Inflexions : Philippe Torreton, en 1996, vous êtes le capitaine Conan sous la direction de Bertrand Tavernier. Que représente ce rôle pour vous ?
Philippe Torreton : Conan, cela fait presque trente ans (soupirs et rires). C’est un souvenir aujourd’hui. Une sorte de passeport avec certaines personnes. Avec vous par exemple, ou avec celui qui nous a mis en contact, et des tas d’inconnus qui me disent « capitaine Conan… » et cela suffit. Un regard et voilà : on sait de quoi on parle. Il y a peu, je jouais aux Célestins et je dédicaçais Jacques à la guerre1. On m’annonce qu’un jeune sdf aimerait acheter ce livre, mais n’en a pas les moyens ; on me tend alors un bout de papier pour que je griffonne mon nom dessus. Vous comprenez ma gêne. Je décide naturellement de lui offrir un exemplaire dédicacé. Du coup, le gars arrive, terriblement ému. C’était un ancien soldat du 1er régiment d’infanterie (petit silence ému imperceptible) atteint par les aléas de la vie. Il me dit : « Pour moi, le capitaine Conan, c’est quelqu’un qui n’abandonnait pas ses hommes, quoi qu’ils aient fait. Ça manque des mecs comme ça. » Il avait les larmes aux yeux et moi… (une inspiration forte et bruyante suivie d’un souffle retenu). Rien que de vous le décrire, je suis encore ému. Pour moi, Conan n’est qu’un rôle, mais brusquement ce rôle met en face de la dureté de la vie. Des supérieurs comme ça, il y en a, mais il y en a peu qui assument, même la connerie noire de leurs hommes, qui assument et ne se défilent pas, des gens qui protègent jusqu’au bout. Il y a aussi des rencontres plus people. Il y a quelque temps, lors d’un festival à Toronto, je croise Jean Dujardin. Ses premiers mots ont été : « Salut capitaine. » On ne s’était jamais vu. Au fur et à mesure, je m’aperçois qu’il connaît le film par cœur, qu’il peut réciter tous les dialogues. Il m’a dit : « Tu m’as marqué à vie avec ce rôle. » Voilà des rencontres avec des inconnus, des célébrités, qui sont émouvantes, rigolotes. Conan, c’est ça. Constater le pouvoir aussi important d’un film, c’est extraordinaire.
Inflexions : Que connaissiez-vous de la chose militaire avant de rentrer dans la peau de Conan ?
Philippe Torreton : D’expérience personnelle, rien. Mais j’ai toujours été, et depuis tout petit, fasciné par la guerre. Mon père a été militaire pendant quelques années. Il a fait la guerre en Indochine. Il ne s’en vantait pas, mais il n’en avait pas honte. Il y avait quelques souvenirs dans les tiroirs, mais aucun accroché aux murs. Sauf à quelques rares moments, il n’a jamais fait état de ce passé. De cette histoire, et en raison même de sa discrétion, de sa dissimulation, est peut-être née chez moi une sorte de fascination. Aucun de mes deux frères n’a un rapport comparable au militaire. Oui, le monde militaire me fascine depuis toujours. Je suis devenu une sorte de spécialiste de la Grande Armée, de la Seconde Guerre mondiale. Pour écrire Jacques à la guerre, je me suis intéressé à la guerre d’Indochine. En fait, je suis assez obsédé par la destinée humaine marquée par la guerre, aussi bien du côté civil que militaire.
Inflexions : La destinée humaine marquée par la guerre… Avez-vous pu réfléchir à cette notion avec Conan ?
Philippe Torreton : Oui. J’ai envie de dire heureusement. N’est-ce pas le véritable thème du film ? Qu’est-ce qui fait que la guerre est si prenante ? Comment peut-on aimer la guerre ? Je vous donne là un résumé grossier de l’idée principale du film. Conan aurait pu dire la même chose que Lawrence d’Arabie. Celui-ci est dans le bureau d’un de ses supérieurs : « Vous ne vous rendez pas compte, j’ai tué un homme. » L’autre lui répond : « Vous êtes militaire, c’est normal de rencontrer ce genre de situation. » Lawrence rétorque : « Non, vous ne comprenez pas. J’ai aimé ça. » Une remarque qui glace le sang. Pour moi, Conan, c’est ça : un vendeur de chemises sur le marché qui devient soldat, tueur, égorgeur de tranchées. Un gars banal qui « aime ça ».
