2020 est l’année du cent soixante-quinzième anniversaire de l’adoption de l’orchestre d’Adolphe Sax par l’armée française1. Oublié, cet événement a eu pourtant une importance culturelle considérable. Après des décennies de tentatives et d’expérimentations, l’armée française met au point le premier orchestre en plein air fonctionnel. Attendu par toute l’Europe musicale, il va permettre la diffusion planétaire de ses musiques, dont celles de ses plus grands compositeurs.
Pour appréhender l’importance de cet événement, il faut considérer son contexte. Sous l’ancienne monarchie, le référentiel musical était principalement religieux ; il n’existait pas d’hymne national, pour les réjouissances la population chantait le Te Deum. Le répertoire de l’orgue, le chant grégorien, les cantiques et celui des chansonniers de rues ou des fêtes de village constituaient son horizon musical ; les grandes compositions autres que religieuses étaient réservées aux aristocrates qui pouvaient s’offrir des orchestres. Un clivage musical rendant compte d’un clivage sociétal et institutionnel. La Révolution va bouleverser ces repères musicaux. Or les populations veulent de la musique pour leurs fêtes et les politiques savent qu’il faut veiller à satisfaire l’opinion publique. Pour répondre à cette demande, il faut disposer d’instruments capables de reproduire en plein air les sonorités de l’orchestre symphonique, ce qui est impossible avec les instruments du xviiie siècle.
- Une forte demande de musique (1766-1815)
Par l’ordonnance du 19 avril 1766, l’armée met en place les premiers orchestres régimentaires et, malgré les restrictions budgétaires, celle de 1788 confirme une formation de huit musiciens par régiment. La mode est aux musiques « à la turque »2 en Europe, avec de nouvelles percussions, qui permettent d’augmenter le volume sonore en plein air au détriment des instruments d’harmonie. Incapable de résister, le fifre disparaît alors que le serpent, issu de la musique d’église au tout début du xviie siècle, est adopté pour les basses. Mais les orchestres manquent d’équilibre et de puissance.
Avec les grandes festivités révolutionnaires sur le Champ-de-Mars et dans le jardin des Tuileries comme, par exemple, la fête de l’Être suprême du 8 juin 1794, la question des musiques de plein air devient primordiale. Or il n’existe ni instrument de musique ni orchestre adapté à des foules de cent mille spectateurs3 – jamais de telles masses n’avaient été rassemblées. Les organisateurs de ces festivités vont alors augmenter les effectifs des chœurs, utiliser des fusils et des canons, parfois des cloches, mais les instruments d’harmonie disponibles n’ont pas la puissance requise pour l’extérieur. Ainsi, en août 1804, pour la cérémonie de remise des Légions d’honneur au camp de Boulogne où se pressent soixante mille soldats et vingt-cinq mille civils, Bonaparte fait battre plus de deux mille tambours – jamais une batterie aussi nombreuse n’avait été constituée –, mais les quarante musiques régimentaires (trois cent vingt musiciens minimum) qui se produisent aussi ne sont pas remarquées.
En 1815, l’occupation de la France par les troupes alliées est l’occasion de confronter les dernières améliorations. Fétis les relève dans la Revue musicale4 : introduction des instruments de cuivre à clefs, du bugle à clefs de l’Irlandais Joseph Haliday, du serpent ou basson russe, puis de l’ophicléide du Français Halary. Et dans le même temps, les progrès dans le travail des métaux, l’utilisation de la vapeur, la maîtrise de la soudure au plomb viennent améliorer la fabrication des instruments à vent5. En 1814, le Silésien Blühmel invente le piston, repris par Wieprecht pour breveter un cor chromatique à trois pistons6.
- Le temps des expérimentations (1815-1845)
Il faut attendre janvier 1827 pour que soient réorganisés les orchestres militaires. Leur effectif passe de huit à vingt-sept musiciens, tous financés sur fonds publics, qu’ils soient militaires ou gagistes. Ainsi l’État prend totalement en charge les orchestres, ce qui est la reconnaissance de leur rôle public. C’est aussi l’année du premier concours d’orchestres militaires organisé à La Villette, dans les faubourgs Nord de Paris. Signe de son succès, il va être renouvelé jusque dans les années 1840.
