Les pouvoirs publics ont toujours considéré le viol selon sa définition juridique classique, attentive à sa réalisation physique, voire anatomique, à la certitude d’une coercition et aux circonstances aggravantes qui font varier la durée de la réclusion criminelle1. Cette approche est pertinente dès lors qu’il s’agit de juger un individu. Elle reste sans effet quand, dans le désordre de la guerre, des groupes constitués, militaires ou civils, se livrent massivement au viol de personnes clairement désignées par un trait distinctif, qu’il soit national, ethnique, clanique, idéologique ou religieux. Ce phénomène de masse, le viol de guerre, échappe aux systèmes juridiques nationaux dans son intention comme dans sa répression. En effet, le viol en temps de guerre est toujours considéré comme un phénomène aléatoire et individuel. En conséquence, son auteur est sanctionné personnellement et dans la singularité de son acte selon un système de preuves identique à celui du temps de paix. Qu’un tel jugement ne concerne qu’un cas sur des milliers, que l’acte incriminé se soit réalisé dans le cadre d’une intention globale qui dépasse le cas particulier du violeur et qu’il laisse sans soins ni réparation un innombrable cortège de victimes, c’est le consentement implicite qui accompagne l’état du droit et l’idée que l’on se fait des « malheurs de la guerre ».
- Le viol de guerre est plus que le viol
Durant le second conflit mondial, de nombreuses armées se sont livrées au viol de masse sur tous les fronts. Au viol systématique commis par les troupes allemandes en territoire soviétique a succédé celui des femmes allemandes par l’Armée rouge durant la campagne d’Allemagne en 1945. Des travaux récents ont montré que les troupes américaines (à Okinawa) et françaises (en Italie) se sont rendues coupables de crimes similaires. Ils n’étaient pas les premiers. Le sac de Nankin en 1937 non seulement les avait précédés dans le temps, mais les avait également surpassés dans l’horreur.
C’est à Nankin qu’est inauguré le viol de guerre comme acte d’anéantissement d’une société. Il se caractérise en effet par un surcroît systématique de cruauté, voire de sadisme : viols sur enfants, perpétration du crime en public ou sous les yeux des familles, viols répétés dans des lieux de détention, prostitution forcée, viol suivi d’assassinat, viol forcé d’un père sur sa fille ou d’un fils sur sa mère, et tous autres sévices enfin que l’on renonce à décrire. Ce que l’on avait vu de pire dans les grands pogroms du début du xxe siècle semblait ici dépassé par l’encouragement qui était prodigué à des soldats sous uniforme d’aller jusqu’au bout d’une violence sexuelle sauvage et débridée. À Nankin, le viol de guerre ne fut pas que le viol : il allait de pair avec la torture et l’esprit de souillure destinés à frapper toute une société.
Le sac de Nankin aurait dû rester dans les mémoires comme un paroxysme de l’histoire du viol de guerre. Son souvenir s’est trouvé banalisé par ce qui est advenu par la suite. Non seulement tous ses modes opératoires ont été répétés dans la plupart des conflits contemporains, mais certains de ceux-ci y ont ajouté des pratiques que Nankin avait ignorées : la grossesse forcée, inaugurée pendant la guerre d’Espagne, pratiquée à grande échelle au Pakistan en 1971 et même placée sous contrôle médical pendant le conflit en ex-Yougoslavie ; l’inoculation intentionnelle de maladies sexuellement transmissibles, comme cela s’est vu en Sierra Leone et en République démocratique du Congo (rdc) ; l’éducation des enfants-soldats au viol de masse en Ouganda ou au Liberia ; les viols filmés et mis sur les réseaux, comme en rdc ou en Libye ; l’injection sous contrainte d’hormones à des jeunes filles comme en Syrie ; enfin, la violence sexuelle sur les hommes, systématique au Liberia, au Salvador, à Sarajevo, à Abou Ghraib (où elle fut confiée à des femmes), a pris une ampleur inédite en rdc et en Libye. Ici encore, passons sur certains sévices difficiles à nommer.