Inflexions : Il n’est pas que l’égorgeur. Il est aussi celui qui entraîne des hommes avec lui, qui assume pleinement ce qu’il leur fait faire et qui se sent responsable d’eux.
Philippe Torreton : Oui, oui, bien sûr. Un chef ! La guerre de tranchées a donné l’idée à quelques supérieurs de lâcher la bride à quelque gars qui « en voulaient » : « Vous choisissez des hommes, vous choisissez vos armes et vous avez carte blanche, mais “zigouillez” des gars en face. » Parce qu’ils n’en pouvaient plus de ces bombardements réglés comme du papier à musique. On tirait car il fallait utiliser les cartouches et, de temps en temps, on faisait de grandes offensives qui tuaient beaucoup d’hommes et ne servaient à rien. On ne le dit jamais, même pendant les commémorations du Centenaire, mais la stratégie, la haute stratégie française a été l’une des plus nulles de l’histoire de la guerre. L’état-major français était un ramassis d’imbéciles. Il faut qu’on le sache une fois pour toutes.
Inflexions : Il serait intéressant que vous discutiez de cette analyse avec Michel Goya ou François Cochet, qui sont des spécialistes de la période…
Philippe Torreton : Pour moi, le courage et l’initiative dépassaient rarement le grade de colonel. Au-dessus, c’était n’importe quoi : des gens coupés des réalités, des gens qui travaillaient à l’ancienne. En 1914, nous étions fin prêts pour mener la guerre de 1870. On chargeait en gants blancs, les saint-cyriens avec leur casoar.
Inflexions : Vous reprenez un mythe. À l’époque, l’uniforme de Saint-Cyr, c’est l’uniforme de l’infanterie. Vous rajoutez simplement les gants blancs et fixez le casoar sur le képi et vous avez un saint-cyrien qui charge.
Philippe Torreton : C’est une image. Nous n’avions pas du tout intégré les armes modernes, les guerres industrielles. Pourtant Jaurès en parlait déjà. Il a été visionnaire des boucheries qui sont survenues. Il avait étudié les conflits précédents. Mais l’état-major français n’était absolument pas capable de comprendre cela. L’utilisation des blindés, plus tard, le prouvera encore une fois. Je maintiens ce que je dis. J’attends avec joie l’historien qui me prouvera qu’il y avait un sens tactique fabuleux dans le haut commandement français.
Inflexions : Comment êtes-vous entré dans le personnage de Conan ?
Philippe Torreton : Par les mots. Ce film a été très compliqué à monter pour la production. J’ai donc vécu pendant presque trois ans avec les différentes versions du scénario, en me rongeant les ongles en espérant que le film soit tourné. Alors j’ai lu et relu ce texte, je l’ai appris, je l’ai répété. À chaque fois que je croisais quelqu’un, je le testais. Je faisais sans cesse des italiennes2. Je m’entraînais tout le temps. Je citais des pans entiers de ce texte à n’importe quel propos, n’importe où, dans les avions, les trains, les gares, à ma famille, à des inconnus. Je donnais à entendre comme un colporteur de mots. C’est pourquoi ce texte, je l’avais en moi (il détache chacun de ses mots), en moi (il hausse encore le ton). J’aurais pu le réciter à l’envers, à l’endroit. J’ai vraiment eu un coup au cœur avec ce texte, un coup à l’âme. Après les mots, ceux de Jean Cosmos et de Roger Vercel, j’ai travaillé le rythme. Car les mots ont un rythme. Lequel vous met dans un état physique. Finalement, vous vous apercevez qu’en travaillant sur les mots vous travaillez sur votre corps, sur vous, sur ce que vous êtes.
Une phrase, par exemple, « un poilu qui tiendrait contre un train blindé, tu lui ferais lâcher à l’idée d’être éventré d’un coup de surin », vous ne la dîtes pas correctement si vous êtes « mou de la mâchoire ». On ne la dit pas quand on se lève, les yeux embrumés par la soirée de la veille. Elle suppose d’être en forme pour être prononcée. Cela indique que Conan possède une tonicité dans la bouche. Ce phrasé transparaît donc forcément dans le visage. Petit à petit un corps se construit. Un bonhomme vous arrive, malgré vous, par les mots. Mais cette expérience, je ne peux en parler qu’aujourd’hui. Je n’aurais pas pu le formuler de cette façon il y a trente ans, au moment du tournage.
