En 2006, j’ai eu la chance de réaliser mon premier long-métrage de fiction, les fragments d’antonin qui racontait l’histoire d’un soldat de la grande guerre revenu du front physiquement intact mais psychiquement brisé.
L’institution militaire, à travers le personnage d’un médecin psychiatre, tentait d’identifier son mal et de reconstruire son identité « d’avant ». Celle du temps de paix, celle de la parole intacte et de la mémoire ordonnée.
À travers son parcours dans la guerre et ses à-côtés, j’abordais un thème rarement évoqué au cinéma, celui de la résistance mentale à la violence de guerre.
Une violence singulière, à la fois collective et individuelle, massive et intime, une violence que l’on reçoit et que l’on applique, une violence voulue par les États, approuvée démocratiquement, légalisée en quelque sorte, encadrée par des règles bien sûr bafouées. Une violence qu’il faut assumer pendant le conflit mais surtout après. Quand le coup de sifflet signe la fin des hostilités, quand l’armistice impose la fin des combats, comment revient-on à la maison ? Dans les têtes, le temps de guerre ne s’arrête pas à une date. Il poursuit, taraude, envahit. Il paraît impossible alors de revenir au temps de paix intérieur.
La Première Guerre mondiale fut, d’après les historiens, la première à prendre sérieusement en compte ce type de blessures. La psychiatrie en était à ses débuts et la société commençait à s’intéresser aux troubles de l’âme.
Je me souviens du moment où l’idée de ce film est née : il y a quelques années, je découvrais, stupéfait, des images conservées par le musée du Service de santé des armées, au Val-de-Grâce, présentant des cas d’hystéries de guerre. Dans cette série de films muets, tournés par les médecins à des fins pédagogiques entre 1917 et 1920, on pouvait voir des hommes aux comportements bouleversants. Si certains restaient prostrés, dans des attitudes d’abattement, de sidération, comme absents d’eux-mêmes, vides de leur être, d’autres, au contraire, étaient traversés d’agitation des membres et du visage, réagissant violemment à des stimulations visuelles précises (la couleur de l’uniforme ennemi par exemple), certains enfin marchaient sans but, le corps tordu, courbé, accablé, figés dans ce que les spécialistes nommèrent les contractures psychiques de guerre.
Ces images racontaient plus la guerre que n’importe quelle autre image de bataille. Qu’avaient-ils vu, qu’avaient-ils fait pour que des années après le choc, tout leur être fût ainsi prisonnier du temps de la guerre ? Et comment les délivrer de leur souffrance ? Comment leur permettre d’assumer les événements passés pour que la mémoire fasse son travail, apaise et permette à l’individu de se réinsérer dans le présent et de rêver à l’avenir ?
J’ai tenu à montrer une partie de ces images aux comédiens principaux de mon film, Grégori Derangère (le soldat) et Aurélien Recoing (le médecin), ainsi qu’à tous les figurants chargés de jouer les blessés psychiques.
Pour le comédien principal, la difficulté venait du fait qu’il ne pouvait pas « imiter » les comportements qu’il découvrait sur ces images car, bien que vrais, ils paraissaient outrés, démesurés, pouvant même involontairement déclencher un effet comique. Comme souvent quand il s’agit de représentation artistique, le vrai ne pouvait pas être vraisemblable. Il a fallu inventer une vérité cinématographiquement juste, remodelé, incarné, digéré pour finalement interpréter.
Nous avons eu également des discussions avec les médecins psychiatres du Val-de-Grâce qui ont éclairé les comédiens sur les situations contemporaines des chocs traumatiques de guerre.
Les acteurs découvraient alors que le film que nous entreprenions n’était pas qu’historique et allait avoir des échos actuels. Ils découvraient que le choc traumatique de guerre n’avait jamais quitté le champ de bataille et qu’au fond, chaque conflit, avec sa nature propre, son niveau de violence, sa culture de guerre, avait entraîné des blessures psychiques, singulières, identitaires, liées intimement aux événements, au contexte et peut-être aussi à l’histoire individuelle de chacun.
Il me revenait alors en mémoire des images de conflits sur lesquelles j’avais précédemment travaillé et qui établissaient une étrange filiation depuis les bobines muettes de 1917 : je me souvenais des regards plein de désarroi et des corps robustes mais lourds d’épuisement intérieur de ces parachutistes français sur les routes du Rwanda, en 1994. Je me souvenais de la détresse de ces jeunes hommes dans les décors oppressants et luxuriants de l’Indochine et qui traverse chacune des images tournées là-bas. Je me souvenais aussi de ces plans tournés en Algérie et de ces regards fermés, secs, brutaux, adressés à la caméra et qui interpelle encore aujourd’hui.