Ces exemples varient dans leur intensité selon les conflits, mais ils forment un tout. Ils ne sont que la tragique réalisation, sous diverses formes, de la notion de viol de guerre, pour laquelle la mise en cause des seuls militaires en situation de guerre appartient au passé. Il faut compter aujourd’hui avec les milices bien organisées, comme ce fut le cas en Colombie ou dans les Chiapas du Mexique, mais aussi avec des groupes spontanément constitués et, comme on l’a vu au Rwanda, avec le voisin. Vengeance ou imitation, les groupes factieux ou sociaux succèdent aux régiments et aux bataillons.
Est-ce à dire que le viol de guerre se conçoit comme un risque fondamentalement associé à la conflictualité elle-même ? La guerre porterait en elle une libération du pire et une invitation à la généralisation de ce crime. La criminalité sexuelle des Casques bleus de l’onu, qui entache si dramatiquement la réputation de l’institution, en constituerait la preuve. Ainsi le mal se répand partout. Aux « camps de viols » établis en Bosnie ou au Darfour répondent les camps de réfugiés eux-mêmes qui, au Congo, au Darfour, au Tchad ou en Syrie, sont devenus, en dépit de la présence d’ong impuissantes, des lieux de viols à grande échelle.
La guerre désinhibe sans doute certains individus et favorise une criminalité sexuelle de groupe. Mais le viol de guerre repose avant tout sur une intention globale, très difficile à établir en droit, sans laquelle le viol de masse n’existerait pas. Celui-ci peut prendre la forme d’un objectif de guerre, clairement assigné aux troupes combattantes, comme l’ont voulu Kadhafi dans la première phase de la guerre civile libyenne ou les stratèges serbes en établissant en Bosnie une politique du viol.
Ces décisions relèvent soit de l’ordre méthodique, soit du « laissez-les faire ». L’historienne Raphaëlle Branche a montré que le corps expéditionnaire français, lors de la Seconde Guerre mondiale, a reçu, après la chute de Monte Cassino, un nihil obstat de l’état-major. Il se livra alors au viol de masse des femmes italiennes (les Marocchinate, les femmes violées par les soldats marocains de l’armée française). Cependant, après le débarquement en Provence, il reçut l’ordre de se montrer exemplaire à l’égard des Françaises, et il s’y conforma. Passé le Rhin, il eut à nouveau carte blanche. Raphaëlle Branche a retrouvé les mêmes attitudes du commandement dans l’armée américaine. Ces épisodes, même si ces troupes eurent rarement à se faire reprocher le surcroît de cruauté et d’abjection que nous avons signalé, montrent bien comment les pratiques du commandement régulent la mise en œuvre du viol de masse. Les pratiques d’une troupe ou d’une milice dépendent de leur encadrement supérieur.
La débauche d’atrocités qui accompagne désormais les viols de guerre donne parfois l’impression d’une surenchère. Elle laisse penser à une perte de contrôle des situations de terrain et, de la part des violeurs, à une fuite en avant névrotique. Or, rien n’est plus rationnel ni plus volontaire. Dès lors que les actes sadiques ne sont pas individuels mais ordonnés selon une méthode répétée, au point qu’elle sert parfois de « signature » à tel ou tel parti, le viol de guerre contemporain ne doit pas être confondu avec l’assouvissement de pulsions maladives. Il s’agit pour l’essentiel d’un langage ou, mieux, d’un message. Le viol de guerre et sa panoplie de sévices ont pour but profond de dire aux populations martyres « partez et ne revenez jamais » ou encore « si vous revenez, nous vous avons quand même détruits par le viol de vos femmes ». Ces paroles sont attestées aussi bien durant la terreur blanche de la guerre d’Espagne que dans le récent martyre des Rohingyas de Birmanie.
Langage efficace, si l’on considère les déplacements de populations consécutifs à de telles menaces. Langage efficace encore en ceci qu’il sape les fondements de la vie familiale et sociale par le fait de sa durée. L’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe a souligné que les femmes violées du Kosovo demandaient régulièrement « pourquoi ne nous tuent-ils pas ?”2. C’est que le message du viol s’adresse aux hommes, pères ou maris, qui seuls ou collectivement portent désormais les stigmates psychologiques ou sociaux d’un viol qui les concerne directement. Il leur faut vivre avec des femmes brisées, parfois mutilées et infécondes, souvent « impures » et, dans les sociétés patriarcales, reléguées à la périphérie de la vie collective. Il leur faut vivre avec les enfants du viol, « le laid visage de la guerre », pour reprendre le surnom qu’on leur donne au Liberia, l’enfant de l’autre, « l’enfant de l’ennemi »3, qui brise à jamais l’ordonnancement générationnel du groupe et dont la seule présence est vécue comme une menace implicite. Le viol, quels que soient les résultats militaires de la guerre, fait perdre la guerre aux hommes4.