Inflexions : Rien que les mots et leur influence sur le corps ?
Philippe Torreton : Non. Nous avons suivi des entraînements pour essayer de fédérer le groupe d’acteurs retenus pour jouer dans le film. C’était le groupe Conan et il devait travailler la notion d’autorité. Nous avions vingt-neuf ans ; nous nous connaissions tous ; nous étions des camarades de conservatoire ou de théâtre. Nous essayions d’apprendre à marcher au pas dans la forêt de Fontainebleau, en survêtement. En guise de grenade, nous avions des pommes de pin, en guise de couteau des bouts de bois mort. Nous avions véritablement l’air ridicule. Pourtant, il fallait se prendre pour des militaires. Évidemment, nous avons eu du mal avec le premier degré de cette situation. Donc, nous chahutions, nous rigolions. Des blagues de potaches. Je n’arrivais pas à les faire marcher au pas. L’instructeur me dit alors : « Parfois, il faut gueuler. » Mais moi, je ne voulais pas gueuler sur des copains que j’aimais bien. « À toi de voir, moi je m’en moque, m’a-t-il répliqué. Si tu veux qu’ils marchent au pas, il faut gueuler. C’est con, mais c’est comme ça. En plus, quand tu donnes des ordres, tu n’es pas dans le rythme. En gueulant, tu vas te recaler. »
J’avais beau prendre un ton ferme, je n’y arrivais pas. L’heure tournait ; la fin de la journée approchait. Je me suis dit : « Si je n’arrive pas à les commander, c’est que je ne peux pas prendre le rôle puisque c’est celui d’un chef. En plus, Conan est un chef charismatique. Comment vais-je pouvoir donner l’illusion si je n’y arrive pas maintenant ? » J’avais un sentiment de honte, d’usurpation, de crainte de ne pas être à la hauteur du rendez-vous que l’on me confiait. Il restait dix minutes, nous allions remonter dans la camionnette pour rentrer à Paris. Quand un gars de la bande a lâché la bêtise de trop. Je ne me souviens plus de ce qu’il a fait, mais j’ai littéralement explosé : « J’en ai rien à f… ! Moi, j’ai le rôle principal. Cette scène-là n’est pas indispensable dans le scénario. Bertrand Tavernier, s’il la trouve mauvaise, la coupera. Moi, j’ai plein de scènes, pas vous ! Alors maintenant vous décidez : soit vous m’écoutez et on marche au pas, soit on arrête et on rentre. Mais je n’ai pas de temps à perdre avec des baltringues comme vous ! » J’ai commencé à hurler, j’en avais les genoux qui tremblaient. « Section à mon commandement, demi-tour droite ! En avant marche ! Un deux. » Et là, j’étais en rythme… Et le groupe a obéi ; tout le groupe. Et l’instructeur de me dire : « Ben voilà, pas plus compliqué que ça ! »
Inflexions : Qui était votre instructeur ?
Philippe Torreton : Ce n’était pas un militaire de métier parce que Tavernier disait, et je crois qu’il avait raison : « Conan, ce n’est pas l’armée de métier. » Conan est le fruit de la mobilisation générale, des gars qui venaient des quatre coins de la France et qui, après une formation, allaient faire la guerre. Il a donc fait appel à un appelé de la guerre d’Algérie, père d’une fille qui travaillait dans sa maison de production. Cet homme s’était retrouvé par erreur dans un commando de chasse et avait passé des mois à crapahuter. Il y est allé au moins une fois au couteau. Il est rentré ébranlé par ces combats. Mais au moins, nous avions quelqu’un qui pouvait nous expliquer ce que ça fait d’utiliser un surin quand on n’est pas professionnel. Un professionnel, il s’entraîne. Il sait qu’il peut avoir rendez-vous avec quelque chose. Je ne dis pas qu’il le souhaite, mais il fait tout pour être prêt au moment où ça arrive. Le pékin moyen, lui, il fait la guerre parce qu’il est mobilisé. Il fait ce qu’il peut. Il espère revoir son pays une fois que ce sera terminé. L’état d’esprit n’est absolument pas le même. Nous avions ce regard-là.