Toutes ces images composaient finalement les contours d’un même visage : celui de l’homme dans la guerre, fort et faible à la fois. Celui d’une humanité révélée, mise à nu, bouleversante.
Afin d’approfondir nos impressions, nous nous sommes également plongés, avec les comédiens, dans la lecture d’ouvrages spécialisés, dont le plus marquant et le plus stimulant fut celui du professeur Louis Crocq, Les traumatismes psychiques de guerre, Éditions Odile Jacob.
Mais le film ne se contentait pas de mettre en scène l’aspect clinique des traumatismes de guerre au retour. Il évoquait aussi, dans certaines séquences, le combat, le groupe, l’adhésion au chef, le respect des ordres, le courage, la lâcheté, la peur, le doute ou l’héroïsme. Autant de questions auxquelles les soldats de chaque armée, de chaque conflit, se trouvent confrontés.
Afin de préparer le petit groupe de comédiens devant incarner ces soldats tapis dans une tranchée, nous avons travaillé en préparation avec des militaires ayant eu des expériences fortes en ex-Yougoslavie, des expériences engageant leur vie et celles des autres. En évoquant et en « rejouant » certains épisodes de leur expérience propre, ils mettaient des mots sur des émotions réelles, vécues et cet exercice fut d’une grande aide pour les comédiens devant se projeter dans des situations écrites et imaginaires.
Là encore, les comédiens ont découvert la complexité du métier de soldat, la densité psychologique de l’engagement, le poids des responsabilités sur un théâtre d’opérations, l’importance de la cohésion, la dimension humaine de ce métier si particulier qu’est le métier des armes.
Cette ouverture du monde civil sur la sphère militaire, entamé avec la préparation de ce film, nous l’avons poursuivie lors du tournage, sur le camp de Valdahon, multipliant des échanges fructueux.
Mais c’est surtout lors des différentes projections publiques du film que j’ai pu mesurer à quel point le public méconnaissait le monde militaire et se contentait de quelques clichés. Une majorité de personnes découvrait que l’institution militaire avait tenté, dès la Première Guerre mondiale, de considérer et de soigner les traumatisés de guerre. D’autres semblaient découvrir l’existence actuelle de psychiatres militaires, intégrés au dispositif santé de l’armée en projection extérieure. Beaucoup s’étonnaient que l’institution travaille sur ces thèmes de violence et se préoccupe du moral du soldat. C’est dire combien les écrits de la présente publication doivent être diffusés auprès du plus grand nombre.
Au-delà de l’expérience passionnante de ce film, et des questions de représentation qu’il soulève, je me suis posé les questions suivantes : existe-t-il un moral collectif, nourri de l’accumulation des individualités mais se posant au-delà des cas singuliers ?
Et ce moral collectif, celui de l’armée, en temps de paix et a fortiori en temps de guerre, peut-il s’évaluer, se mesurer, indépendamment du moral de la société, de la nation elle-même ?
Si l’on considère que l’armée est l’émanation de la nation, que ce soit au travers de la conscription, de la mobilisation ou par la diversité des origines de ses cadres, le moral de l’armée est alors étroitement lié à celui du pays.
Les victoires et les débâcles qui ont jalonné l’histoire de l’armée française, au-delà des questions de commandement ou de matériel, semblent donc liées au moral de la société tout entière, en sa capacité à croire en la justesse de la cause à défendre, à l’énergie qu’elle met dans l’engagement, à la solidité de sa croyance en la victoire.
In 2006, i had the opportunity to make my first feature fiction film, fragments of antonin (les fragments d’antonin), which tells the story of a soldier in world war i who came back from the front physically intact but psychologically broken.
The military institution, through the character of a psychiatrist, tried to identify what was wrong with him and to reconstruct his “former” identity. His identity in a time of peace, when his speech was intact and his memory was in order.
Through his journey into war and its side issues, I touched upon a topic rarely covered in cinema, that of mental resistance to the violence of war.
Singular violence, both collective and individual, massive and intimate, violence that we receive and we apply, violence desired by governments, approved democratically, legalized (in a way) and governed by rules that, of course, are broken. Violence that must be accepted during the conflict, but especially afterwards. When the whistle is blown to end the hostilities, when the armistice puts an end to combat, how can soldiers go home? In their heads, wartime does not stop at a given date. It continues, bores into them and invades them. It appears impossible to go back to a time of inner peace.
According to historians, World War I was the first war to take this kind of injury seriously into account. Psychiatry was a new science and society had begun to take an interest in troubles of the soul.