- Un crime longtemps impuni
Efficace en tant que message, le viol de guerre l’est encore par son impunité. En dépit du rôle capital qu’il joua durant le second conflit mondial, il ne figurait pas au nombre des crimes de guerre reconnus par le Tribunal international de Nuremberg. Après le procès, aucune autre juridiction n’eut à juger des crimes sexuels commis en Allemagne ou ailleurs. Dans ces conditions, les juristes s’habituèrent à l’idée que le viol était un accessoire regrettable et inévitable de la guerre. Il ne pouvait être constitué en crime de guerre ou en crime contre l’humanité. Pour combler cette immense lacune, les quatre Conventions de Genève de 1949, notamment la quatrième, prirent une première disposition contre le viol, même si la formulation désuète de l’article 27 laisse à désirer (« les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur »), tout comme sa portée puisque le viol ne relevait pas du régime des infractions graves au droit international humanitaire, en vertu duquel les États sont tenus de rechercher et de punir les personnes qui n’ont pas respecté les dispositions particulières des Conventions. L’article 3, quant à lui, prohibe les mauvais traitements. Viol et sévices sont alors nettement distingués.
Vingt-huit ans plus tard, sous la pression des innombrables conflits qui ensanglantent le monde, les deux protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1977 interdisent explicitement, en tout temps et en tout lieu, le viol, la prostitution forcée et toute forme d’attentat à la pudeur. Mais cette avancée, matérialisée par l’article 76 du Protocole i, est largement tempérée par le fait qu’elle ne permet pas de constituer le viol comme une infraction grave. S’il est vrai que ces textes sont les premiers à parler du viol, ils sont étroitement circonstanciés et ne peuvent servir contre la pratique du viol de guerre. Signe des temps, l’article 27 de la Convention iv et l’article 76 du Protocole i, exclusivement centrés sur les femmes, ne protègent pas les hommes contre les violences sexuelles de guerre. Il est à l’époque impensable de traiter de ce sujet.
Ces textes fondamentaux du droit international interdisaient un acte qu’ils n’avaient pas défini. Or la définition du viol est le seul moyen de disposer d’un chef d’accusation à partir duquel il est possible de prévenir et de sévir. Les rédacteurs restaient sourds au fait que le viol de guerre résulte d’une association entre des actes et une intention globale et systématique. À la faiblesse intrinsèque des textes s’ajoutait une grande lenteur à leur donner force de loi. Les Conventions de Genève ne seront ratifiées par tous les pays qu’au bout de cinquante ans, et aujourd’hui dix-neuf pays, dont les États-Unis, n’ont pas encore ratifié les protocoles additionnels.
Le viol de guerre n’avait pas d’histoire. Aucun ouvrage de sciences humaines et sociales n’était consacré à ce sujet. Les viols de masse perpétrés durant l’invasion de l’Union soviétique par les soldats allemands suivis de ceux commis en Allemagne par les forces soviétiques, l’esclavage sexuel dans les camps de concentration, les viols des Françaises par les Allemands (le viol n’est jamais cité dans le récit d’Oradour-sur-Glane5), les femmes de réconfort en Asie... étaient autant de drames qui, durant de longues décennies, n’avaient donné lieu, ici et là, qu’à des phrases éparses dénuées d’analyse. Privés de sources écrites, les historiens n’étaient pas encouragés à faire entrer ce « mauvais souvenir » dans la mémoire collective.
