La version modifiée en 2014 du décret du 15 octobre 2004 relatif au cérémonial militaire1 est la dernière mouture d’un texte dont l’origine remonte à l’ordonnance du 12 octobre 1661, première d’une série de six signées par Louis XIV jusqu’en 1695, qui « forment le fruit d’une pensée principale, la centralisation du suprême commandement des troupes ; droit dont les sujets ne peuvent plus jouir que par une délégation du souverain »2. Cette volonté, qui traduit une nécessité impérieuse pour l’État, transcende les changements de régime et même les révolutions puisque, dès l’abolition de la monarchie absolue de droit divin et son remplacement par la monarchie constitutionnelle, elle est inscrite dans la première Constitution que la France se donne en 1791 : « Le roi est le chef suprême de l’armée de terre et de l’armée navale3. » Celle de 1958 contient toujours la même disposition, devenue : « Le président de la République est le chef des armées4. » Ce faisant, « Louis XIV fonda la haute jurisprudence des honneurs, en évoquant à sa seule personne les hommages jusque-là partagés par le connétable et le colonel général de l’infanterie5. »
- Les honneurs
Dans son Dictionnaire, qu’il publie sous le règne du Roi-Soleil, Furetière définit l’« honneur » comme le « témoignage d’estime ou de soumission que l’on rend à quelqu’un par ses paroles ou par ses actions »6. S’il emploie le mot au singulier, le sens qu’il lui donne est celui qui s’attache aujourd’hui à la forme du pluriel. C’est celui que retient le décret de 2004 : « Les honneurs militaires sont des démonstrations extérieures par lesquelles les forces armées et les formations rattachées présentent un hommage spécial aux personnes et aux symboles qui y ont droit7. »
Le droit aux honneurs militaires est actuellement donné à seize autorités, dignitaires ou symboles. Six fonctions, au premier rang desquelles la présidence de la République, occupées dans l’État, qu’elles soient obtenues par l’élection (présidents de la République et des deux assemblées parlementaires) ou la désignation (membres du gouvernement et président du Conseil constitutionnel), accordent ce droit à leurs détenteurs. S’y ajoutent les préfets d’outre-mer, les officiers généraux, même s’ils sont parfois limités aux « formations relevant de leur commandement » (délégué général pour l’armement et directeur général de la gendarmerie nationale), les chefs militaires de tout grade et les troupes en armes elles-mêmes. Ces honneurs sont également rendus à titre personnel à ceux qui ont mérité des récompenses et insignes : dignitaires de la Légion d’honneur ou du Mérite national et compagnons de la Libération. Ils sont enfin rendus au pavillon national, aux drapeaux et étendards des unités et aux monuments aux morts pour la patrie8.
- Les démonstrations extérieures
Des cérémonies traduisent en actes les honneurs à rendre aux autorités, dignitaires ou symboles habilités et varient selon les cas envisagés. Elles comprennent toujours des troupes, en nombre variable, en formation serrée, en armes, sous les ordres d’un chef militaire d’un grade adapté à la taille de l’unité commandée, l’exécution de sonneries et batteries militaires et parfois celle de l’hymne national9.
Le plus haut degré des honneurs est dû au président de la République, qui est, outre les démonstrations communes, honoré par d’autres à lui seul réservées. Son investiture à la magistrature suprême est marquée par une cérémonie qui comprend les honneurs militaires rendus par un détachement de la garde républicaine dans la cour du palais de l’Élysée et le tir de vingt et un coups de canon depuis l’esplanade des Invalides. Ce salut lui est propre et ne se répète que dans le cas où il passe une revue navale. Les vingt et un coups de canons sont alors accompagnés du cri, sept fois répété par les équipages, de « Vive la République ! ». Cette démonstration sonore remonte à l’usage ancien d’annoncer par ce moyen la mort du roi et l’accession au trône de son successeur. Le nombre de cent un coups en usage sous l’Ancien Régime servait aussi pour la naissance d’un fils du roi, tandis que vingt et un coups annonçaient celle d’une fille. Le grand écart entre les deux nombres s’explique par la nécessité de faire comprendre la différence des annonces à un peuple ne sachant pas compter. Le général de Gaulle a réduit le nombre des coups en 1959, puisqu’il s’agissait désormais d’accompagner de façon symbolique un fait connu par d’autres canaux et non plus d’annoncer un événement ignoré.
