Si les armées sont un monde essentiellement masculin, du moins dans leur organisation historique, elles ont toujours intégré des femmes, mais seulement récemment des combattantes. Moyen d’expression de la troupe, les chansons témoignent de l’importance de cette présence féminine hier, comme de la féminisation aujourd’hui.
Quand on parle du répertoire des soldats, il ne faut pas oublier que nous évoquons d’abord une tradition orale créée et chantée par et pour des hommes. Avant l’enseignement de la lecture et de l’orthographe dans l’armée de la monarchie de Juillet, les soldats ne savaient ni lire ni écrire, mais ils chantaient. Ainsi, les recueils imprimés, comme les rares allusions aux chansons dans les historiques militaires, ne permettent qu’une approche approximative du répertoire effectivement utilisé par la troupe. On ne trouve rien dans les ordonnances ni dans le dictionnaire de Bardin1 pourtant consacré aux usages dans l’armée. Il faut attendre la charnière du xxe siècle pour voir les premières publications présentant la pratique de ces chansons restées à l’écart des grandes enquêtes sur les répertoires traditionnels2, puis ce sont les carnets de chants commerciaux et militaires qui permettent de mieux en suivre l’évolution.
La chanson est un moyen d’expression qui s’adresse à un auditoire, la plupart du temps militaire, mais pas seulement puisque des civils peuvent être présents dans le cérémonial et les défilés. Le soldat s’en sert pour affirmer collectivement ses valeurs. Destinés à protéger la communauté nationale en cas de menace, donc à affronter et à vaincre l’ennemi, l’armée et les soldats qui la composent doivent être persuadés qu’ils sont capables de vaincre et doivent le faire savoir. Ainsi les vertus de courage et de force, leur expression et leur affirmation contribuent à entretenir le moral de la troupe, comme à dissuader l’adversaire. Dans sa thèse, Adeline Poussin3 montre comment « l’expression de la sexualité nourrit la virilité des hommes ». Cette expression est indispensable pour entretenir la confiance en soi du soldat, comme l’assurance qu’elle est partagée par les autres membres de l’unité, et plus largement par la population à protéger. Outils de communication, le chant et la musique participent donc à cette expression.
La femme est un sujet qui préoccupe manifestement le soldat à toutes les époques et de différentes façons. Une recherche par mots-clés (femme, fille, amante, maîtresse, belle, dame, mère, maman) dans le répertoire des chansons de soldat donne quatre cent vingt-deux occurrences, soit 19 %, d’un corpus de deux mille deux cent dix-neuf titres recensés4. Un inventaire des prénoms et surnoms féminins rencontrés fournit une première approche : Aïcha, Anne-Marie, la belle, la blonde, la brune, congaï, Eugénie, Fanchon, Fatima, Frédéri, Jeannette, Jhaneton, Madelon, Manon, Marie, Marie-Dominique, Marjolaine, Monica, Nanette, Nanon, la Noire, Péronnelle, Piémontaise, Rosalie, Sarie Mares, Susanna, Suzon, Véronica, Virginie. Un échantillon de prénoms assez réduit puisqu’il se limite à une petite trentaine, dont certains n’apparaissent qu’une seule fois. Une partie d’entre eux a disparu : Jhaneton n’est plus porté ni chanté, Nanon est réapparu, Piémontaise, qui est un surnom, se chante toujours mais plus Marjolaine ni Péronnelle, Manon comme Madelon ont disparu du répertoire actuel. Si Marie et Marie-Dominique sont toujours chantées, les légionnaires préfèrent Eugénie, Anne-Marie et Monica. Souvenirs des engagements outre-mer, Aïcha, Fatima, congaï se rencontrent encore parfois. Les prénoms ne suivent ni les modes ni l’actualité, ils sont destinés à faire rêver. Sans incarner un idéal, ils servent de support à l’idée que les soldats se font de la femme. On peut distinguer plusieurs thèmes.