Partout visible et de plus en plus systématique, le viol de guerre était d’autant plus assimilé à une triste péripétie de la guerre qu’il se déroulait dans des pays lointains et qualifiés, avec une condescendance fataliste, de « sous-développés ». Depuis 1950, guerre froide oblige, tous les conflits se déroulaient en Afrique, en Amérique latine ou dans le sous-continent indien. Aucun n’était exempt de violences sexuelles massives. Tous les observateurs détournaient le regard et la justice, plus que jamais, voulait rester aveugle. De minimis praetor non curat.
- Le sursaut des tribunaux internationaux
Le changement viendra, en 1990, du choc que constitue le viol de masse dans un pays européen, l’ex-Yougoslavie. Au terme de longues péripéties juridiques dont la description nécessiterait à elle seule un gros ouvrage, les experts de l’onu et du Comité international de la Croix-Rouge (cicr) réussissent à assimiler le viol aux actions punissables en tant qu’infraction grave. Le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (tpiy) institué en mai 1993 put dès lors poursuivre ses justiciables sur ce chef d’inculpation. En novembre 1994, lors de la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda (tpir), le viol fut oublié comme infraction pouvant donner lieu à poursuites. Son rôle central dans le génocide des Tutsis (entre trois cent mille et cinq cent mille cas en trois mois) a conduit le tipr à corriger ses statuts un an plus tard.
Après des débuts d’une lenteur minutieuse, les jurisprudences des deux tribunaux ad hoc ont révolutionné le droit et avec lui la perception du viol de guerre. Tout d’abord, les notions de coercition (tpir) ou de consentement (tpiy) ont été adaptées aux circonstances de la guerre6. L’article 96 du Statut du tpiy rompt de manière radicale avec les tergiversations de nombreux systèmes juridiques nationaux qui admettent comme système de défense du violeur que la victime puisse avoir été consentante sous prétexte qu’elle n’a pas assez résisté. Le tpiy en conclut que l’emploi de la force n’est plus en soi un élément constitutif du viol. Ainsi, dès lors que celui-ci est commis pendant une campagne génocidaire ou une détention, le juge peut en déduire l’absence de consentement (affaire Kunarac et affaire Gacumbitsi). De même, le comportement sexuel antérieur de la victime ne peut être invoqué comme moyen de défense (affaire Mucić et consorts).
D’autres avancées sont tout aussi novatrices et d’une grande portée. Le tpiy a, pour la première fois, prononcé des déclarations de culpabilité pour viol en y associant explicitement la torture et l’esclavage sexuel (affaire Mucić et consorts, et affaire Kunarac et consorts). Il a pu suivre la jurisprudence du tpir qui, dans l’affaire Akayesu, avait prononcé une déclaration de culpabilité pour viol en tant que crime contre l’humanité (affaire Kunarac et consorts). Plusieurs procès ont porté exclusivement sur des sévices sexuels sans viol (affaire Furundžija et affaire Duško Tadić) et un autre, premier de son genre, sur les violences sexuelles contre des hommes (affaire Duško Tadić). L’association entre viol et nettoyage ethnique a été retenue comme élément de culpabilité (affaire Krstić).
Lors de l’affaire Akayesu, en 2001, le Tribunal pour le Rwanda élargit la notion de viol à celle d’agression sexuelle, « dont le viol est une manifestation » possible et qui « est considérée comme tout acte de nature sexuelle commis sur la personne sous l’empire de la contrainte ». Cette définition permettait pour la première fois de juger des actes que les droits nationaux refusaient, et refusent toujours, de considérer comme un viol. Le tpir pousse la logique jusqu’à considérer le viol comme tout acte sexuel contraint, y compris en l’absence de contact physique (humiliation publique par dénudation...). Il franchissait ainsi une limite jusqu’alors intangible : « Une description mécanique des objets et des parties du corps qui interviennent dans la commission [du viol] ne permet pas d’appréhender les éléments essentiels de ce crime. » Dès lors, l’assimilation du viol à la torture est juridiquement fondée.
Grâce à ces deux tribunaux ad hoc, il est désormais possible de poursuivre le viol de guerre dans son essence. Le droit s’est mis à la hauteur de la réalité, y compris dans la procédure pénale, profondément adaptée aux circonstances du crime. Constatant que le viol est souvent commis en l’absence de témoins ou uniquement devant des témoins agissant avec leur auteur, le tpiy a admis que le témoignage d’une victime de violences sexuelles n’a pas besoin d’être corroboré. Ainsi, le viol de guerre n’est plus jugé selon les règles de preuves rigoureuses qui s’appliquent aux autres crimes ou qui prévalent dans certains systèmes juridiques nationaux.
