La constitution du domaine militaire en champ ministériel a été, à partir de la fin de la Renaissance, un lieu privilégié de la réforme de l’État et de son entrée dans la modernité. L’apparition, en 1570, d’un « secrétaire d’État » chargé de la Maison du roi et de la gendarmerie, première incarnation d’un ministre de la Guerre, puis celle d’un homologue pour la Marine, en 1669, sont deux étapes majeures de ce processus. Si le nom de Simon Fizes n’est connu que des seuls spécialistes, celui de Colbert a conservé une aura qui va bien au-delà. Avec Richelieu, qui reçoit en 1626 la charge de « grand maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de France », il reste l’un des hommes clés de l’avènement de la monarchie absolue. On peut en dire autant de Michel Le Tellier et de son fils, Louvois, qui se succèdent à la Guerre entre 1643 et 1691. Ils y prolongent l’action d’Abel Servien, fidèle collaborateur de Richelieu, qui a débuté la mise en place d’une administration spécialisée, à l’instar de ce que Colbert, et son fils Seignelay, réaliseront entre 1669 et 1690 pour la Marine. Des bureaucraties qui prennent rapidement une importance croissante dans la gestion et la direction des affaires de défense.
Pendant trois siècles, jusqu’aux débuts de la Ve République, l’organisation ministérielle militaire est plurielle, combinant logique fonctionnelle, de milieu et géographique. Le département de la Guerre relève d’abord de la première : il est, comme son nom l’indique, le ministère des armes par excellence. Pourtant, il n’est pas en situation d’exclusivité : après les hésitations du premier xviie siècle, l’emploi de la violence d’État sur mer et outre-mer a été confié à un autre département ministériel. De facto, celui de la Guerre relève donc aussi d’une logique de milieu, mais seconde, par rapport à la logique fonctionnelle. Il est le ministère de la Guerre sur terre, une terre initialement limitée à l’Europe, même si l’expédition d’Égypte, puis la conquête coloniale, de l’Algérie en premier lieu, relativisent progressivement la portée de cette restriction géographique.
La combinaison est inverse dans le cas du département de la Marine. Sa constitution répond d’abord à une logique de milieu, doublée d’une intégration verticale, et articulée avec une logique géographique. En charge de la marine de guerre, des compagnies des Indes et des pays de leur concession, du commerce du dedans et du dehors, ainsi que du réseau consulaire, le département fondé par Colbert est un ministère du fait maritime et ultra-marin dans sa globalité, ministère politique et économique, autant que militaire. Rapidement battue en brèche, cette ambition perdure néanmoins pour l’essentiel jusqu’à la fin du xixe siècle. Après plusieurs essais inaboutis, les colonies sont constituées en ministère distinct en 1894. Quelques années plus tard, marsouins et bigors sont versés au département de la Guerre par la grande loi de 1900, adoptant le nom de « troupes coloniales ». La marine marchande prend à son tour son autonomie au sortir du premier conflit mondial. Le département se réduit désormais à la « marine militaire », appellation consacrée par le grand décret d’avril 1927. La logique fonctionnelle l’a emporté, créant les conditions de l’unification de la défense sur le plan ministériel.
Dans le même temps, pourtant, des forces centripètes s’exercent, qui ne sont pas moins importantes. Le caractère total du premier conflit mondial a imposé une démultiplication inédite des responsabilités ministérielles dans le champ militaire. De nombreux sous-secrétaires d’État, équivalents des actuels secrétaires d’État ou ministres délégués, sont venus épauler les titulaires des portefeuilles de la Guerre et de la Marine. Pour la première fois, l’aéronautique accède à un statut ministériel, tout comme l’armement… Si les lendemains du conflit voient le retour à l’organisation traditionnelle, une rupture majeure intervient en 1928. Moins d’un an après que la Marine y ait renoncé, l’institutionnalisation d’un ministère de l’Air cristallise le retour en force de la logique de milieu.