Le président de la République a seul droit à d’autres honneurs particuliers, comme le salut des drapeaux et étendards qui s’inclinent devant lui jusqu’à avoir la hampe horizontale, aussi bien quand il passe ou s’arrête devant l’un d’entre eux que lorsqu’ils défilent devant lui. Les drapeaux et étendards ne doivent le salut à personne d’autre. Le seul cas où ils s’inclinent, à 45° seulement, est pendant l’exécution de la sonnerie Aux morts et la minute de silence qui suit. En revanche, sous la IIIe République, dans les revues ou prises d’armes, étaient également salués par les emblèmes les ministres de la Guerre et de la Marine, les maréchaux et amiraux, les généraux de division commandant en chef les armées, les corps d’armée, les régions, les divisions, les gouverneurs militaires de Paris et de Lyon, les préfets maritimes, les vice-amiraux commandant à la mer et jusqu’aux chefs de corps après qu’ils avaient fait rendre les honneurs aux drapeaux et étendards10. L’époque moderne est revenue au principe voulu par Louis XIV.
Le président de la République est aujourd’hui escorté dans les cérémonies solennelles par le régiment de cavalerie de la garde républicaine marchant au trot, en grande tenue de parade, fanfare sonnant tout le long du trajet parcouru. Sous la IIIe République et jusqu’au déclenchement de la Grande Guerre, l’escorte présidentielle était assurée par la troupe, émanation de la nation au travers du service militaire, et non par une unité spéciale, garde royale ou impériale, comme auparavant. À Paris, les deux régiments de cuirassiers de la garnison et, en province, le régiment de cavalerie le plus voisin du lieu où se rendait le président de la République assuraient cette mission autant que de besoin, mission reprise, après la mobilisation du 2 août 1914, par la garde républicaine, qui n’avait jusque-là que des charges de police et n’était pas mobilisée en tant qu’unité combattante. Depuis l’assassinat du roi Alexandre Ier de Yougoslavie par un nationaliste bulgare à Marseille le 9 octobre 1934, l’escorte, auparavant disposée devant et derrière la voiture présidentielle, forme aussi une « cage » de cavaliers de chaque côté du véhicule pour le protéger11.
En l’état actuel du fonctionnement des pouvoirs, les déplacements des autorités légales ne prennent un caractère solennel que lors de circonstances exceptionnelles et ne justifient plus dans les autres cas la présence d’une escorte, sinon de sécurité réduite à quelques hommes à bord de voitures ou à moto. La quasi-totalité des déplacements du chef de l’État s’effectue ainsi aujourd’hui. Cette façon de faire n’est pas nouvelle cependant, puisque le premier président de la République à agir ainsi fut Raymond Poincaré à l’automne 1913. Débarquant à la gare de Limoges, c’est en voiture qu’il entreprend de visiter cinq départements voisins. Plus d’apparat, mais quarante-huit automobiles pour transporter sa suite12. C’est l’usage du chemin de fer à partir du milieu du xixe siècle qui réduit l’utilité de l’escorte, nécessaire, quand le cas se présente, seulement à partir de la gare d’arrivée et jusqu’à la destination fixée. Le roi du Danemark Christian X se rendant à Versailles est accueilli par Poincaré le 18 mai 1914 à la gare de Satory où les deux chefs d’État, montant à bord d’une voiture découverte tirée à six chevaux, trouvent une escorte de cuirassiers pour gagner le château.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, l’escorte militaire était la manifestation ostensible de la présence ou de la venue d’une autorité, quelle qu’elle soit, en un point du territoire. Son importance variait en fonction du rang de celui qui en était honoré ; ainsi le préfet arrivant dans sa nouvelle résidence était-il accueilli à la limite du département par un groupe de cavaliers de la gendarmerie qui l’escortait jusqu’au chef-lieu.
À l’heure actuelle et comme toujours, mises à part celles qui s’adressent au président de la République, à qui seul la plénitude des honneurs revient, les démonstrations adoptées pour les autres autorités, dignitaires ou symboles puisent dans le même registre mais se réduisent au fur et à mesure que l’échelle des pouvoirs et des préséances est descendue.
L’hymne national interprété en entier n’est joué qu’en présence d’une troupe de pied ferme et d’un drapeau ou étendard, au moment où l’autorité s’arrête devant ce dernier. En l’absence d’un emblème, seul le refrain est exécuté13.
- Les honneurs funèbres
Rendus au président de la République et à quelques « hautes personnalités civiles décédées dans l’exercice de leurs fonctions14 », ainsi qu’à quelques dignitaires et « à leurs chefs ou camarades décédés », les honneurs funèbres militaires sont l’expression des sentiments que les forces armées leur doivent15. Les monuments aux morts pour la patrie ont également droit aux honneurs funèbres militaires.
À la mort du président de la République en fonction, en dehors des dispositions décidées par le gouvernement pour ses obsèques et le deuil de la nation, les armées lui rendent des honneurs particuliers : les drapeaux et étendards prennent le deuil en portant un crêpe noir à leur hampe, le pavillon national des bâtiments de la marine et des établissements militaires est mis en berne et les troupes qui participent à la cérémonie des obsèques défilent devant son cercueil. Le rituel fut respecté à la mort de Georges Pompidou le 2 avril 1974.