Le travail accompli a fortement influencé la Cour pénale internationale (cpi) instituée en 2002. Grâce à l’article 7 du Statut de Rome de la cpi7, qui considère le viol systématique, dans toutes ses manifestations, comme un crime de guerre et un crime contre l’humanité, elle a pu condamner, en mars 2016, Jean-Pierre Bemba comme responsable en Centrafrique d’une campagne systématique d’actes de violences sexuelles qu’elle assimile à un crime de guerre et à un crime contre l’humanité. Avec ce jugement, le viol de guerre est enfin reconnu comme un puissant instrument de guerre, utilisé par le commandement pour intimider, persécuter et terroriser l’ennemi.
- L’impunité du manque de moyens
Pendant que les tribunaux ad hoc réinventaient le droit, les Nations unies produisaient, dès 1993, un corpus de textes, certes laborieusement élaboré, mais cohérent et lucide8. Toutefois, leur nombre même indique assez le peu d’effets qu’ils rencontrent sur le terrain. Certains d’entre eux doivent beaucoup au fait que les Casques bleus eux-mêmes étaient impliqués dans les violences sexuelles.
S’il est vrai que l’on ne peut plus parler de silence des textes, plus progressaient la jurisprudence des tribunaux internationaux et les résolutions du Conseil de sécurité, plus le viol de masse s’est étendu dans les conflits, comme le montre la longue liste des violences sexuelles au Darfour, en rdc, en Syrie ou en Libye, pour ne citer que ces exemples. Les victoires de principe des juridictions internationales n’ont pas changé le cours des événements.
C’est que les criminels, acteurs et supérieurs hiérarchiques, savent lire et compter. À l’issue de ses travaux, le tpiy a reconnu coupables de violences sexuelles trente-deux de ses cent soixante et un accusés (dont quatre au titre de la responsabilité de commandement). Telle est la réponse de la justice au viol de vingt mille femmes pour la seule Bosnie-Herzégovine (cinquante mille selon d’autres sources). Le Tribunal pour le Rwanda n’a condamné au total que neuf personnes sur ce motif. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (tssl), créé en 2002, n’a instruit que trois dossiers avant que l’amnistie générale réduise à néant toute chance de punir des milliers de violeurs de masse. La cpi, lors des enquêtes menées contre l’Armée de Résistance du Seigneur en Ouganda, n’a pas su retenir les violences sexuelles dans les chefs d’accusation, alors même qu’elles ont joué un rôle central dans la stratégie de terreur de cette milice. Plus récemment, elle a condamné un djihadiste malien pour destruction de mausolée, sans rien retenir des abus sexuels de la milice qu’il commandait. Elle a attendu seize ans pour condamner un responsable de crimes sexuels en Centrafrique. Elle n’a toujours pas condamné le moindre responsable des crimes commis en rdc, pays dans lequel, selon une étude récente de l’American Journal of Public Health, la terreur produit quarante-huit viols chaque minute.
Comment expliquer pareil écart avec le nombre de condamnations ? Les chiffres eux-mêmes sont l’explication : les juridictions internationales ne peuvent rien face à des milliers de cas à instruire lorsque leurs moyens et leurs procédures leur interdisent d’en traiter plus de dix par an. Installés sans empressement, sous-équipés, mal considérés par les logiques juridiques nationales, surveillés par tous les gouvernements qui ne veulent voir aucun de leurs ressortissants incriminés devant ces juridictions ad hoc9, ne disposant d’aucune force de police judiciaire, les tribunaux internationaux restent muets et impuissants devant les crimes sexuels commis en rdc, en Syrie, en Irak, en Libye, en Birmanie, en Centrafrique, en Somalie ainsi que, en périphérie de ces pays, dans les camps de réfugiés. Ils n’ont aucune compétence juridique pour y instruire le moindre dossier. En Bosnie-Herzégovine, aucun cadavre de femme, pourtant si nombreux, n’a jamais été autopsié. Dans une telle situation, il est impossible de documenter les nombreuses allégations d’exécutions précédées d’un viol.