En 1834 à Bruxelles, pour l’anniversaire de la révolution de 1830, six cents musiciens sont réunis. Mais le résultat n’est pas concluant. Même un compositeur comme Berlioz semble résigné : « Il n’y a pas de musique possible en plein air, pour mille et une raisons dont la moindre est qu’on n’entend pas7. »
Pour la visite de Nicolas Ier le 8 mai 1838 à Berlin, Wieprecht, chef de la musique de la garde prussienne, dirige un orchestre militaire formé de mille musiciens et deux cents tambours8. La compétition est internationale.
En juillet 1840, pour fêter le dixième anniversaire des journées des Trois Glorieuses, le ministère de l’Intérieur commande à Berlioz la Grande Symphonie funèbre et triomphale. Le compositeur sélectionne deux cents musiciens militaires et dirige lui-même l’exécution en battant la mesure avec un sabre9. Si le résultat est décevant, Wagner lui consacre des lignes enthousiastes dans un journal de Dresde. Ainsi les plus grands compositeurs suivent de près les innovations.
Le 15 décembre 1840, le retour des cendres de Napoléon est l’occasion d’une grandiose cérémonie entre le pont de Neuilly et l’Hôtel des Invalides10. Plus de sept cent cinquante musiciens accompagnent l’immense char funèbre, mais l’exécution des quatre marches commandées pour l’occasion ne répond pas aux attentes. Deux ans plus tard, Adolphe Sax, d’origine belge, s’installe à Paris pour y proposer ses nouveaux instruments. Il avait travaillé pour améliorer la clarinette et le bugle, et ses innovations avaient été remarquées par le général de Rumigny, aide de camp du roi. Et il s’était déjà rendu célèbre avec ses améliorations pour la clarinette en 1830 et la mise au point de trois familles d’instruments pour les musiques militaires.
Le 1er août 1844, Berlioz dirige un concert avec neuf cent cinquante musiciens pour le Festival de l’industrie à Paris, « la plus grande fête musicale qui ait jamais eu lieu en Europe »11. C’est le premier de ces concerts géants qui étaient impossibles d’organiser jusqu’alors. Les progrès de la facture instrumentale font entrer la musique dans l’ère des foules.
- Normalisation de l’orchestre de plein air (1845-1855)
En 1845, l’armée adopte officiellement les instruments conçus par Sax, ainsi que l’organisation de l’orchestre de plein air qu’il préconise. Elle adopte aussi un diapason et un métronome12. Avec l’instruction de ses musiciens, leur statut et l’organisation de concours de chef et de sous-chef de musique, l’orchestre militaire français devient un modèle pour l’Europe, permettant à la France de prendre une véritable revanche culturelle trente ans après Waterloo (Kneller Hall n’est créée qu’en 1857). Cette organisation est définitivement confirmée par les décrets de 1854 et 1855. Dorénavant, tous les orchestres peuvent facilement jouer ensemble. Après la standardisation de l’armement opérée dès la fin du xviiie siècle, la normalisation des orchestres militaires est achevée13.
Ces progrès techniques étaient aussi conditionnés par des considérations de sécurité publique. La lettre du 15 juillet 1848 du ministre de l’Intérieur Antoine Sénard autorise les sociétés chorales et musicales à se produire en plein air et en public « à la condition que ces rassemblements aient lieu en des endroits au préalable définis et facilement cernables par les forces de police en cas d’apparition de troubles ». C’est ainsi que fleurissent les kiosques à musique dans les villes, entraînant le développement considérable de la musique de plein air dans la seconde moitié du siècle. La musique devient un outil d’harmonie et de paix sociale.
En juillet 1846, pour faire la démonstration de la réussite de la nouvelle organisation, un festival de musique militaire gigantesque, réunissant mille sept cents musiciens de quarante-deux orchestres14, est organisé sur l’hippodrome de l’Étoile, qui se trouvait alors à côté de l’Arc de Triomphe. L’ensemble est placé sous la direction de Théophile Tilmant, directeur de l’orchestre du Théâtre-Italien. C’est la première fois qu’un nombre aussi important d’instrumentistes est réuni en France en plein air15. Plus de 60 % du programme16 est constitué d’adaptations d’opéras et de morceaux contemporains, donc issues du répertoire civil. Une musique qui n’est d’ordinaire donnée que dans les salles de concert les plus prestigieuses est ainsi offerte gratuitement à la population, en parfait accord avec les compositeurs.
