« Qui ne comprendrait à quelles fins nous nous sommes levés des décombres du désastre pour refaire à la France une épée ? », s’écrie le fondateur de la France libre, le 26 octobre 19401. Quelle que soit la singularité du verbe gaullien, en des temps qui ne l’étaient pas moins, l’image trahit son âge. Employée aujourd’hui, son lyrisme apparaîtrait au mieux suranné, au pire la marque d’une inquiétante obsolescence intellectuelle… À l’inverse, parler de l’« outil », qu’il soit militaire ou de défense, plus rarement naval ou aérien, relève désormais du cliché. L’expression est devenue une formule toute faite, tellement banale qu’on ne l’interroge plus, qu’on ignore le plus souvent sa dimension métaphorique, jamais questionnée. Pourquoi le ferait-on d’ailleurs ? Le bon sens commande de l’accepter sans mot dire. Naturellement subordonnée au politique, l’armée est un outil entre ses mains, parmi d’autres. Un outil qui lui permet de passer du dire au faire dans ce domaine régalien par excellence qu’est la défense, l’un de ceux où s’exprime la quintessence de la souveraineté politique. Il y a ainsi une adéquation puissante et naturelle entre ce qui fonde le gouvernant et l’image de l’outil en son principe. Pour dire les choses autrement, la dimension instrumentale de l’armée garantit la réalité de l’action politique. Un outil est un instrument inerte dans les mains d’un politique idéalement tout-puissant.
Le regard de l’historien oblige pourtant à dépasser cette apparente simplicité. L’image de l’outil est loin d’avoir toujours eu cette évidence. Elle n’est devenue usuelle en France que dans les années 1970, prenant l’importance qu’on lui connaît après la guerre froide seulement. Cette historicité de l’expression est néanmoins plus complexe. Dans son principe, la réification de l’armée est consubstantielle à la tradition républicaine. Mais celle-ci ne s’y réduit pas. Elle accueille parallèlement l’exaltation du soldat citoyen et de la nation en armes, qui conduit à faire de la France une épée. Une assimilation aux antipodes de celle de l’armée simple outil aux mains du politique. Ce hiatus oblige à relativiser l’évidence de cette image et à s’interroger sur les enjeux de son omniprésence actuelle.
- L’outil, une métaphore d’un usage récent
L’image de l’outil est désormais au cœur des débats comme des discours relatifs à la défense, en premier lieu de ceux des principaux responsables politiques. C’est en particulier ce que révèle l’analyse des déclarations présidentielles réalisée à partir de la collection des discours publics mise en ligne par La Documentation française pour la période postérieure à 19742. Régulièrement employée par Valéry Giscard d’Estaing, la métaphore de l’outil tombe en déshérence à l’époque de François Mitterrand, avant de revenir en faveur comme jamais sous Jacques Chirac et, plus encore, depuis l’élection de Nicolas Sarkozy. La comparaison avec d’autres types de documents nuance ce constat tout en le confortant. Ainsi, à la différence de François Mitterrand, ses ministres de la Défense successifs utilisent l’expression d’outil militaire ou de défense, en particulier lorsqu’ils présentent en Conseil des ministres les lois de programmation militaire. Mais l’expression semble cependant moins en cour qu’elle ne l’avait été avant 1981 ou ne le sera après 1995. En la matière comme en beaucoup d’autres, le président donne le la...
Au-delà de ce constat, la chronologie suggère d’autres explications. À la différence de Valéry Giscard d’Estaing et de Jacques Chirac, François Mitterrand n’est pas énarque. Or la métaphore de l’outil, dans l’utilisation qui s’impose en France à la fin du xxe siècle, est incontestablement reliée aux sciences de gouvernement, telles qu’elles ont été développées aux États-Unis et progressivement acculturées en France. L’action de l’État, comme son évaluation, passe en effet par l’utilisation d’outils (tools), d’où la généralisation de l’image bien au-delà du monde militaire. Par sa formation, par l’action de ses anciens élèves devenus graduellement l’ossature de la haute fonction publique civile puis de la classe politique, l’ena a été au cœur de cette dynamique depuis 1945. À bien des égards, l’itinéraire de Valéry Giscard d’Estaing en est le symbole parfait.