Inflexions : Avez-vous regardé les films de Pierre Schoendoerffer ?
Philippe Torreton : Oui, bien sûr. Mais pas pour la préparation de Conan. Je n’ai pas regardé de film. En revanche, j’ai lu Les Croix de bois3 de Dorgelès, Le Feu4 de Barbusse, La Peur de Gabriel Chevallier5, beaucoup de carnets de guerre, de lettres de poilus… Ce qui m’intéressait, c’étaient les mots de « ceux qui y étaient allés ». Ce que le narrateur des Croix de bois décrit : après avoir bataillé pendant trois jours, repris des positions, avoir perdu la majorité des copains engagés dans l’attaque initiale, on fait descendre les hommes des camions qui les ramènent du front au bout de cinq kilomètres et on leur demande de traverser un village, de défiler au son d’une musique devant la population ; ils se rebellent, ne veulent pas, mais sous la menace ils avancent. Les fantômes qu’ils sont entendent la musique au loin. À leur approche, celle-ci s’arrête. Les villageois les regardent fascinés, horrifiés, les enfants se mettent à pleurer. Et soudain, l’un des poilus dit : « C’est nous qui avons pris le village. » Et il gonfle la poitrine. Le narrateur explique qu’alors tous ont redressé la poitrine, même s’ils n’en pouvaient plus, s’ils étaient raides. « Allez, il y aura toujours des guerres, toujours. » Cette phrase m’a heurté comme un coup de massue. J’ai compris que la grande tragédie de la guerre, au-delà des morts, c’est que l’on peut aimer ça. Au sortir de la boucherie, il y aura toujours quelqu’un pour dire : « Allez, on se gonfle la poitrine les gars ! » Le pire, c’est que ça marche. C’est troublant.
La guerre finalement symbolise de façon caricaturale et extrême ce qui pourrit nos vies en temps de paix. On a besoin que ça exulte. Or, pour nos contemporains, le moment le plus exaltant, c’est le mariage – on garde la robe de la mariée, le costume de quand on était mince –, et c’est tout. Les gens s’ennuient en fait. Tout le monde s’ennuie. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai mis en exergue de l’un de mes livres une citation d’un auteur marin, mort en mer : « Pourvu qu’il nous arrive quelque chose ! » Ça, c’est d’une grande beauté. La plupart des gens cherchent le confort. Or le confort, c’est la mort. L’être humain n’est pas fait pour le confort. Il est fait pour lutter, pour gagner sa croûte. Finalement, la guerre, c’est ça : elle traduit ce désir d’exaltation. On a peur, on se le dit. En fait, c’est ça que j’aime.
Inflexions : Les mots, l’autorité. De quoi aviez-vous besoin d’autre pour entrer dans le personnage ?
Philippe Torreton : De rien d’autre. Les deux axes essentiels étaient le physique et les mots. Après, le reste vient avec le rythme de tournage. Avec ces deux béquilles, Bertrand m’a donné une indication complémentaire, même si nous ne nous parlions pas beaucoup lui et moi, par confiance mutuelle et compréhension inexprimée : « Conan, c’est une pile. Je veux qu’on ait du mal à te suivre. C’est à nous de te suivre, pas à toi de t’adapter à la caméra. Je voudrais que tu crèves l’équipe caméra, qu’elle soit là à se demander : « Mais il est où Conan ? Il était là, il y a cinq minutes. » Il a une pêche phénoménale Conan. J’adorais cette façon de bouger, de ne pas être dans un cinéma plan-plan. Ce personnage dicte le rythme à la caméra. Je trouve cela très juste du point de vue cinématographique. Mais aussi très juste du point de vue psychologique. Cette guerre de commando nécessite de sentir les choses, de s’adapter. Il faut avoir des yeux derrière la tête, comme les grands attaquants de football. Il faut guetter, il faut sentir. Cela demande une acuité, comme un chien qui sent ce qui se passe.
Inflexions : On revient sur la comparaison faite par Conan entre le guerrier-loup et le soldat.