L’avalanche de motions et de rapports de l’onu sont des exercices de rhétorique qui ne débouchent jamais sur aucun acte. Le bureau du procureur de la cpi dispose d’un effectif de soixante-dix personnes pour l’ensemble des cent vingt-quatre pays parties. Moins de quinze sont affectés à la rdc. Que peuvent-ils faire lorsque, dénués de moyens financiers et juridiques, il leur faut enquêter et risquer leur vie dans des zones encore dangereuses, au Kivu, dans l’arrière-pays colombien, en Libye...? La réponse tient en un mot : rien.
- La loi du silence
En dépit des progrès accomplis, les criminels – les violeurs et leurs inspirateurs – se savent quasi impunis. Au (très) peu de pouvoir des tribunaux s’ajoute un autre facteur d’efficacité : la loi du silence. Le fait est connu : dans Candide, la pauvre Cunégonde relate son viol en parlant de « l’insolence » qui lui a été faite. Tous les professeurs de français ont eu à expliquer cet euphémisme voltairien, qui traduit avec justesse l’immense difficulté, pour les victimes, de dire leur martyre et de désigner leur(s) violeur(s). Il est révélateur qu’Amnesty International, dans ses rapports pourtant courageux sur les viols de guerre, utilise le mot « incident » pour les qualifier.
Les tribunaux ne sont pas les seuls à devoir affronter l’omerta. Les ong spécialisées dans la mise à jour des atteintes aux droits de l’homme ont toutes les peines à instruire des dossiers en nombre suffisant pour établir, par un système de preuves indéniables, la véracité de viols de guerre ou, du moins, à en démontrer le caractère massif et intentionnel. Tout au plus, en ex-Yougoslavie ou au Darfour, peuvent-elles relever, de manière non judiciarisée, quelques centaines de cas, grâce à des victimes ou à des témoins qui acceptent de parler sous couvert d’anonymat.
Les obstacles subsistent. Dans bien des pays, les cultures traditionnelles nourrissent une honte victimaire qui place les victimes en situation de danger social dès lors que leur malheur est connu. Au Kivu, des groupes de femmes vivent en exil dans des lieux de repli. La mise à l’index social des hommes victimes de violences sexuelles est au moins aussi tragique.
Mais il n’y a pas que la honte. À cette difficulté personnelle de dire s’ajoute celle de dénoncer ou de porter plainte. Sans même tenir compte du cas répandu de la menace de mort en cas de dénonciation, l’absence de preuve dès lors que ces crimes sont commis sans témoin – c’est très souvent le cas – place les victimes dans une difficulté bien connue, celle d’une parole contre une autre. Une immense majorité de victimes restent convaincues au plus profond d’elles-mêmes qu’elles auront toujours tort au jeu de la confrontation, même si elles bénéficient d’une protection à laquelle elles ne croient pas. À quoi s’ajoute un environnement administratif et juridique parfois inexistant ou, pire, relevant de la force dominante et implicitement complice. Comble de malheur, le problème du témoignage douteux ou de la contre-propagande diffamatoire est nécessairement pris en compte par l’autorité chargée d’instruire les dossiers. Les victimes courent tous les risques : l’ostracisme social, la vengeance du violeur ou de ses complices, l’effondrement psychique, les maladies et les handicaps, et au bout de l’horizon la non-recevabilité de sa déposition. Il est révélateur que les viols de masse perpétrés en Bosnie-Herzégovine n’ont été connus, à défaut d’être documentés, qu’à la fin du conflit, en 1995. La logique morbide atteint son paroxysme lorsqu’après la mise à mort sociale vient la mort physique. Les cas ne sont pas rares dans lesquels la personne violée se suicide ou est tuée par sa propre famille, qui voit dans cette disparition le seul moyen de laver son honneur.