En même temps se constituent des harmonies municipales sur le modèle militaire et des concerts géants sont périodiquement organisés. Le 10 mai 1852, pour la remise des aigles sur le Champ-de-Mars, un orchestre de mille cinq cents musiciens militaires dirigés par le compositeur Adolphe Adam est renforcé par quatorze musiciens de l’Opéra avec les nouveaux sax-tubas sous la direction de Sax17. En 1855, pour la première exposition universelle à Paris, mille deux cents musiciens sont réunis sous la direction de Berlioz devant quarante mille spectateurs18 pour la cérémonie de distribution des récompenses. Celle de 1867, à Paris toujours, est l’occasion d’organiser le premier concours international de musiques militaires. Présidé par le ministre de la Guerre, le comité d’organisation constate : « De grands progrès ont été accomplis depuis quelques années dans l’organisation des musiques militaires européennes, et les orchestres de régiment sont aujourd’hui, sous le rapport de l’habileté des exécutants, les dignes rivaux des orchestres symphoniques19. »
À travers ce constat un peu enthousiaste se dessine l’objectif politique visé par les organisateurs, et à travers eux par l’armée et le gouvernement : utiliser la musique pour entretenir la popularité des gouvernants. La lecture du programme ne montre pas une seule marche militaire ; tous les morceaux joués sont des adaptations de compositions empruntées à l’opéra ou aux répertoires civils nationaux. Le régime impérial a remodelé la capitale avec l’urbanisme haussmannien, faisant de Paris la Ville Lumière. L’installation des orchestres de plein air dans les kiosques à musique accompagne ces transformations, donnant son identité musicale à la Belle Époque.
En 1889, l’Exposition universelle de Paris est l’occasion de donner un nouveau concert géant avec mille deux cents musiciens pour un public de quarante mille personnes. Cette formation militaire20 est dirigée par Wettge, le chef de la musique de la Garde, que son statut inadapté assimile toujours à un sous-lieutenant. La réunion de ces musiciens ne pose pas de problème particulier. Toutes proportions gardées, ils s’organisent comme sont assemblés les éléments préfabriqués de la tour Eiffel, constituant un immense orchestre qui n’a besoin que d’un simple sous-lieutenant pour fonctionner.
En 1899, Guilbaut, rédacteur en chef de L’Instrumental, publication destinée aux musiciens civils, fournit un historique de l’évolution des orchestres civils. Les effectifs de ces formations sont estimés à deux cent quarante mille musiciens21. En 1901, l’Almanach du drapeau comptabilise dix-sept mille cent cinquante musiciens militaires22. En 1914, l’armée compte un peu plus de quatre cents orchestres. Elle est le premier employeur de musiciens en France. Et elle sert de modèle23. Elle a anticipé un besoin populaire de convivialité musicale. Forts de leur longue expérience, les militaires ont mis au point des outils fonctionnels qu’adoptent les civils. Modèle, l’armée tient son rang face aux formations civiles avec quelques orchestres de prestige : la musique de la Garde, du 1er régiment du génie et des écoles d’artillerie.
- L’orchestre militaire, un soft power à la française
L’armée française a su détecter et soutenir le meilleur facteur d’instruments d’Europe, Adolphe Sax, adopter ses familles d’instruments de plein air, mettre au point l’organisation des orchestres, former les musiciens, sélectionner les chefs et élaborer un statut spécial pour ces artistes militaires. Cet effort financier, administratif et politique soutenu par tous les ministres de la Guerre et tous les régimes qui se succèdent, parfois brutalement, met en évidence une continuité qui répond à l’impérieuse demande de démocratisation de la musique.
La mission principale de l’armée est la défense du territoire. Malgré la complexité de la tâche, elle a assumé avec succès un rôle culturel en mettant au point et en administrant le plus grand orchestre de tous les temps. En effet, il ne s’agit pas seulement de l’addition de toutes les formations, mais bien d’un seul et unique grand orchestre militaire. Les différentes formations ne sont que les rouages d’une immense mécanique musicale capable de produire des concerts sur les places de toutes les grandes villes de métropole et des colonies. Les travaux récents de Jann Pasler ont montré que les programmes de ces orchestres évoluaient simultanément sans avoir besoin d’organe directeur. Comme une énorme machine, ils sont à même de se regrouper sous la direction de l’un de leurs chefs pour constituer un seul orchestre géant. C’est aussi probablement l’une des raisons pour lesquelles les compositeurs écrivent rarement pour ces orchestres : ils ne sont que des intermédiaires, des vulgarisateurs de grande musique comme de morceaux populaires.