Il n’est donc pas étonnant de le voir employer la métaphore de l’outil avec une facilité que n’aura pas son successeur. En témoigne l’interview télévisée qu’il accorde à l’occasion de la fête nationale, le 14 juillet 1978 : « Je crois que l’outil de défense française est un outil qui donne une bonne image de la France ; c’est un outil moderne, c’est un outil républicain, c’est un outil jeune3. » Le triptyque qui conclut le propos présidentiel résume parfaitement la transition qui s’opère à ce moment-là. La jeunesse, la modernité, valeurs giscardiennes par excellence, traduisent la nouvelle orientation voulue pour les affaires de l’État, tandis que le qualificatif de républicain reflète l’enracinement dans une tradition beaucoup plus ancienne, évidemment décisive dès qu’il s’agit des rapports de la toge et des armes.
Pour le reste de la Ve République, il faudrait pouvoir s’appuyer sur les résultats d’un dépouillement similaire à celui rendu possible pour l’après-1974. La métaphore de l’outil est-elle d’un usage fréquent dans les déclarations présidentielles de Georges Pompidou et de Charles de Gaulle ? Elle n’apparaît certes pas d’un seul coup au milieu des années 1970. Le Livre blanc de 1972 évoque à deux reprises l’« outil nucléaire de dissuasion » et fait de la marine de haute mer l’« outil privilégié de toute politique de présence dans le monde »4. Mais l’expression même d’outil militaire ou de défense n’est pas encore employée, à la différence de ce qui a prévalu dans les derniers Livres blancs… Un constat que le caractère emblématique de ces productions rend particulièrement significatif.
Cette indication de tendance est confirmée, pour la présidence précédente, par les résultats de l’important travail de Pierre Messmer et Alain Larcan sur les écrits militaires du général de Gaulle5. Portant sur l’ensemble des ouvrages publiés jusqu’à sa mort, complété des Discours et messages ainsi que des Notes et carnets, leur étude ne fait pas de l’outil une figure habituelle de la rhétorique gaullienne. C’est la métaphore du glaive ou de l’épée que de Gaulle utilise naturellement, à telle enseigne que Messmer et Larcan lui consacrent un développement spécifique6. Celui-ci s’appuie sur des textes écrits dans l’entre-deux-guerres ou dans l’immédiat après-1945, à l’heure où le Général se fait le chroniqueur des combats qui viennent de s’achever. La métaphore semble donc avoir perdu l’essentiel de sa valeur sous la Ve République.
- L’outil plutôt que l’épée. Aux origines d’une substitution
Il est vrai que les temps ont changé. L’heure n’est plus à l’exaltation du soldat, glaive de la nation, mais au rappel impérieux de sa subordination. « Quant à l’armée, elle doit bien se convaincre que son rôle est purement technique », lance en juillet 1958 le nouveau président de la République au général d’armée André Zeller, qu’il vient de renommer chef d’état-major de l’armée de terre : « Elle est là pour exécuter les ordres qui lui seront donnés… L’armée est un instrument. Vous m’entendez bien, un instrument7 ! » Si la métaphore employée n’est pas celle de l’outil, elle relève clairement du même registre, inséparable de la tradition républicaine.