- Les grands thèmes
- Douleur de la séparation
Le thème principal de ces chansons est celui de la douleur causée par la séparation de la femme aimée au moment du départ pour l’armée ou la guerre. Il se retrouve dès les chansons de croisade du xiiie siècle : Le Chardon de Reims (1239), J’ai fait une maîtresse (vers 1670), Quand les conscrits partiront (vers 1800). En parallèle, le retour du soldat qui retrouve son amie morte ou remariée : Pauvre soldat revient de guerre5 (vers 1790) ; dans son adaptation moderne, le soldat qui l’oublie et la fille va se noyer : La Marie6 ou Le Gars Pierre (1947). La séparation peut être occasionnée par le sort ou par l’ingratitude de l’aimée. Ce thème se retrouve largement dans les chansons « de l’armée » identifiées par Patrice Coirault dans le répertoire traditionnel7. Plus récemment, le soldat montre qu’il est capable de surmonter cette douleur et que le devoir passe avant le bonheur. C’est le thème de Oh! la fille (vers 1950), Sous les pins de la BA (1954) ou encore du Volontaire (vers 1990).
- Fantasme de la femme-soldat
Quand la douleur est trop forte ou que la femme est emmenée par contrainte, celle-ci accompagne son amant et l’imagination des chansonniers en fait un soldat, parfois aussi un marin. C’est le sujet de La Péronnelle (vers 1495), L’Amante soldat chez les dragons (vers 1743), La Fille soldat (vers 1812)8 ou Une jeune guerrière (1812). On trouve même sous la Révolution de curieuses chansons qui font état d’unités entièrement constituées de femmes, peut-être des œuvres de commande pour susciter des engagements : Le Départ des filles de Paris pour l’armée (1792), Le Départ des amazones françaises (1793) et L’Armée de Bellone (vers 1811). Vingtrinier signale que la police dut saisir les feuilles volantes car « quelques personnes du sexe, trop crédules, ont ajouté foi à cette détestable rhapsodie »9. Le thème a disparu du répertoire actuel.
- Allégorie de la patrie
Avec la Révolution, la femme va incarner la patrie et le foyer à défendre. C’est le thème introduit par La Marseillaise : « Ils viennent jusque dans vos bras/Égorger vos fils et vos compagnes. […] Tous ces tigres qui, sans pitié,/Déchirent le sein de leur mère ! » On va le retrouver exploité après la guerre de 1870 avec Ma Cocarde (1871) et Sarie Mares (vers 1945).
- Métaphore de la guerre
Le soldat sait aussi utiliser l’image de la femme comme une métaphore de la guerre : vaincre au combat est l’assurance d’être vainqueur en amour. Je suis un bon soldat (vers 1720)10, Dans les gardes françaises (vers 1750), Dans les hussards (vers 1850), Le Chasseur de Vincennes (1865), Aux Légionnaires (1890), Les Casos (1913).
- Vulgarité des filles à soldats
À partir des années 1880, le café-concert va exploiter le filon de la fille à soldats en sombrant dans la vulgarité, Nous étions sept11, Ah ! mon colon, Grenade la vivandière, La Moukère… Il est probable que ce thème existait auparavant sans avoir été collecté. Sous l’Ancien Régime, l’influence de la religion sur la troupe et l’encadrement devait canaliser les dérives. L’exemple le plus radical est la prise de commandement de Jeanne d’Arc, qui fait remplacer les chants obscènes par des cantiques, comme le Veni Creator Spiritus, disent les chroniques12. Aujourd’hui, dans la Légion, la fille à soldats peut faire commerce de ses charmes sans tomber dans l’obscénité, si on en croit Schwarze Rose (1984).