I remember when the idea to make this film came to me: a few years ago, I was stupefied to discover pictures kept at the Museum of the French Army Health Department at Val-de-Grâce Hospital, showing cases of war hysteria. In this series of silent movies, filmed by doctors for pedagogical use between 1917 and 1920, we can see men with deeply moving behaviours. While some lay prostrate, despondent, shattered, as if absent from themselves, their very being emptied, others, on the contrary, had twitching in their limbs and faces, reacting violently to precise visual stimulants (the colour of the enemy uniform, for example), and some walked around aimlessly, their bodies twisted, bent, overwhelmed, set in what specialists called wartime psychological contractions.
These images tell more about war than any other pictures of battle. What had they seen, what had they done so that years after the shock their entire beings were still prisoners of wartime? And how could they be relieved of their suffering? How could they be brought to deal with past events so that their memories could do their job, calming them and enabling these individuals to come back into the present and to dream of the future?
I wanted to show some of these images to the main actors in my film, Grégori Derangère (the soldier) and Aurélien Recoing (the doctor), and to all of the extras who played the psychologically injured patients.
For the leading actor, the hard part was that he could not “imitate” the behaviours that he saw in these images because, even though they were real, they appeared exaggerated, disproportionate, and could even unintentionally have a comic effect. As is often the case in artistic representations, what is real did not appear realistic. We had to invent a reality that was cinematographically correct, remodelled, incarnated and digested to be able to interpret it.
We also had discussions with psychiatrists at Val-de-Grâce Military Hospital, who helped the actors to understand the contemporary situations of post-traumatic shock encountered during wartime.
The actors then discovered that the film we were making was not just historical and was going to have contemporary reverberations. They discovered that post-traumatic shock in wartime has never left the battlefield and that, in fact, each conflict, with its own nature, its level of violence and its war culture has led to psychological injuries that are unique, with their own identity, intimately linked to the events, the context and perhaps also to each person’s individual story.
I then remembered the images of conflicts that I had previously worked on and which established a strange link with the silent films of 1917: I remembered the faces full of disarray and the robust bodies full of inner exhaustion of the French parachutists on the roads of Rwanda in 1994. I remembered the distress of the young men in the oppressive, luxuriant settings of Indochina that could be seen in each of the images filmed there. I also remembered those scenes filmed in Algeria and those closed, dry, brutal looks shot at the camera, which still affect us today.
At the end of the day, all of these images made up the contours of a single face: that of man at war, both strong and weak at the same time. That of humanity revealed, laid bare and deeply moving.
To take our impressions further, the actors and I also delved into reading specialized studies, the most striking and stimulating of which was the book by Professor Louis Crocq, Les traumatismes psychiques de guerre (Psychological Trauma in Wartime), published by Éditions Odile Jacob.
But the film did not seek merely to portray the clinical aspect of post-war trauma. It also showed, in certain cuts, combat, the group, support for the leader, respect for orders, courage, cowardice, fear, doubt and heroism. Questions that soldiers in all armies, in all conflicts, are confronted with.
To prepare the small group of actors to play these soldiers crouching in their trenches, we did preparatory work with military personnel who had had powerful experiences in the former Yugoslavia, life and death experiences for themselves and for others. By discussing and “replaying” certain episodes of their own experiences, they put words on real-life emotions and this exercise was very helpful for the actors who had to project themselves into written, imaginary situations.
Here again, the actors discovered the complexity of the profession of soldier, the psychological density of their commitment, the weight of their responsibilities in the theatre of operations, the importance of cohesion and the human dimension of this unique profession: the warrior.
This work by the civilian world on the military sphere, undertaken with the preparations for this film, was pursued during filming at the Valdahon Military Camp, multiplying our fruitful exchanges.
But it was especially during the various public projections of the film that I was able to measure how much the public was unaware of the military world and just settled for a few clichés. Most people discovered that the military institution had tried, starting in World War I, to consider and treat wartime trauma. Others appeared to discover the existence today of military psychiatrists integrated into the army’s healthcare system during outside projections. Many were astonished that the institution studies these topics of violence and is concerned with questions of soldier morale. This goes to show how important it is for the writings in this publication to be diffused among the widest public possible.
Above and beyond the fascinating experience of this film, and the questions of representation that it raised, I asked myself the following questions: is there a collective morale, fed by the accumulation of individualities but lying beyond singular cases?
And can this collective morale, that of the army in peacetime and a fortiori in wartime, be evaluated and measured independently of the morale of society and of the nation itself?
If we consider that the army is an emanation of the nation, either through the draft and mobilization or through the diversity of origins among its officers, morale in the army is closely linked to that of the country.
The victories and debacles that have marked the history of the French army, beyond questions of command or equipment, thus appear to be linked to the morale of the entire society in its ability to believe in the justness of the cause being defended, the energy behind its commitment and the solidity of its belief in victory