Un demi-siècle plus tôt, Jean Jaurès illustrait déjà cet état de fait dans L’Armée nouvelle, rassemblant au sein d’un développement commun les deux images et leur signification politique. « Ce que les ouvriers, les socialistes reprochent à l’armée, c’est d’être, aux mains de la bourgeoisie, l’instrument des répressions intérieures et des aventures extérieures. À vrai dire, elle n’est, en effet, qu’un instrument. Elle n’a pas une force propre, une volonté autonome, une politique à elle. Elle est, au moins en France, la servante du pouvoir civil. [...] Elle n’est qu’un outil dans le conflit des forces sociales8. » Bien que mise au service de la vision politique du leader socialiste, la métaphore illustre clairement la dépendance structurelle et totale qui doit être celle de la force armée, « levier passif que meut la volonté nationale », comme l’avait défini le Comité de salut public dans sa célèbre circulaire du 20 mai 17949. Une métaphore qui n’est pas sans annoncer celle, au début du xxe siècle, du constitutionnaliste Léon Duguit : « L’idéal serait que la force armée fût une machine inconsciente que le gouvernement pourrait mettre en mouvement en pressant un bouton électrique10. » Contemporaine des propos de Jaurès, cette convergence inscrit clairement la métaphore de l’outil dans la « tradition républicaine absolue », cristallisée par la Convention et réactualisée par la IIIe République à l’issue de l’affaire Dreyfus. Une tradition qui se définit par une insistance particulière sur la subordination de la force armée, sa chosification théorique permettant de garantir son obéissance totale11.
La métaphore de l’outil ne se réduit donc pas à une commodité de langage empruntée à la science politique américaine et mise au service de la réforme de l’État. Pour reprendre, en la prolongeant, la formule de Valéry Giscard d’Estaing, l’armée est d’abord outil militaire parce que républicaine. Ne serait-ce pas là l’une des raisons méconnues de l’extraordinaire succès de cette image depuis une quarantaine d’années ? Ce succès n’est-il pas lié à l’écho qu’elle suscite dans l’inconscient collectif ? En l’utilisant systématiquement en une période marquée par une diminution constante du format des forces armées, les autorités gouvernementales affichent l’ambition modernisatrice, dans son principe flatteuse pour les forces armées, tout en les rappelant à l’impératif catégorique de l’obéissance. L’outil de défense, « outil moderne », « outil jeune »… mais « outil républicain » !
Pour autant, l’image n’est pas inventée à cette époque, ainsi que permet de l’établir le Trésor de la langue française12. L’expression d’outil, dans une perspective militaire, est employée depuis longtemps au sens strict. Par extension, l’arme peut en effet être identifiée comme l’outil de travail du soldat, « outil de mort », dit-on parfois : l’usage est attesté au moins dès la fin du xixe siècle13. Le soldat peut ainsi exercer le « métier des armes », selon la formule popularisée plus tard par Jules Roy14. Au sens figuré cette fois, l’outil peut désigner l’armée, quel que soit le milieu naturel dans lequel elle évolue. On parlera alors d’outil militaire, naval ou aérien, sans d’ailleurs que le qualificatif soit indispensable. Ainsi du maréchal Foch, dans les années 1920, évoquant « l’outil que les mains d’Hindenburg et de Ludendorff maniaient au printemps de 1918 »15. Cet usage préfigure clairement celui qui se généralisera à la fin du xxe siècle. Malheureusement, ni le Trésor de la langue française ni le Dictionnaire historique de la langue ne permettent d’en dater plus précisément l’apparition16. On peut seulement constater que l’image ne figure pas parmi les usages recensés par le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse17.
L’emploi de cette métaphore est attesté dès avant 1914, l’exemple de Jaurès le prouve. Pourtant, ce n’est qu’à la fin du siècle qu’il se généralise. Il faut revenir sur les raisons de ce paradoxe, jusqu’à présent seulement entrevues. Car l’image de l’outil n’apparaît pas ex nihilo. Elle se substitue à une autre. On l’a dit, chez un auteur comme de Gaulle, l’image de l’épée, du glaive, est bien davantage familière. « Peu de termes semblent avoir plus de résonance » dans son œuvre, soulignent d’emblée Larcan et Messmer18. L’épée y est le symbole de l’action des armes en général et, plus encore, de celles de la nation : « L’épée, c’est d’abord l’épée de la France et il n’y a pas de France sans épée19. » Mais elle est également le privilège de l’ordre militaire auquel le Général appartient depuis 1912, devenu alors l’un de « ceux qui tiennent l’épée de la France »20. Mystique nationale, mais pas nécessairement républicaine…
La Seconde Guerre mondiale donne une acuité nouvelle à l’image21. L’épée devient alors, à de multiples reprises, le symbole de la force militaire de la France, épée brisée mais qui continue malgré tout le combat, à l’instar de celle maniée par les glorieux aînés de 1870-1871. D’où l’élargissement du champ métaphorique par le recours à l’image dramatique des « tronçons du glaive » popularisée par les frères Margueritte22. « Puisque ceux qui avaient le devoir de manier l’épée de la France l’ont laissée tomber, brisée, moi j’ai ramassé le tronçon du glaive », se justifie de Gaulle le 13 juillet 194023. En ces heures où la destinée nationale est conditionnée par le succès des armes, l’épée en devient l’élément clé. Il faut qu’elle soit brandie de nouveau pour que l’honneur soit sauf, il faut qu’elle soit reforgée pour que le pays soit libéré : « Qui ne comprendrait à quelles fins nous nous sommes levés des décombres du désastre pour refaire à la France une épée24 ? » Car de Gaulle est celui qui la tient, dans la singularité de son itinéraire, soldat devenant homme d’État sans jamais cesser d’appartenir à l’ordre militaire.
