taille, il implique néanmoins pour les sociétés mères et les sociétés donneuses d’ordre d’user de leur pouvoir économique (capital et contrats s’inscrivant dans des chaînes de valeur global) pour imposer toute une série de standards de protection de l’environnement ainsi que des droits humains et sociaux à leurs filiales et à leurs fournisseurs à l’étranger. Cela se rapporte au concept de « sphère d’influence » des entreprises employé par le rapporteur spécial John Ruggie qui fut à l’origine des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme adoptés en 2011 par le Conseil des droits de l’homme de l’onu11.
On le saisit clairement, l’extension de l’espace juridique s’appuie sur des espaces économiques qui ne coïncident plus avec le territoire de l’État. Alors que le développement de l’intégration économique sans intégration normative suggérait une mondialisation débridée et incontrôlable, diverses expériences de l’extraterritorialité montrent que ces nouveaux espaces économiques constituent un levier puissant de régulation. Mais ils le sont aussi bien pour ceux souhaitant mener une guerre par le droit que pour ceux déterminés à affronter les grands problèmes de notre temps.
1 cpji, Lotus, arrêt du 7 septembre 1927, série A, n° 10, p. 18.
2 Ibid., p. 19.
3 J. C. Zarate, Treasury’s War: The Unleashing of a New Era of Financial Warfare, New York, PublicAffairs, 2013.
4 R. Bismuth, « Pour une appréhension nuancée de l’extraterritorialité du droit américain. Quelques réflexions autour des procédures et sanctions visant Alstom et bnp Paribas », Annuaire français de droit international (2015), vol. LXI, 2015, p. 785 et s.
5 A. Garapon, P. Servan-Schreiber (dir.), Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, Paris, puf, 2013.
6 R. Bismuth, « Huawei, élément déclencheur d’une crise diplomatique et économique majeure ? », Blog le Club des juristes, 20 décembre 2018, http://blog.leclubdesjuristes.com/huawei-lelement-declencheur-dune-crise-diplomatique-et-economique-majeure.
7 F. Pierucci, M. Aron, Le Piège américain, Paris, J.-Cl. Lattès, 2019.
8 Assemblée nationale, Rapport d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine n° 4082, 5 octobre 2016 ; Sénat, Rapport d’information sur l’extraterritorialité des sanctions américaines. Quelles réponses de l’Union européenne ? n° 17, 4 octobre 2018 ; Assemblée nationale, Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale, 26 juin 2019.
9 cjue, 21 décembre 2011, C-366/10, Air Transport Association of America e.a. c/Secretary of State for Energy and Climate Change, Rec. p. I-13755.
10 Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, jorf, 28 mars 2017.
11 Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux Droits de l’homme. Mise en œuvre du cadre de référence « Protéger, respecter et réparer » des Nations unies, hr/pub/11/4, 2011.