Philippe Torreton : Il y a quelque chose d’un prédateur supérieur chez le guerrier. Tout ce qui est morale, stratégie, il laisse cela aux autres. Lui, c’est l’instinct, la brutalité de l’instinct. Il comprend naturellement son environnement, et cela m’a bouleversé. Conan défend un petit gars qui est accusé de désertion. Il sait ce que c’est. Ce ne sont pas des types qui ne connaissent pas la peur. Conan a eu ce qu’on appelle « la trouille », mais il la dépasse. « La trouille », c’est une preuve d’intelligence chez un soldat. Un soldat qui n’a pas peur, il ne faut surtout pas partir en mission avec lui. C’est un danger terrible. La peur est la preuve que nous avons un cerveau. Il y a une conscience, une estime de soi, qui évite de se faire mal. Au nom de ce vécu, Conan défend ce type accusé de désertion. Dans cette inhumanité apparente de Conan, il existe donc une profonde humanité. Il sait ce que vaut l’homme, le pire comme le meilleur. Voilà ce qui m’a touché chez ce personnage. Il ne faut pas non plus oublier que ce n’est pas lui qui a déclenché tout ça.
Inflexions : Cela fait écho à l’anecdote avec le Roumain : j’y vais, je suis là et j’ai le droit de prendre la femme du Roumain.
Philippe Torreton : Oui, tout à fait. « Moi, je n’ai rien déclenché. Assumez ce que vous avez demandé à des gens. » Dans cette thématique-là, les « bonnes idées » de l’État se heurtent parfois à des gens qui disent : « Ok, ce que vous demandez, on va le faire. » Or ils le font tellement bien qu’ils deviennent insupportables. Il faudrait faire ce qui est demandé, mais pas trop bien non plus. Il ne faut pas y croire, parce que si vous y croyez, c’est pénible. On retrouve ces idées chez Tavernier, mais aussi partout au quotidien. Regardez quels énormes sacrifices on demande aujourd’hui aux personnels hospitaliers. On est surpris qu’ils, qu’elles s’accrochent à leur métier. Il faudrait être dévoué tout en restant cynique. Mais non ! On n’arrive pas à s’en moquer : un être humain est un être humain. On le soigne. On n’en a pas les moyens et on vous le dit. Conan est dans le même processus. On ne peut pas demander à des gens d’être des barbares et tout d’un coup hop ! Terminé.
Inflexions : Pourquoi Tavernier vous a-t-il choisi pour ce rôle ?
Philippe Torreton : Il m’avait repéré dans L.6276. Il m’a dit : « Tu as l’énergie, la gouaille de ce rôle. Je veux un acteur inconnu qui débarque, un type qui nous arrive d’on ne sait où et qui imprime la pellicule. Je ne veux pas un numéro d’acteur connu qui va se la jouer militaire pendant le tournage. On y croira d’autant plus qu’on ne connaît pas ton visage. Les spectateurs doivent se demander qui est ce gars. » En plus, il devait aimer ma façon de jouer. Pour lui, j’avais le charisme nécessaire au rôle, mais il me trouvait gringalet et j’ai dû faire un peu de musculation. Donc, je me suis inscrit dans une salle de sport. Bon, je n’ai pas continué (rires).
Inflexions : Que retenez-vous de Conan ? Quel éclairage pour la vie en général ce rôle vous a-t-il apporté ?
Philippe Torreton : Je ne suis pas assez introspectif pour répondre à cette question. Toute chose a des effets et provoque des changements. Ce qui fait que je suis moi, ce n’est pas uniquement un rôle, mais plutôt mes parents, mes rencontres, ma famille, l’endroit où je vis… Il est vrai qu’avoir rencontré Jean Cosmos, le scénariste du film, compte. Dans cette langue-là, tout compte. Il se trouve que j’ai de la tendresse pour ces hommes qui ont combattu. C’est d’ailleurs pourquoi je suis parrain de l’onacvg7. Il y a quelque chose en moi qui vibre quand je parle à un vieux papy du commando Georges. Je ne sais pas ce qu’il a fait, je ne veux pas le savoir. Je le vois là dans son fauteuil roulant, avec un placard de décorations qui cache le tissu sous les médailles. Ces gens se sont frottés, comme les étincelles, à cette fulgurance humaine qu’est la guerre. Il y a quelque chose qui me fascine. Peut-être à cause de Conan. Je ne juge pas. Je constate. Grâce ou à cause de Conan, j’ai pu aborder ce mystère, me questionner sur ce sujet qui interroge la vie qui va avec. Les gars se débrouillent. La grande beauté du film de Tavernier, à mon avis, c’est la fin. Ça m’a tiré les larmes des yeux.