- L’épée selon Michelet,
l’autre versant de la tradition républicaine
Cet usage n’est pas isolé. Comme l’ont relevé Larcan et Messmer, l’homme du 18 juin met ses pas dans ceux de Michelet, communiant au même mysticisme. Et de rappeler sa formule célèbre, singulière prémonition du dessein gaullien : « La défensive ne va pas à la France. La France n’est pas un bouclier. La France est une épée vivante25. » De fait, la métaphore est, elle aussi, omniprésente dans l’œuvre du grand historien, spécialement dans cette pièce maîtresse qu’est son Histoire de la Révolution française26. Bien que Larcan et Messmer ne le précisent pas, la citation qu’ils retiennent en est ainsi tirée. Rédigée entre la fin de la monarchie de Juillet et les débuts du Second Empire, à l’heure où la IIe République naît et meurt, cette œuvre met en scène une véritable métamorphose de l’épée. À travers elle, c’est l’histoire de la révélation nationale que raconte Michelet : entamée à l’intérieur de l’Hexagone, elle trouve son accomplissement définitif hors des frontières.
De manière immémoriale, l’épée est le symbole de la force armée qui fonde la puissance régalienne de l’État dans sa double déclinaison : la capacité à rendre justice et à assurer la défense. Mais si elle est un attribut essentiel du monarque sous l’Ancien Régime, elle manifeste également l’injustice constitutive de ce dernier selon Michelet. Elle symbolise en effet le monopole de la noblesse sur le métier des armes, fondement de son exemption fiscale. Comme le rappelle le célèbre historien, « elle ne payait pas, parce qu’elle payait de son épée ». Une solution dont les limites sont pourtant criantes : « Elle fournissait le ban, l’arrière-ban, vaste cohue indisciplinée qu’on appela la dernière fois en 1674. Elle continua de donner seule les officiers, fermant la carrière aux autres, rendant impossible la création d’une véritable armée27. » Aux yeux de Michelet, le monopole de l’épée est donc doublement détestable, parce qu’à la fois injuste et inefficace.
Cet ordre des choses bascule durant l’été 1789. La prise de la Bastille en constitue l’entrée en matière. Car, comme le relève Michelet, « le matin même du grand jour le peuple n’avait point d’armes encore »28. Mais c’est la dynamique de la Grande Peur qui donne toute sa dimension au changement initié le 14 juillet. Devant la défaillance des autorités, dépassées par les événements, dans toute la France, le peuple prend en charge sa défense et l’épée change de mains. « Il devenait dans sa maison le magistrat, le roi, la loi et l’épée pour exécuter la loi. » En s’appropriant ce symbole du pouvoir régalien, le peuple signe son émancipation politique, bouleversant l’ordre séculaire, renouant avec les prémices les plus anciens de la nation en armes. « La France fut armée en huit jours »29 : le soldat-citoyen est né.