- Proximité de la copine
La femme que le soldat préfère, c’est la copine, la fille rencontrée entre deux combats qui va lui apporter un peu de chaleur et lui faire oublier l’autre compagne qui ne l’abandonne jamais, la mort. Ce thème classique se retrouve dans Oh ! la fille (vers 1956). Il était déjà dans Fanchon, la chanson probablement la plus populaire du répertoire militaire, puisqu’elle est chantée sans interruption depuis sa création (1757) avec toujours autant d’entrain : « Ami, il faut faire une pause / J’aperçois l’ombre d’un bouchon/Buvons à l’aimable Fanchon / Chantons pour elle quelque chose. / Elle aime à rire / Elle aime à boire / Elle aime à chanter comme nous. » On peut même avancer que cette chanson caractérise le soldat français. Elle a traversé les changements de régimes avec seulement quelques altérations minimes de sa mélodie. Elle présente une femme partageant les moments de détente du soldat, proche de lui sans être exposée aux risques du métier. Une femme pour les bons moments qui sait aussi imposer ses limites et éviter les familiarités.
- Exclusion
Si la femme est très présente dans les chants, elle peut aussi être exceptionnellement exclue du milieu militaire. La Marche du 1er commando de France (1943) nous en offre le curieux et unique exemple : « Que les femmes, ah ! les femmes, / N’entendent jamais, / C’est du sang nouveau, comme du vin nouveau / Mais pas pour des lèvres de femmes. »
Il manque dans cet inventaire l’évocation des femmes qui ont longtemps accompagné les armées. Sans faire partie des effectifs, elles suivaient les soldats en campagne, se chargeaient de leur linge et de divers approvisionnements, dont pour certaines le commerce illicite, mais toléré, de leurs charmes. Sous l’Empire, elles assurent aussi des premiers soins aux blessés, puis leur rôle va s’officialiser avec le statut de cantinière, qui disparaîtra à la fin du xixe siècle. Mais si le dévouement de ces femmes était apprécié des soldats, il n’en reste pas de trace dans le répertoire.
- Le répertoire grivois
Il est impossible d’étudier le thème de la femme dans le chant militaire sans évoquer les chansons grivoises13. Il ne faut pas se méprendre : ces chants constituent un répertoire particulier, certainement nourri des sociétés chantantes des xviiie et xixe siècles14, mais dont la fonction est radicalement différente. Leur vulgarité cache en réalité un moyen d’exorciser les angoisses du soldat. Leur pratique relève plus du rituel que d’une réelle mise en application qui disqualifierait les qualités militaires et morales de la troupe concernée.
Bien qu’appartenant au répertoire militaire, les chants grivois ne figurent pas dans tous les carnets de chants. Ils ont toujours fait partie d’une tradition orale. Actuellement, ils ne sont entonnés que dans des circonstances bien particulières, le plus souvent dans le cadre de la popote. Ils ne sont jamais adoptés comme chants de tradition ni chantés en public, même si au sein des troupes de marine on peut les entendre dans les repas de corps.
Le fait de vivre dans une société exclusivement masculine favorise l’éclosion de ces chants que l’on retrouve aussi dans le répertoire des médecins. En effet, ceux-ci, et plus particulièrement les chirurgiens, ont une fonction qui les oblige à intervenir sur le corps humain et ses mécanismes complexes dont l’étude a été longtemps frappée des interdits que l’on retrouve autour de l’« homme médecine » des sociétés primitives. Cette dimension superstitieuse appartient aussi aux militaires et aux marins, les premiers étant chargés de donner ou de recevoir la mort dans le combat, les seconds affrontant le monde marin avec ses mystères et ses dangers. C’est probablement la raison pour laquelle les troupes de marine, à la fois soldats et marins, disposent d’une collection particulièrement riche de chants de ce type, comme En revenant d’Indochine, Les Marsouins à l’hospice ou Voilà mes amours. Y sont complaisamment exposées la sodomie (Voilà mes amours), l’homosexualité (Les Biffins), la pédophilie (Le Giron, Les Marsouins), l’hypersexualité (Le Troubadour), sans oublier la zoophilie (Le Zébu) et la coprophilie (La Terre jaune), et dans un autre genre d’interdits Opium (1931). Perpétuant les traditions des étudiants en médecine civile, les santards15 reprennent le répertoire des carabins et entretiennent aussi leur propre répertoire : Santard entends la voix qui t’appelle ou La Sixième s’en fout.