Un paradoxe qui explique que la nomination en février 1932, pour la première fois, d’un « ministre de la Défense », ait fait long feu. Il faudra près de trois décennies de réformes incessantes, les « trente tumultueuses » de l’histoire politico-militaire française, pour que la logique fonctionnelle l’emporte définitivement. Le 5 avril 1961, une salve lourde de vingt-deux décrets « portant organisation du ministère des Armées » marque une étape sans retour. De manière révélatrice, c’est ainsi entre la fin de la IIIe République et les débuts de la Ve que le champ militaire est unifié sur le plan ministériel, à l’heure où les institutions républicaines connaissent une série de bouleversements d’une ampleur inédite depuis 1870 et restées sans équivalent par la suite. Une coïncidence qui est tout sauf fortuite tant il est vrai que la dimension politico-militaire signe la maturité d’un système démocratique. Découvrons cette histoire complexe, dont les réformes en cours sont à bien des égards le prolongement méconnu.
- 1932 : un faux départ ?
Jusqu’à présent ignorée, la date du 20 février 1932 mérite d’être identifiée comme fondatrice. À l’occasion de la constitution du dernier cabinet Tardieu, les portefeuilles militaires traditionnels, Guerre, Marine et Air, ne sont pas attribués. Un poste de « ministre de la Défense nationale » est pour la première fois institué. Il est confié à François Piétri, un inspecteur général des finances devenu parlementaire, qui rêve en particulier d’occuper le fauteuil de Colbert. Certains verront même dans ce dessein, qui deviendra réalité entre février 1934 et juin 1936, l’une des raisons du peu d’empressement du nouveau ministre à faire vivre la réforme…
Dans l’immédiat, la rupture théorique est réelle. Elle est d’autant plus forte, que les sous-secrétaires d’État adjoints à Piétri reçoivent également des responsabilités transverses, l’un l’administration, l’autre l’armement. C’est un nouveau modèle d’organisation du fait ministériel militaire qui est initié, reposant désormais sur la seule logique fonctionnelle. Cette rupture en entraîne d’ailleurs une seconde avec la création, le 29 mars, du « Haut Comité militaire » (hcm). Présidé par le ministre et composé, pour chaque armée, du vice-président de son conseil supérieur et de son chef d’état-major général, il constitue dans son principe un début de comité exécutif.
Il n’est pas innocent que cette rupture ait été initiée par un homme comme Tardieu. Initialement adoubé par Clemenceau, admiré par de Gaulle, l’homme est lié à deux des figures qui, entre la fin du xixe siècle et le milieu du xxe, ont le plus influencé la définition des relations politico-militaires en France. Des raisons conjoncturelles ont certes joué dans la réforme de 1932, en particulier le souci de réaliser des économies alors que la crise de 1929 frappe désormais le pays de plein fouet. Le choix de Piétri en témoigne, parlementaire spécialisé dans les questions économiques et financières, qui tenait le Budget dans les trois derniers gouvernements. Mais la décision prise par Tardieu de créer un ministère militaire unique obéit à des motivations plus profondes : elle est une déclinaison de sa volonté de réformer les institutions. Par la logique de rationalisation qu’elle induit, l’institution d’un ministre de la Défense mène en effet à une concentration de pouvoirs qui ne peut que bénéficier à l’exécutif, en premier lieu son chef. Elle conduit, à terme, à faire du chef du gouvernement le véritable responsable de la Défense nationale, dans le prolongement de la création du Conseil supérieur de la Défense nationale (csdn) avant guerre, puis du Secrétariat général à la Défense nationale (sgdn) dans les années 1920, toutes instances placées sous sa responsabilité.
