N°49 | La route

Thierry Bouzard

Quand le chant part du pied droit

Le chant dans les armées est le dernier répertoire de chants de métier vivant – nombre de vidéos sont disponibles en ligne pour qui s’y intéresse. En effet, les soldats en font usage régulièrement dans leur activité professionnelle et créent même de nouveaux titres chaque année. Il leur permet d’exprimer leur motivation et de montrer la cohésion de leur unité. Fierté et esprit de corps, ascendant sur l’auditoire, confiance en soi, sens du collectif, motivation, communication interne et externe… Il est reconnu que le chant participe de l’efficacité des unités de combat, raison pour laquelle sa pratique a toujours été encouragée par le commandement à son plus haut niveau. Baromètre du moral du soldat et des unités, son emploi devrait être spécialement suivi. Pourtant, cette pratique se dégrade malgré les notes de service qui tentent d’y remédier.

Des dérives sont ainsi observées lors des déplacements au pas cadencé. Un exemple en est donné par une vidéo d’une compagnie parachutiste mise en ligne en 2017 et qui totalise plus d’un million de vues1. Elle est techniquement bien réalisée, mais l’interprétation du chant concentre les principaux défauts que l’on peut observer aujourd’hui : ralentissement de la cadence, avalement des fins de vers et baisse du ton. Dans les commentaires, la « tradition » est invoquée pour justifier ces changements. Il faut y voir aussi sans doute le besoin pour les jeunes générations de se distinguer. Le problème vient quand ces erreurs s’institutionnalisent. Dans le cas que nous évoquons, un régiment d’élite, par le biais d’Internet, va servir de modèle d’une mauvaise interprétation et, par son exemple, multiplier les défauts. Il n’y a pas matière à sanctionner, car le problème est esthétique, culturel et non réglementaire. Pourtant, à terme, c’est la cohésion et donc le moral des troupes qui sont en jeu. Les interventions nécessitent tact et discernement, car le soldat et l’encadrement croient bien faire en respectant les « traditions » et n’ont pas conscience des dégâts qu’ils génèrent.

  • Marcher à contre-pas

Dans l’armée française, le chant s’apprend à l’imitation ; il n’existe pas d’habilitation et encore moins de formation pour l’enseigner. Le cadre investi de cet enseignement n’est généralement pas musicien et travaille à l’oreille. Aujourd’hui, les modèles sont des vidéos sélectionnées sur YouTube davantage pour leurs qualités visuelles que musicales. Ainsi, depuis plusieurs années, voire plusieurs décennies, on constate, comme déjà évoqué plus haut, un ralentissement de la cadence, l’avalement des fins de vers et la baisse du ton. Il en résulte des paroles incompréhensibles et une posture caricaturale de la troupe, à la limite du vacillement. Le problème se situe dans le contre-pas.

Le règlement et un usage immémorial font démarrer le pas de déplacement sur le pied gauche. Il n’est pas question de changer. Pour autant, environ deux tiers des chants militaires devraient se chanter avec une attaque sur le pied droit. Cette particularité n’est généralement prise en compte ni par les soldats ni par l’encadrement, alors qu’elle se pratique à l’étranger. Ainsi le défilé en chantant à contre-pas a des conséquences sur l’exécution du chant, ce qui explique les dérives actuelles.

Le départ du chant sur le pied droit n’est pas une coquetterie de musicien. Le contre-pas est expressément mentionné dans l’édition tta 107 de 19802 : « En ce qui concerne les départs, pour éviter de faire chanter à “contre-pas”, le moniteur doit donner le ton avec la première phrase, puis faire attaquer soit après avoir prononcé 1, 2, 3, 4 si la première mesure du chant est complète, soit après avoir prononcé seulement 1, 2, 3 si la première mesure est incomplète, ce qui est souvent le cas. Exemples : La Galette s’attaque après 1, 2, 3, 4 puisque la première mesure est complète, la première syllabe s’attaque sur le pied gauche ; Rien ne saurait t’émouvoir s’attaque après 1, 2, 3 puisque la première mesure ne comporte qu’une noire, qui doit se chanter sur le pied droit. »

La synchronisation du pas avec le chant correspond à une double nécessité, de phrasé musical et de versification. Si ces notions ne sont plus familières aux recrues actuelles, les musiciens comprennent immédiatement les nécessités de la première. Dans un chant, les temps forts de la mélodie sont toujours calés avec les temps forts des paroles. Ce devrait donc être sur le pied gauche, indépendamment de l’attaque du chant. Le départ en anacrouse permet d’exécuter la musique en respectant les temps forts de la composition. « Anacrouse : note ou groupe de notes faibles précédant le premier temps accentué d’une phrase musicale. L’exemple le plus connu est au début de La Marseillaise. Dans les cas de ce genre, l’anacrouse sert à donner de l’élan à la mélodie, dont le caractère se trouverait affaibli par sa suppression. Parfois, elle joue le rôle d’une appogiature, qui retarde l’entrée de la première note et la fait désirer3 ».

  • Les dérives

En marchant à contre-pas, la syllabe finale, qui est presque tout le temps sur un temps fort, se retrouve sur le pied droit et donc assimilée à un temps faible d’où la tendance à l’avaler. Au lieu de « faire désirer la note » et « donner de l’élan », le départ à contre-pas incite donc à avaler les syllabes des fins de vers. Autre dérive, la suppression de deux syllabes : les « lansquenets… » devient les « lans’... 4 ».

En exemple de l’avalement des dernières syllabes, une vidéo du chant du 3escadron du 1er rhp, Au-delà du possible, précisément entre 2 h 18 et 3 h 225. À contre-pas, les temps forts sont en italique :

« (Sous) toutes les latitudes

Ils savent servir sans faillir,

Et comme à leur habitude 2

Il s’adap ! tent même au (pire) [curieusement ils accentuent la syllabe « dap »]

Liban, Gabon, ! R ! (CA), 1,2    [il y en a un seul qui prononce « CA »]

En Guyane, au !! (négal), 1,2

Partout inter ! vient ! le (Trois). 1.2 [même le nom de l’unité disparaît !]

Au-de ! du possible

Tu combats les ty (rans) ;

Si le char est ta cible,

Ton arme est le Mi (lan)

Ton arme est le Mi (lan). »

Les nombreux « ! » sont des enjambements de mesures illogiques du point de vue de l’écriture musicale. S’il fallait respecter musicalement le contre-pas, dans une mesure à deux temps avec une noire pointée et une croche, il faudrait alors écrire une noire sur le deuxième temps d’une mesure liée à une croche sur le premier temps de la mesure suivante et une croche sur la deuxième partie de ce temps.

Le contre-pas donne cette écriture :

1 https://www.youtube.com/watch?v=Ow3eYrmUNgE&t=7s

2 Il n’est plus mentionné dans l’édition de 1985.

3 http://www.cosmovisions.com/musiAnacrouse.htm

4 À partir de 3 h 30 par exemple dans cette vidéo. http://www.youtube.com/watch?v=WZ_CynMNYMI
Même les élèves-officiers y contribuent :
https://www.youtube.com/watch?v=iREQJivWupQ&t=55s

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