Inflexions : Imaginons que vous ayez carte blanche pour un film. Quel personnage militaire voudriez-vous jouer ? Leclerc, Chabert, Monsabert… ?
Philippe Torreton : Sans aucun doute Driant8, ce colonel, député, mort au Bois de Caures en février 1916. Homme politique, il pouvait se faire exempter, mais il a choisi de servir. Il est resté à la tête de ses hommes à Verdun. On lui a demandé de tenir, il a tenu. Tous ses hommes sont morts et lui est mort en dernier. J’ai une tendresse admirative pour ce sacrifice. C’est aussi pourquoi j’ai vraiment un souci avec l’état-major de 1914. Ma haine est tellement tenace que je dénie à Pétain tout génie politique ou militaire à Verdun. Ce qu’il a fait, n’importe quel « cou…on » aurait pu le faire. Quand on a un chèque en blanc pour les hommes et pour le matériel, ce n’est pas compliqué de gagner une guerre ! Si quels que soient les moyens que l’ennemi met en face on peut en aligner le double, ou plus, à un moment donné, on gagne.
Inflexions : Je nuancerais un peu… Et si vous aviez un personnage fictif à créer ?
Philippe Torreton : Je m’en suis inventé un autour du fabuleux commandant Massoud. Selon moi, la France a été en dessous de tout avec lui. Je me suis rendu à Kaboul vers 2006. Avec quelques amis, je suis allé sur sa tombe, dans la vallée du Panshir. J’y tenais absolument. Nous y sommes restés une demi-heure en silence, dans un cadre magnifique. Alors, j’ai inventé un personnage qui l’aurait connu, un ancien des forces spéciales ou équivalent9, qui, à la cinquantaine, est recontacté par les services secrets français pour faire une opération en Afghanistan. Il n’a plus le physique pour s’y remettre, mais il dit oui parce qu’il a une dette personnelle ; elle pourrait symboliser la dette de la France à l’égard de ce pays. Voilà mon personnage.
Propos recueillis par Jean-Luc Cotard.
1 Ph. Torreton, Jacques à la guerre, Paris, Plon, 2018.
2 Faire des italiennes : répétition sans mettre le ton, d’une voix neutre qui permet aux acteurs de mémoriser le texte sans se fatiguer.
3 R. Dorgelès, Les Croix de bois, 1919, porté à l’écran en 1932 par Raymond Bernard.
4 H. Barbusse, Le Feu, 1916, lauréat du prix Goncourt de la même année.
5 G. Chevallier, La Peur, 1930, roman dans lequel l’auteur transcrit son expérience du front. Cet ouvrage a été porté à l’écran en 2015 par Damien Odoul. L’auteur a surtout été rendu célèbre par son Clochemerle (1934).
6 Film policier de 1992 réalisé par Bertrand Tavernier, produit par Frédéric Bourboulon et Alain Sarde, dans lequel Philippe Torreton joue le rôle d’Antoine dit Looping, ou Antonio ou la Belette.
7 Office national des anciens combattants et victimes de guerre.
8 Saint-cyrien, fantassin, le lieutenant-colonel Driant est le gendre du général Boulanger. Commandant, il quitte l’uniforme au moment de l’affaire des fiches (1905). Il est élu député de Nancy en 1910. Il rejoint volontairement le front en 1914 à la tête d’un bataillon. Il est promu lieutenant-colonel en 1915, est nommé à la tête d’un groupe de bataillons de chasseurs à pied (56 et 59°bcp). Sa résistance à Verdun brise l’offensive allemande du 22 février 1916 au cours de laquelle il meurt en couvrant le repli de ses hommes. Sous le pseudonyme de Danrit, il publie des ouvrages à destination de la jeunesse dans lesquels il imaginait les applications militaires des inventions scientifiques. La 152e promotion de Saint-Cyr (1965-1967) porte son nom.
9 ndr : Les forces spéciales françaises ne sont pas engagées dans des opérations clandestines, de la seule responsabilité des services secrets.