En apparence cette rupture fait long feu. Dès le 3 juin 1932, la constitution d’un nouveau gouvernement voit le retour au système des trois ministères militaires. Une restauration d’autant plus aisée que leurs structures sont demeurées quasi intactes. Pourtant, contrairement à la célèbre formule d’un rapport officiel, la réforme avortée est loin de se réduire à « un simple changement de l’en-tête des lettres ». De manière significative, la disparition du ministre unique n’entraîne pas celle du hcm. Nouveauté, il est cette fois présidé, en théorie du moins, par le président du Conseil. Ressuscités, les trois ministres d’armée font leur entrée au haut comité, ainsi que le maréchal Pétain, inspecteur général de la défense aérienne du territoire. De même, les « secrétaires généraux ou hauts fonctionnaires chargés de l’administration générale » des trois départements peuvent désormais être conviés si nécessaire.
L’importance du hcm ne va cesser de croître. Au lendemain de la crise rhénane, le décret secret du 19 mars 1936 prévoit sa transformation en « comité de guerre » le jour venu. Moins de trois mois plus tard, le décret du 6 juin complète cette réforme en faisant du hcm le « Comité permanent de la Défense nationale » (cpdn). Les ministres dont la participation serait éventuellement utile y sont désormais admis, tout comme le ministre et le chef d’état-major général des Colonies à partir de mai 1938. Cet élargissement se double d’un renforcement des capacités d’action du comité, qui peut dorénavant s’appuyer sur le sgdn. Au fil des années, cette instance acquiert une véritable capacité décisionnelle, que cristallise la grande loi du 11 juillet 1938 sur « l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre ».
Moins spectaculaire que l’instauration d’un ministre militaire unique, la création du Haut Comité a finalement été plus importante dans l’immédiat. Elle témoigne d’une première unification, dans la durée, de la gouvernance du champ militaire. Cette évolution prend tout son sens rapporté à celle de l’organisation ministérielle. Après un premier bref essai début 1934, l’habitude s’est prise, à partir de juin 1936, d’associer le portefeuille de la Guerre à celui de la Défense nationale. Une évolution d’autant plus significative qu’un même homme, Édouard Daladier, assure continûment les deux charges jusqu’en mai 1940, qu’il cumule à partir d’avril 1938 avec la présidence du Conseil.
Cette concentration républicaine d’un nouveau genre se veut une réponse aux menaces croissantes de guerre. D’évidence, elle est également une forme de compensation à l’impossibilité d’aller plus loin pour l’instant dans le processus d’unification de la défense. De manière révélatrice, elle trouve son équivalent sur le plan militaire. En janvier 1938, pour la première fois, est institué un « chef d’état-major général de la Défense nationale » (cemgdn). Mais, là encore, le poste n’a pas d’existence propre : il est confié au chef d’état-major général de l’armée (de terre), le général d’armée Maurice Gamelin, cantonné à une mission de coordination, en particulier vis-à-vis de la Marine. Et, tout comme son ministre, il ne dispose pas d’administration spécifique : il peut seulement utiliser le sgdn comme organe d’études, au sein duquel est constituée, courant 1938, une section ad hoc. Si la décennie a bien vu le début d’un mouvement de centralisation du champ ministériel militaire, celui-ci n’en est encore qu’à ses prémices…
- 1940-1944 : expérimentations et contradictions de la guerre
Le traumatisme de la défaite va provoquer une relance inattendue du processus. Dès le 16 juin 1940, le général d’armée Maxime Weygand – qui avait succédé à Gamelin le 17 mai comme « généralissime » – reçoit le portefeuille de la Défense. Jusqu’au 5 septembre, il réunit sous son autorité les trois départements ministériels d’armée. C’est une nouvelle rupture : bien que le nouveau ministre soit un officier général de l’armée (de terre), il ne se confond plus avec le titulaire de la Guerre. Pour autant, on n’en revient pas à la formule imaginée par Tardieu d’un ministre unique. Apparaît un troisième type d’organisation, qui va dominer jusqu’aux débuts de la Ve République, sans doute parce qu’il représente un compromis apparemment équilibré entre logique fonctionnelle et logique de milieu.