Dans les religions antiques, les rites apotropaïques permettaient de protéger ceux que leur fonction conduisait à transgresser les plus graves interdits. Au cours des cérémonies qui leur étaient réservées, les guerriers victorieux étaient encouragés à créer des chants licencieux et même diffamatoires envers leurs chefs. On connaît un chant de légionnaires romains qui visait le grand César lui-même. En se moquant de ses chefs, le soldat brave un interdit majeur du monde militaire, qui pouvait être sanctionné par la peine capitale ; il montre aux yeux de tous qu’il sait s’affranchir des règles les plus graves qui organisent son existence ; il affirme ainsi qu’il n’a pas peur d’affronter la mort. Dans le répertoire contemporain, son équivalent pourrait être le chant intitulé Les Fayots16, inspiré d’un chant anarchiste du même nom remontant à la fin du xixe siècle, ou Le Merle blanc (vers 1930). Ces chants étaient destinés à conjurer les mauvais sorts que ne manqueraient pas de jeter les dieux des armées vaincues.
Cet aspect métaphysique a disparu de la conscience collective, mais le soldat qui côtoie la mort a toujours besoin d’exorciser sa peur. De nos jours où les soldats ont rarement l’occasion de combattre et où, parallèlement, la société encourage tous les dérèglements sexuels, le rôle traditionnel qui incombait à ce type de chants a évolué. Chantés en dehors des occasions pour lesquelles ils ont été créés, ils perdent leur fonction pour ne laisser subsister que leur vulgarité.
- Chant et féminisation
La féminisation de l’armée est surtout la question de la féminisation des unités de combat puisque les armées ont toujours compté des femmes dans leurs rangs. Actuellement, celles-ci représentent environ 10 % de l’effectif, essentiellement dans le service de santé (plus de 50 %). Pour tenter d’appréhender la portée de cette féminisation sur le répertoire, et sans prétendre épuiser le sujet, une enquête a été réalisée auprès de jeunes officiers, compétents en matière de chant car ils étaient membres de la chorale de leur promotion (entre 2012 et 2017). Les officiers plus anciens n’ont pas été sollicités car ils n’ont pas été touchés de la même façon par la présence de personnels féminins à leurs côtés.
- Le registre
Le premier problème est la question du registre17. Le soldat utilise en effet le chant à l’imitation et n’a généralement aucune formation musicale particulière. Le chant à plusieurs voix n’est donc qu’exceptionnellement utilisé. En pratique, le chant est commandé par le chef, qui désigne celui qui donne le ton. Celui-ci doit mémoriser l’ambitus18 afin d’éviter de lancer trop haut une mélodie qui doit encore monter et que les voix ne pourront suivre qu’en forçant. Or la tessiture des voix féminines est plus haute que celle des voix masculines. Les deux registres ne se recouvrent donc qu’imparfaitement et expliquent la difficulté pratique à faire chanter ensemble des hommes et des femmes, spécialement quand il n’existe pas de formation au chant. « En école de formation initiale, les jeunes femmes militaires avaient beaucoup de mal à chanter aussi grave que les hommes et des fausses notes en résultaient souvent. Quelques sections plus féminisées faisaient apparaître des sourires au motif qu’elles avaient “moins de gueule” qu’un chant chanté plus grave. Effectivement, cela est moins viril, mais le répertoire n’est pas adapté » (emia, Nungesser, 2016). Et encore : « En école d’officiers, pour les chants de marche, les élèves-officiers féminins étaient obligées de simuler le chant, dans la mesure où les notes prises étaient beaucoup trop graves » (emia, Nungesser, 2016). Ce n’est pas l’avis d’un officier plus ancien : « Rien n’a changé depuis l’arrivée des femmes dans l’armée, l’ordre serré et le chant ont la même importance et les femmes s’adaptent pour chanter dans le bon ton » (emia, Bigeard, 2012). « Les voix graves sont assimilées à la virilité et les oreilles sont habituées aux chants militaires interprétés par des hommes. Dans ce répertoire, les voix féminines ne sont pas vraiment entrées dans les mœurs et font sourire » (emia, Nungesser, 2016).