En France, les orchestres militaires et civils ont été capables de reconstituer le répertoire collectif national mis à mal par les révolutionnaires de 1789. Il ne s’agit évidemment pas d’un répertoire religieux, même si le cérémonial républicain pouvait adopter des formes liturgiques. Le but était de recréer une identité musicale collective. Au-delà des clivages politiques et des changements de régimes, la Belle Époque coïncide avec une période de stabilisation des institutions, qui se traduit par un rayonnement international de la culture française. La musique de plein air et les orchestres militaires fournissent une contribution qu’il est indispensable de reprendre en compte. Diffusées dans tout l’empire colonial grâce à ces orchestres, ces musiques participent du pouvoir de séduction de la civilisation européenne à travers toute la planète. Plutôt que d’y voir un reflet de la militarisation de la société, on peut considérer cette politique comme un véritable élément d’un soft power à la française.
1 Décision ministérielle du 19 août 1845, Journal militaire officiel, 2e semestre 1845, p. 197.
2 La mode des turqueries débute au xviie siècle avec la Marche pour la cérémonie des Turcs composée par Lully pour Le Bourgeois gentilhomme de Molière (1670), qui voit l’introduction des timbales dans les régiments de cavalerie. Elle continue avec Le Turc généreux des Indes galantes de Rameau (1735), et surtout avec la Marche turque de Mozart (vers 1780) et l’apparition des cymbales et du chapeau chinois dans les orchestres militaires.
3 Estimation de l’assistance sur le Champ-de-Mars : six cent mille spectateurs le 14 juillet 2007 pour Polnareff, sept cent mille à un million le 14 juillet 2009 pour Johnny, huit cent mille le 13 janvier 2013 selon les organisateurs de la lmpt.
4 rgmp, 12 octobre 1848, p. 383.
5 Ph. Gumplowicz, Les Travaux d’Orphée, Paris, Aubier, 2001, p. 72.
6 rgmp, 12 octobre 1848, p. 383.
7 rgmp, 2 novembre 1834, p. 352.
8 M. Brenet, La Musique militaire, p. 95. B. Höfele, Kleine Geschichte des Militärmusik. Festivals in Deutschland, Books on Demand, 2008, p. 22.
9 http://www.hberlioz.com/Writings/HBM50.htm
10 F. Robert, « Le retour des cendres », in J.-M. Fauquet (dir.), Dictionnaire de la musique en France au xixe siècle, Paris, Fayard, 2003, p. 1056.
11 Correspondance générale de Berlioz n° 919. Source : http://www.hberlioz.com/Paris/BerliozParisF.html
12 jmo, 1845, 2e semestre, p. 197.
13 G. Estimbre et F. Madeul, Les Fanfares en France : vers une instrumentalisation standardisée, 1845-1889, actes du colloque « Paris : un laboratoire d’idées facture et répertoire des cuivres entre 1840 et 1930 », Paris, Cité de la musique/Historic Brass society, 29 juin-1er juillet 2007.
14 Seize musiques des légions de la Garde nationale, dix-huit des régiments d’infanterie (cinquante musiciens), les élèves du Gymnase militaire, la musique de la 13e légion de la Garde nationale à cheval et six de régiments de cavalerie.
15 Kastner, op. cit., p. 322. L’initiative vient de l’Association des artistes musiciens fondée en janvier 1843 par le baron Taylor et comptant parmi ses membres les plus grands noms français de la musique. Créé « autant dans un but de bienfaisance fraternelle que de progrès dans toutes les branches de l’art musical », ce concert est donné au profit de la Caisse de secours et pensions de l’association. Ce rôle d’entraide et l’importance de l’engagement est aussi une illustration de la précarité de la condition de musicien à cette époque.
16 E. Neukomm, Histoire de la musique militaire, Paris, 1889, p. 93.
17 Neukomm, op. cit., pp. 112-114.
18 H. Berlioz, Mémoires, Paris, Calmann-Lévy, 1861, p. 369.
19 shd, 1M 2016.
20 Elle est composée dans l’ordre par la Garde républicaine, les équipages de la flotte, le 1er régiment du génie, l’École d’artillerie, le 3e régiment du génie, puis les 24e, 31e, 39e, 51e, 72e, 73e, 74e et 101e de ligne.
21 E. Guilbaut, Guide pratique des sociétés musicales et des chefs de musique, Paris, Éditions L’instrumental, v. 1894, p. 111.
22 « La Musique et le soldat », L’Almanach du drapeau 1901, Hachette, p. 366.
23 J. Cambon, « De l’influence des musiques régimentaires sur les sociétés instrumentales civiles sous la IIIe République (1870-1917), l’exemple angevin », Revue historique des armées n° 279, 2e trimestre 2015.