Une fois les faits établis, les enquêtes sont longues, délicates, souvent décevantes. Comme l’ont montré quelques affaires instruites par le premier procureur général de la cpi, il a paru plus expédient de condamner tel seigneur de guerre sur des motifs classiques (massacres...) que pour la pratique du viol de guerre, pourtant avérée. L’objectif étant de placer le criminel sous les verrous, la stratégie d’enquête privilégie les démonstrations les plus faciles. Dès lors, le crime sexuel sort du champ inquisitorial. Cette situation concerne également les autorités locales ou internationales qui, ayant un conflit à gagner ou à interrompre, estiment ne pouvoir ériger la lutte contre le viol de guerre en priorité.
Il y aurait une grande injustice, et un défaut d’analyse, à ne pas saluer les progrès dus aux tribunaux internationaux, à la ténacité de certaines ong, à la détermination de quelques journalistes et au courage des témoins et victimes qui ont accepté de parler en public ou à huis clos devant les tribunaux. À la mi-décembre 2017, un obscur tribunal militaire a condamné dix violeurs dans la province orientale de rdc. Quelques rares pays accordent aux victimes du viol de guerre une place mémorielle visible, comme en Corée ou au Bangladesh. Le silence académique est, depuis les années 1990, un vieux et mauvais souvenir. L’ouverture des archives et la prise en compte du sujet ont permis d’avancer dans la connaissance et l’analyse. Les chercheurs ont levé le tabou et la bibliographie du sujet est aujourd’hui consistante. Les mesures prises pour contrer le viol de guerre ont été étudiées et jetées sur le papier. Formation des soldats, vigilance des témoins et lanceurs d’alerte, parole accordée aux victimes... Ces mesures, fussent-elles cumulées sur un seul théâtre d’opérations, ne pourront enrayer le mal que de manière ponctuelle.
Car les anciennes postures qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale semblent l’emporter. Prévaut toujours l’idée que le viol est la part de souffrance que les civils doivent à la guerre. Tandis que les combattants endurent l’enfer de la mêlée et y perdent la vie, les victimes civiles de la violence sexuelle contribuent ainsi à la souffrance générale à la place qui est la leur.
Les preuves à jamais perdues, les victimes silencieuses, les forces en présence indifférentes, les observateurs débordés, les enquêteurs démunis, autant de faits qui se conjuguent pour repousser la question du viol de guerre hors de la guerre et de sa mémoire. La tradition d’impunité n’est pas rompue et, plus que jamais, le doute plane sur la volonté d’en finir avec ces drames sans cesse répétés. Le droit du viol existe, mais le droit de violer prospère.
- Des victimes ou des choses ?
Au terme de ce survol, il est à remarquer que le viol de guerre, dans la forme relativement constante qu’il prend depuis plusieurs décennies, n’est pas clairement compris comme un tout. En droit comme dans l’esprit public, les faits restent distincts les uns des autres. Il est difficile d’assimiler en un acte unique les trois éléments qui le constituent : le viol, dans sa définition classique, tel qu’il est reconnu par la plupart des droits pénaux nationaux ; les sévices ou les humiliations sexuels qui l’accompagnent ou qui, parfois, sont seuls en cause ; l’intention qui l’encourage, passivement ou activement, dans le cadre d’une stratégie d’annihilation psychologique.
Ainsi, le viol de guerre est toujours « un grand malheur inévitable » dénué de toute valeur militaire et politique. Il n’existe aucune académie militaire qui ait enrichi son programme d’enseignement de manière significative pour traiter ce fléau. On peut en dire autant du domaine juridique. Comme le remarquait une spécialiste de ces questions, « malgré l’attention dont bénéficient les droits fondamentaux de la femme et l’impact, aussi limité qu’il soit, que cette question a eu, jusqu’ici, sur le droit humanitaire, il n’est toujours pas reconnu que les droits humains de la femme doivent occuper une place à part dans le droit international humanitaire »10. Il est possible de tirer deux idées de cette remarque. La première est le caractère conservateur du droit qui, hésitant à reconnaître le viol de guerre comme un crime spécial et sous couvert d’un universalisme inadapté à la réalité, rechigne à protéger les femmes comme victimes spéciales. La seconde est la possible impasse que constitue l’approche par le genre. Tout importante qu’elle soit, elle n’épuise pas la problématique des sévices systématiques qui, de plus en plus, sont indifférents au genre. C’est la conception de victime spéciale qui doit encore progresser.