Autant que la prise de la Bastille, la mobilisation générale née de la Grande Peur est l’acte fondateur des temps nouveaux, ouvrant la voie à la réalisation de la vocation messianique de la France. Car le renversement de l’ordre politique et social anticipe celui qu’elle va offrir au monde et que Michelet annonce dans un grand élan lyrique. « La France est un soldat30, on l’a dit, elle l’est depuis ce jour. Ce jour, une race nouvelle sort de terre, chez laquelle les enfants naissent avec des dents pour déchirer la cartouche, avec de grandes jambes infatigables pour aller du Caire au Kremlin, avec le don magnifique de pouvoir combattre sans manger, de vivre d’esprit. D’esprit de gaieté, d’espérance. Qui donc a droit d’espérer, si ce n’est celui qui porte en lui l’affranchissement du monde ? La France était-elle avant ce jour ? On pourrait le contester. Elle devint tout à la fois une épée et un principe. Être ainsi armé, c’est être. Qui n’a ni l’idée ni la force n’existe que par pitié31. »
Selon Michelet, l’épée est au centre de cette vocation nouvelle de la France, elle en est à la fois l’incarnation et la condition. Cessant d’être le privilège de quelques-uns, elle est désormais l’apanage de tous. Symbole de l’injustice, elle fait vivre une justice nouvelle qui trouve sa pleine réalisation à l’échelle de l’humanité. Dans ce double dépassement, elle devient le prolongement métaphorique de la nation armée, expression en tant que telle peu utilisée par Michelet. À l’inverse, celui-ci va reprendre et développer l’assimilation de la France à l’épée. La manière dont le pays fait face aux menaces en septembre 1792, puis au printemps 1793, apporte à ses yeux la confirmation éclatante de cette identification. Évoquant, à la veille de Valmy, la difficile mise en défense de la capitale et l’absence d’enthousiasme de ses habitants pour s’y consacrer, il l’excuse par la force de cette nouvelle identité nationale : « La défensive ne va pas à la France. La France n’est pas un bouclier. La France est une épée vivante32. »
Dans ces conditions, rien de plus étranger à Michelet que la métaphore de l’outil, jamais employée en tant que telle. Quand, exceptionnellement, il utilise celles de l’instrument ou de la machine, c’est pour les opposer à l’épée dont ils ne sont qu’une forme abâtardie. Combinant l’ensemble de ces emplois, le parallèle qu’il dresse entre l’Incorruptible et l’Empereur est à cet égard particulièrement éclairant. « [Leurs tyrannies] s’expliquent l’une par l’autre. Robespierre, Bonaparte, en leur destinée si divers, eurent cela de commun que, dans le milieu qui les fit, ils eurent tout préparé leur instrument d’action. Ils n’eurent pas à créer. La fortune obligeante leur mit sous la main les machines (terribles machines électriques) dont ils devaient user. » Loin d’être une forme idéalisée de la subordination des armes à la toge, telle que l’imaginera Léon Duguit, la métaphore de la machine consacre leur dévoiement. Et Michelet de préciser, en contrepoint : « Bonaparte reçut aguerries les armées de la République. D’elles il hérita l’épée enchantée, infaillible, qui permit toute faute, ne pouvant pas être vaincue33. »
Pourtant, mise entre les mains d’un tyran, l’épée, si elle conserve ses propriétés, perd sa vertu propre, sa personnalité ; elle est alors chosifiée, réduite à l’état d’instrument. Michelet reprendra cette idée sous Napoléon III dans Les Soldats de la Révolution. Brumaire a rompu le charme : l’épée n’est plus, elle n’est désormais que « le magnifique et docile instrument des victoires de l’Empire »34. Une chosification qui s’étend à ceux qui l’incarnent, comme l’illustre, plus tard, l’évolution malheureuse des droits politiques des militaires. « La révolution de février, avec une confiance généreuse, fit, la première, le soldat citoyen, électeur, éligible », tandis que « le 2 décembre accompli par l’armée, le refit hilote et machine »35.