- La décence
L’autre problème concerne la pratique des chants grivois en présence des femmes. Ils sont généralement entonnés à la popote, lieu fermé utilisé pour les activités de détente et de cohésion. Affirmation de la virilité, ils ne sont pas destinés à être chantés devant des femmes et encore moins par elles. « On ne chante pas de la même façon lorsque le groupe est entièrement masculin » (emia, Delayen, 2015). « En régiment, dans mon souvenir, il n’y a jamais eu de précautions particulières prises lorsqu’un militaire féminin était présent. Il est certain toutefois que les gens font naturellement attention à ce qu’ils chantent, pour ne pas choquer » (emia, Nungesser, 2016). « Mettez les anciens combattants du 11e Choc dans un repas avec leurs épouses : ça braille, mais ça reste bon enfant. Par contre, une fois les épouses parties, il ne leur faut pas dix minutes pour entonner les chants popote au ton très… léger ! » (emia, Delayen, 2015). « La grande majorité [des femmes] ne chante pas et arbore un sourire compréhensif et légèrement blasé » (emia, Bigeard, 2012). « Sortant de mon unité précédente, j’ai effectué un transit de quelques semaines dans une compagnie de combat de “para colos”, 100 % d’hommes. Le répertoire n’est pas limité. Après les traditionnels chants de popote régimentaires, le répertoire est varié et tout y passe » (emia, Delayen, 2015).
L’usage traditionnel des chants grivois pour entretenir la cohésion et permettre aux soldats de s’affirmer est affecté par la présence féminine, même si « une femme soldat est soldat avant d’être femme » (emia, Bigeard, 2012). En cas de difficulté, la règle semble être : « Mieux vaut sacrifier le chant plutôt que la cohésion de l’unité » (emia, Delayen, 2015). Ces restrictions ne sont pas sans conséquences car « ça m’est arrivé quelques fois de passer de très bons moments à chanter, mais c’était toujours avec de vieux soldats. Ça n’intéresse qu’assez peu les jeunes qui voient souvent ça sous l’œil de la contrainte et considèrent qu’il s’agit là d’une sorte d’obligation rébarbative. Le seul répertoire chanté de bon cœur est le répertoire grivois des popotes » (esm, de Cacqueray, 2012).
- La justice
« Les problèmes liés à la féminisation et aux mœurs (viols, harcèlement) rendent ces sujets parfois très sensibles. Une chanson de popote mal interprétée peut avoir des conséquences parfois graves sur la vie et la carrière des personnes impliquées » (emia, Delayen, 2015). Ces chansons transgressives relèvent plus du folklore militaire que de la provocation. Si l’évolution des mœurs a banalisé leur description des pratiques sexuelles, en revanche l’évolution de la législation et des rapports entre les sexes leur ouvre de nouveaux champs transgressifs, plus délicats à explorer. En la matière, les jeunes officiers sont parfaitement conscients des risques encourus. En 2014, l’armée française a mis en place la cellule Thémis contre le harcèlement. Dans l’armée américaine, les procédures ont atteint le nombre record de six mille cent soixante-douze en 2016. En Grande-Bretagne, c’est le ministre de la Défense qui a démissionné en novembre 2017.