Dans les nombreux conflits de ces dernières décennies, le viol de guerre apparaît comme un complément ou un substitut à la prise de possession territoriale. À l’acquisition temporaire ou définitive d’un espace convoité s’ajoute la mainmise sur les populations qui passe par une appropriation des corps. Le viol de guerre est alors une forme de conquête déterritorialisée où s’exprime avec force le sentiment de victoire qu’inspire toute annexion. À travers lui se mêlent trois phénomènes : l’acte de guerre (violer équivaut à tuer au combat), la prise de guerre (violer, c’est prendre et posséder), la conquête (violer massivement, c’est marquer à jamais un territoire de sa présence).
De même, le viol de guerre semble masquer la résurgence d’une pulsion archaïque que l’on pouvait croire totalement éradiquée : l’asservissement. Comme de nombreux cas le démontrent, la politique du viol trouve souvent à s’exprimer sous la forme de l’esclavage, comme l’ont éprouvé les Yézidis sous la férule de Daech, les femmes enfermées de Serbie, les esclaves du Darfour ou, durant le second conflit mondial, les femmes de réconfort de l’armée japonaise. Ces situations avérées illustrent le fait que le viol de guerre est un acte de prise de possession, mais qui renvoie à un phénomène plus profond, illustré par le statut juridique de l’esclave dans l’Antiquité : il était une chose (res). Le viol de guerre tend à réduire l’être humain à un corps, c’est-à-dire à une chose11.
La réification des victimes du viol de guerre est sans doute à l’œuvre dans l’esprit des criminels, mais elle l’est tout autant dans l’esprit des sociétés en paix qui, hormis quelques émotions horrifiées dues à des reportages courageux mais épars, considèrent toujours le viol comme un dommage collatéral inhérent à la guerre. La réification est un concept assez complexe, que Georg Lukàcs a revivifié en 1922 afin d’adapter le concept d’aliénation de Marx. Selon lui, elle se manifeste lorsque l’être humain devient une marchandise, une force de travail à vendre. L’homme est réifié lorsqu’il a un prix (ou une valeur). Sans doute serait-il impropre d’appliquer à la lettre son analyse au cas du viol de guerre, mais elle conserve sa valeur générale. Le viol de masse transforme une catégorie de la population en choses qui sont, d’une certaine manière, le prix de la guerre.
1 Article 222-23 du Code pénal : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise est un viol. »
2 V. Nahoum-Grappe, Audition devant le Sénat, 5 décembre 2015, p. 79.
3 S. Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi 1914-1918, Paris, Aubier, 2009.
4 À l’identique, les hommes victimes de violences sexuelles sont le plus souvent refoulés dans les marges par la société et leur propre famille.
5 Comme le remarque justement Fabrice Virgili (Audition devant le Sénat, 5 décembre 2015, p. 82).
6 En 2008, le tpir (affaire Bagosora) adopte la définition du tpiy fondée sur l’absence de consentement plutôt que celle qui repose sur la coercition. Le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a fait de même en 2007 (affaire Brima, Kamara et Kanu).
7 Ratifié par la France en 2010.
8 Résolutions 1 325 du 31 octobre 2000, 1 820 du 19 juin 2008, 1 888 du 30 septembre 2009, 1 889 du 5 octobre 2009, 1 960 du 16 décembre 2010, 2 016 du 14 juin 2013, 2 122 du 18 octobre 2013...
9 Par exemple, la Chine et la Russie ont opposé leur veto à la saisine de l’onu pour enquêter sur les crimes, dont des viols, commis en Syrie. De même, la cpi a émis deux mandats d’arrêt, l’un en 2009 et l’autre en 2010, contre Omar el-Béchir, président du Soudan, responsable des milliers de viols commis par les milices janjawid. Comme chacun sait, il se déplace sans contrainte sur tout le continent.
10 J. G. Gardam, « Femmes, droits de l’homme et droit international humanitaire », Revue internationale de la Croix-Rouge nº 831, 30 septembre 1998.
11 Sur le corps comme chose, voir L. Robert, « Réification et marchandisation du corps humain dans la jurisprudence de la Cour edh. Retour critique sur quelques idées reçues », La Revue des droits de l’homme nº 8, 2015.