On l’aura compris : aux yeux de Michelet aussi, « l’épée est l’axe du monde et la grandeur ne se divise pas », pour reprendre la célèbre formule qui conclut, en 1934, Vers l’armée de métier. L’épée est l’axe du monde républicain, qui garantit sa grandeur politique et morale, une et indivisible sous peine de voir cette épée réduite à l’état d’instrument, de machine. L’outil n’est pas loin… Il y a ainsi une résonance naturelle entre la vision de l’historien prophète, né au crépuscule de la Ire République, spectateur impuissant de l’assassinat de la IIe, mort à l’aube de la IIIe, et l’officier devenu politique, qui assuma la pérennité de la flamme républicaine, la raviva, avant de se dresser contre la IVe et de fonder la Ve. Cette communauté se cristallise autour du symbole de l’épée, symbole de la force armée que transcende sa dimension nationale. En ces temps d’exception que sont la Révolution comme la France libre, l’épée, « la sublime épée morale »36, devient l’incarnation totale de la nation combattante, permettant et symbolisant l’accomplissement de sa vocation.
- De l’épée à l’outil, ambivalences et mutations
de la tradition républicaine
Il faudrait évidemment disposer d’études de fond pour mesurer dans la durée la représentativité de cette vision et de sa rhétorique. Dans cette perspective, le dépouillement des débats parlementaires consacrés aux questions militaires serait particulièrement intéressant à effectuer. Bien des voix ont retenti dans la Cité… En outre, la IIIe République aura beau porter Michelet au pinacle, elle n’en privera pas moins le soldat de son droit de vote, alors même que, dorénavant, l’armée fait appel à tous les citoyens... Mais en dépit de ses limites, de sa singularité, l’interprétation que propose le célèbre historien reste emblématique. Chantre d’une histoire nationale qui s’accomplit dans l’acmé républicaine, il perçoit néanmoins avec justesse le dépassement qui, avec la Révolution, renouvelle la symbolique de l’épée. Par contraste, sa vision, que prolonge dans sa spécificité celle de De Gaulle, éclaire dans la durée l’émergence tardive de la métaphore de l’outil.
Celle-ci et plus encore le registre auquel elle appartient, sont consubstantiels à la tradition républicaine. Outil, instrument, levier, machine… : ces images permettent toutes d’insister sur l’indispensable subordination de la force armée. Mais leur emploi révèle une distance entre la République et ses soldats, pire, une défiance à l’opposé de la communion qui accompagne l’idéal de la nation armée. Chosifiant le soldat pour mieux le mettre dans la main du politique, ces images traduisent une vision défensive de la tradition républicaine. Présente dès le départ, cette conception ne l’emporte pas pour autant...
Car le vrai symbole de la nouvelle ère, c’est l’épée. Le privilège de quelques-uns est devenu l’apanage de tous : la justice est désormais rendue au nom du peuple souverain et la défense assurée par le soldat citoyen. Symbole de ce double basculement, la République est représentée l’épée à la main, à l’image de la statue primée par le nouveau régime en 1848, œuvre de Jean-François Soitoux, que l’on peut aujourd’hui admirer quai Conti à Paris37. Un phénomène d’identification qui atteint son apogée à l’heure des périls. Transcendée par la mystique républicaine, l’épée cesse alors d’être un outil pour devenir une personne, incarnant à elle seule la France qui combat.
Inauguré le 11 novembre 1922 dans le prolongement de la clairière de Rethondes, le monument aux Alsaciens-Lorrains, œuvre d’Edgar Brandt, offre une représentation rare et saisissante de cette vision38. Transperçant l’aigle impériale allemande, qui gît à ses pieds, une monumentale épée à deux mains se dresse, verticale, au centre du monument en grès rose des Vosges. Si la dédicace s’adresse « aux héroïques soldats de France, défenseurs de la patrie et du droit », le registre métaphorique du groupe statuaire conduit à assimiler l’arme à la nation, dans le droit fil de la rhétorique d’un Michelet.
Mais à la suite des précédents de la Rome républicaine, Brumaire puis le 2 décembre 1851 l’ont confirmé : le soldat citoyen peut aussi être l’auxiliaire du césarisme. L’image de l’outil est alors, en son principe, l’antidote indispensable, qui incarne la règle républicaine dans son absolu. Quand l’épée en incarne le versant positif, l’outil en représente l’indissociable négatif. Dans leur ambivalence, ces images symbolisent ainsi les deux faces de la tradition républicaine qui associe de manière indissociable l’exaltation des armes et leur défiance, l’idéal de la nation armée et la crainte du césarisme.