L’idée de faire prendre le deuil à toute la nation revient au premier consul Napoléon Bonaparte. Le 9 février 1800, la pompe funèbre en l’honneur de George Washington, mort le 14 décembre précédent, se déroule aux Invalides. À cette occasion, il fait porter un crêpe par les drapeaux, étendards et guidons militaires pendant une semaine.
- Le cérémonial
Descendus des tranchées où ils viennent de combattre, les hommes épuisés, fourbus et couverts de boue arrivent dans un village où il leur est ordonné de défiler devant un général avant d’aller au repos. La grogne gagne les rangs mais l’ordre est exécuté : « Le régiment s’ébranla. En tête, la musique jouait la marche du régiment et, à la reprise victorieuse des clairons, il me sembla que les dos las se redressaient. Le départ avait été pesant, mais, déjà, la cadence se faisait plus nette et les pieds talonnaient la route d’un rythme régulier16. » S’il était besoin de justifier le cérémonial militaire, ce texte le ferait.
Toutes les démonstrations d’honneurs militaires reposent sur un cérémonial bien rôdé et immuable, quelles que soient les circonstances, joyeuses ou tristes. Seul ce cérémonial donne à l’État la possibilité d’affirmer sa puissance par la soumission de la force militaire au pouvoir civil : « Cedant arma togae17. » Ses manifestations revêtent un caractère permanent et imposant, elles se déroulent selon un rite ordonné et solennel. La majesté qui s’en dégage prévient les actes excessifs ou hostiles, tant le déroulement en est codifié et réglé. La passion personnelle des participants n’est pas de mise et la retenue en est la caractéristique principale. L’homme, oublieux de ses sentiments, se fond dans une masse docile et active.
Le cérémonial militaire, en particulier dans les honneurs funèbres, sert à rétablir l’ordre perturbé par un événement exceptionnel ou inattendu. La joie – de la victoire par exemple – et plus encore la tristesse – de la mort ou de la défaite – s’estompent et le calme revient au fur et à mesure que le rituel se déroule, ce qui explique et justifie la longueur de certaines cérémonies. Le cérémonial militaire, tout de mouvements réguliers et cadencés des soldats, ponctué de sonneries, qui fait communier les participants et les spectateurs dans les mêmes sentiments, est l’expression de l’unité de la nation rassemblée au-delà des choix partisans.
La position que le chef de l’État occupe dans les institutions françaises et les pouvoirs que lui donne la Constitution font du président de la Ve République un quasi-monarque, pensent certains, élu cependant et pour le temps de son mandat seulement. Il est revêtu de « la dignité qui attire les respects et les soumissions des autres »18. À son élévation que lui confère son statut unique s’attachent des hommages rendus par les forces armées. Ces derniers sont conformes à la lettre de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune19. » À lui de mériter « l’estime qui est due à la vertu et au mérite »20.
1 Décret n° 2004-1101 du 15 octobre 2004 relatif au cérémonial militaire, version consolidée au 3 février 2014, www.legifrance.gouv.fr
2 Général Bardin, Dictionnaire de l’armée de terre et recherches historiques sur l’art et les usages militaires des anciens et des modernes, ouvrage terminé sous la direction du général Oudinot de Reggio, Paris, Corréard, 1851, tome III, article « Honneurs », pp. 2829-2831.
3 Jean Tulard, Jean-François Fayard, Alfred Fierro, Histoire et Dictionnaire de la Révolution française, 1789-1799, Paris, Robert Laffont, 1987, pp. 676-694, article « Constitution des 3-14 septembre 1791 », titre III, « Des pouvoirs publics », chapitre IV, « De l’exercice du pouvoir exécutif », art. 1er, p. 687.
4 Constitution du 4 octobre 1958, à jour de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, titre II, « Le président de la République », art. 15, www.conseil-constitutionnel.fr
5 Général Bardin, op. cit., p. 2829.
6 Antoine Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots français, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, tome II, F.-O., 1690, article « Honneur ».
7 Décret n° 2004-1101, op. cit., art. 6.
8 Ibid.
9 Ibid., annexes (art. 7).
10 Décret du 23 octobre 1883, art. 265.
11 Philippe Durant, Haute Protection. La protection des hautes personnalités, de De Gaulle à Sarkozy, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010, pp. 11-12.
12 « Le tour de France de M. Poincaré », Lecture pour tous, 1er novembre 1913, pp. 195-202.
13 Décret n° 2004-1101, op. cit., art. 10.
14 Ibid., annexe IV (art. 11 et 14).
15 Ibid., art. 11.
16 Roland Dorgelès, Les Croix de bois, Paris, Le Livre de poche, 1972 [1919], p. 302.
17 Cicéron, Traité des devoirs, Paris, Hachette, 1877, p. 59.
18 Antoine Furetière, op. cit.
19 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789, art. 1er.
20 Antoine Furetière, op. cit.