Sauf cas exceptionnels, les problématiques des rapports sexuels n’étaient encore jamais descendues au niveau de l’unité élémentaire, la féminisation ne peut qu’enclencher un processus dont les conséquences affecteront la cohésion et l’efficacité au combat. Partager la même prostituée n’a certainement pas la même portée que partager la même femme… L’officier le plus ancien parmi ceux interrogés résume le contexte : « Tout cela, en un sens, n’est que l’exact reflet de ce qui se produit dans la société civile. Sauf que les conséquences, dans les milieux contraints des manœuvres ou hostiles des opex, se soldent souvent par une baisse d’efficacité opérationnelle, ne serait-ce qu’en raison des tensions nuisibles à la cohésion » (esm, de Cacqueray, 2012).
Corps de métier longtemps masculin, l’armée a toujours intégré des femmes. Les chansons des soldats témoignent à quel point elles sont indispensables à la reconnaissance du soldat. Elles sont sa raison d’être, de combattre. Par sa fonction transgressive, le répertoire grivois participe de cette nécessité. Incontestablement, la féminisation affecte la pratique du chant dans les unités de combat concernées. Si la portée est encore marginale, c’est plutôt une question de nombre, donc de rapports de force. En cela, le chant et sa pratique rendant compte de l’état des communautés et de leur évolution, le dossier reste à suivre.
1 Général Bardin, Dictionnaire de l’armée de terre, 17 volumes, Perrotin, à partir de 1841.
2 J. Vingtrinier, Chants et Chansons des soldats de France, Méricant, 1902, 303 pages ; lieutenant-colonel Hennebert (pseudonyme : major H. Sarrepont), Chants et Chansons militaires de la France, Librairie Henry, vers 1896, 128 pages ; L. Chomel, Marches historiques, chants et chansons des soldats de France, Bibliothèque du musée de l’Armée, 3 volumes manuscrits, vers 1910.
3 A. Poussin, « Le chant militaire et sa pratique actuelle dans les troupes de marine », université Nice Sophia-Antipolis, thèse de doctorat, 2014, p. 263.
4 Base de données de l’auteur.
5 « J’ai tant reçu de tristes lettres, / Qu’il était mort et enterré, / Que je me suis remariée. »
6 « La Marie qui était si jolie, / N’a pas pu oublier son amant, / C’est pour ça qu’elle a perdu la vie, / Elle s’est noyée dans le vieil étang. »
7 A. Sannier, « La thématique de l’armée dans le répertoire de Patrice Coirault », mémoire de maîtrise, université de Poitiers, 2005.
8 « Habille-toi la Belle, habille-toi en guerrier ; / Tu marcheras sans doute trente-six jours entiers. »
9 J. Vingtrinier, op. cit., p. 55.
10 « Pour devenir vainqueur, tendres cœurs, / Prenez-moi pour modèle. / À grands coups de canon, patapon, / Battez la citadelle. »
11 « Elle nous remit à tous son adresse / Ah ! ça c’était bien commode car pour aller la voir / On avait chacun son jour puisque […] Nous étions sept. »
12 Cardinal Touchet, La Sainte de la patrie, tome 1, DMM, 1992, p. 220.
13 T. Staub, L’Enfer érotique de la chanson folklorique française, Éditions d’Aujourd’hui, 1981, pp. 47 et suivantes.
14 M.-V. Gauthier, « Sociétés chantantes et grivoiserie au xixe siècle », Romantisme nº 68, « Amours et société », 1990, pp. 75-86.
15 Surnom des étudiants de l’École de santé des armées.
16 « Ce colonel qui nous commande ce con-là / L’a cinq barrettes sur l’épaule, il a pas l’droit ! / Il est parti en patrouille, pour se faire couper les couilles, / Encore un fayot de moins, nom d’un chien ! »
17 De nombreuses vidéos illustrant la pratique actuelle du chant dans l’armée sont disponibles sur les sites YouTube ou autres.
18 Intervalle entre la note la plus haute et la note la plus basse.