Le remplacement de l’une par l’autre dit également l’évolution de la tradition républicaine. L’effacement du symbole de l’épée marque la crise d’un modèle qui ne résista pas aux chocs successifs des deux guerres mondiales. Le lyrisme propre à cette métaphore ne pouvait sortir qu’affaibli de l’hécatombe des tranchées. Cependant, le poilu, figure par excellence du soldat-citoyen, avait fini par l’emporter... La victoire était celle de ses vertus individuelles et collectives. À l’opposé, vingt ans plus tard, la défaite fut « étrange », spécialement parce que la vertu de la nation en armes se retrouva cette fois doublement inopérante. Défaite militaire, 1940 fut tout autant une déroute politique et morale. De ce point de vue, en dépit de sa force, le verbe gaullien fut un chant du cygne. L’image de l’épée allait définitivement sombrer dans le délitement des guerres coloniales, « sales guerres », « guerres sans nom », en dépit des sacrifices consentis par de nombreux combattants pour donner un sens à leur engagement.
À l’inverse, la métaphore de l’outil allait trouver une légitimité nouvelle. Après les heures dramatiques de la défaite et de Vichy, la politisation de l’armée sous la IVe République, débouchant sur les coups de force de mai 1958 et avril 1961, ne pouvait que donner une acuité nouvelle à l’impératif de subordination des armes à la toge. La mise en place de la Ve République, puis celle de la force de frappe allaient encore renforcer cette dynamique. Parallèlement, la montée en puissance du paradigme technocratique donnait à la métaphore une signification inédite et puissante, on l’a vu. La fin de la guerre froide poussa le processus à son terme. En provoquant la disparition de la menace à l’Est, elle priva l’armée de conscription de sa dernière raison d’être et permit de désactiver un modèle déjà passablement affaibli. Certes, la conscription ne fut que suspendue... Il n’empêche : avec le retour à l’armée de métier, une page s’est tournée dans l’histoire du modèle républicain, jusqu’alors confondu avec la seule nation armée.
« C’est la beauté de ces anciens temps (déjà antiques et loin de nous) », écrivait Michelet à la fin du Second Empire : « La cité fut l’armée, l’armée fut la cité39 ; il n’y eut aucune différence. L’armée n’étant autre chose que la patrie elle-même, combattant et mourant pour les lois40. » La conception politico-technocratique de la défense, secteur parmi d’autres de l’action de l’État, l’a aujourd’hui emporté sur la vision politico-mystique, qui faisait de l’armée du temps de paix le double virtuel de la nation et son incarnation à l’heure des périls. L’épée n’est plus qu’un outil.
Un constat qui demande évidemment à être repris et discuté, à l’image de l’étude qui le justifie. Elle appelle d’autres dépouillements, d’autres développements, en particulier pour mieux prendre la mesure des enjeux du temps présent. Comment ne pas être frappé de constater que l’actuel Code de la Défense ne fait aucun usage de la métaphore de l’outil, au sens entendu ici ? Le nouveau chef de l’État, dans le discours programmatique qui fut le sien comme candidat, le 18 mars 2017, n’eut recours qu’une seule fois à cette image41. Un constat que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher du changement de nom du ministère de la Défense au profit d’une appellation plus incarnée, celle de ministère des Armées.
1 Ch. de Gaulle, Discours et Messages. T. I, 1940-1946 : pendant la guerre, Paris, Plon, 1970, p. 35.
2 Cette base de données, consultable sur le site vie-publique.fr, rassemble les déclarations officielles des personnalités politiques transmises par les services de presse ou récupérées sur les sites publics.
3 Retranscription intégrale de l’entretien sur le site vie-publique.fr.
4 Livre blanc sur la défense nationale, 1972, t. I, pp. 8 et 14.
5 A. Larcan et P. Messmer, Les Écrits militaires de Charles de Gaulle. Essai d’analyse thématique, Paris, puf, 1985.
6 Ibid., pp. 146-148.
7 A. Zeller, Dialogues avec un général, Paris, Presses de la Cité, 1974, p. 361.
8 J. Jaurès, L’Organisation socialiste de la France. L’armée nouvelle, Paris, L’Humanité, 2e éd. 1915, p. 344.
9 Ibid., p. 187.
10 L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, A. Fontemoing, 1911, 2e éd. 1924, t. IV, p. 597.
11 Ph. Vial, “La mesure d’une influence. Les chefs militaires et la politique extérieure de la France à l’époque républicaine », thèse de doctorat d’histoire, Paris-I-Panthéon-Sorbonne, 2008, p. 269, pp. 280-281 et surtout pp. 290-291.
12 Successeur du Littré, ce grand dictionnaire de référence est librement consultable sur le site atilf.atilf.fr/.
13 « Les officiers de hussards bleus qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé », G. de Maupassant, Contes et Nouvelles. T. II, Boule de suif, Paris, Calmann-Lévy, 1880, p. 117.
14 J. Roy, Le Métier des armes, Paris, Le Seuil, 1948.
15 F. Foch, Mémoires, Paris, Plon, t. II, 1929, p. 6.
16 Trésor de la langue française, notice « Outil », atilf.atilf.fr/ ; A. Rey (dir.), Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, t. II, notices « Outil », p. 2 508, et « Militaire », p. 2236.
17 Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, réimpression de l’édition de Paris, 1866-1879, Genève/Paris, Slatkine, 1982, notices « Outil », « Militaire », « Naval », « Armée ».
18 Larcan et Messmer, op. cit., p. 146 et suiv. Le développement qui suit s’inspire de leurs analyses, en particulier pour ce qui est des références aux œuvres du général de Gaulle.
19 Ch. de Gaulle, Mémoires de guerre. T. I, L’Appel. 1940-1942, Paris, Plon, 1954, p. 74.
20 Ch. de Gaulle, Discours et Messages. T. I, 1940-1946 : pendant la guerre, op. cit., p. 85 ; Le Fil de l’épée, Paris, Plon, rééd. 1971, p. 112.
21 Larcan et Messmer, op. cit., p. 147.
22 P. et V. Margueritte, Une époque. T. II, Les Tronçons du glaive. La défense nationale, 1870-71, Paris, Plon-Nourrit, 1901, 536 p.
23 Ch. de Gaulle, Discours et Messages, t. I, op. cit., p. 16.
24 Ibid., p. 35.
25 Larcan et Messmer, op. cit., p. 146.
26 J. Michelet, Histoire de la Révolution française [1847-1853], Paris, Flammarion, « Œuvres complètes de J. Michelet », 7 vol., 1897-1898.
27 J. Michelet, op. cit., t. I, p. 110.
28 Ibid., p. 242.
29 Ibid., pp. 319-320.
30 En italique dans le texte.
31 Ibid., p. 321.
32 J. Michelet, op. cit., t. IV, p. 230.
33 J. Michelet, op. cit., t. VI, p. 2.
34 J. Michelet, Les Femmes de la Révolution. Les soldats de la Révolution, éd. définitive, revue et corrigée, Paris, Flammarion, 1898, p. 330.
35 Ibid., pp. 467-468.
36 J. Michelet, op. cit., t. IV, p. 404, note.
37 Ph. Vial, op. cit., p. 600.
38 « Étude d’une œuvre d’art : le monument aux Alsaciens-Lorrains à Compiègne », consultable sur crdp.ac-amiens.fr/cddpoise/oise14_18/monument_alsaciens_lorrains.pdf
39 En italique dans le texte.
40 J. Michelet, Les Femmes de la Révolution…, op. cit., p. 298.
41 Téléchargeable sur storage.googleapis.com/en-marche-fr/ressources/adherents/5.Discours_et_%20interventions/2017-03-18-DE%CC%81FENSE-DISCOURS-EMMANUEL-MACRON.pdf