Dans l’immédiat, la nouvelle formule peine néanmoins à entrer dans les faits, en particulier compte tenu de l’opposition résolue du secrétaire d’État à la Marine et à la Marine marchande. Nommé le 16 juin 1940, l’amiral François Darlan, qui cumule cette fonction avec celle de commandant en chef des forces maritimes, a en effet mal vécu de se voir rétrogradé dans la hiérarchie ministérielle à la mi-juillet. Fidèle à la ligne qu’il défendait avant guerre, il ne voit dans le nouveau ministère qu’une menace pour l’intégrité de la Marine… à moins qu’un de ses représentants ne soit aux commandes. Mais cette satisfaction lui est refusée en dépit du départ de Weygand, nommé délégué général du gouvernement en Afrique début septembre 1940, et le poste de ministre de la Défense n’est plus pourvu pendant près d’un an. On en revient à l’organisation tricéphale qui était la règle jusqu’au tournant amorcé en 1932.
L’amiral de la Flotte a finalement gain de cause le 10 août 1941, à la faveur d’un nouvel accroissement de ses responsabilités ministérielles. Depuis le 9 février, il est en effet l’homme fort du régime avec le titre de vice-président du Conseil, cumulant les portefeuilles de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Marine. Abandonnant officiellement ce dernier, il coiffe désormais l’ensemble des départements d’armée, qui conservent néanmoins un titulaire à leur tête. Une situation qui prévaudra jusqu’en novembre 1942, malgré le changement intervenu en avril. Privé de ses responsabilités ministérielles à l’occasion du retour de Laval, qui lui succède comme chef du gouvernement, Darlan réussit néanmoins à préserver l’essentiel de ses attributions en matière de défense, avec le titre inédit de « commandant en chef ». Dans le prolongement de ce qui prévaut depuis juin 1940, la confusion des genres est portée à son terme, les responsabilités ministérielles en matière de défense procédant désormais de celles des plus hautes autorités militaires et s’effaçant à leur profit. En d’autres termes, il n’y plus de ministre militaire à Vichy entre avril et novembre 1942, seulement un commandant en chef et ses adjoints d’armée.
À Londres, la modestie des débuts de la France libre n’a pas permis la mise en place immédiate d’une organisation étatique. Les membres du Conseil de défense de l’Empire, constitué en octobre 1940, n’ont ainsi pas de responsabilités ministérielles. Elles ne sont attribuées qu’à la création du Comité national français, le 24 septembre 1941. Des commissaires à « la Guerre », à « la Marine et à la marine marchande » et aux « Forces aériennes » sont alors nommés. Tandis que l’instauration d’un ministre de la Défense vient d’être confirmée à Vichy, la France libre en reste au triptyque ministériel traditionnel.
Début juin 1943, celui-ci disparaît même temporairement quand le Comité français de libération nationale (cfln) est institué à Alger. La tension entre de Gaulle et Giraud est telle que le domaine militaire reste en quasi indivision sur le plan de l’organisation ministérielle : seul est créé un poste de commissaire à l’Armement, confié à Jean Monnet. La question ne se règle que progressivement, dans le cadre de la concentration de l’autorité politique entre les mains du fondateur de la France libre. Le 5 août, un poste de commissaire adjoint à la Défense nationale est attribué au général de corps d’armée Paul Legentilhomme, ancien commissaire à la Guerre de la France libre, qui devient commissaire en titre le 4 septembre. En charge de la gestion des armées, il assiste le général Giraud, désormais « commandant en chef ». Cette apparente unification ne dure pas. Le grand remaniement du 9 novembre voit la restauration d’un commissariat à la Guerre et à l’Air, qui sera scindé en deux en avril 1944, et d’un commissariat à la Marine.
Une évolution dont l’apparence centripète demande à être rapportée à celle, centrifuge, de la charnière politico-militaire. Début août 1943, un « Comité de défense nationale » (cdn) est recréé sur le modèle de celui institué en 1936 à partir du hcm : il est le lieu où est assumée collégialement la direction militaire de la guerre. Sa présidence est confiée au général de Gaulle, qui va en faire un des avant-postes du combat qu’il mène contre Giraud. Une petite structure, le « Secrétariat du comité de défense nationale » (scdn) assure la préparation des réunions et le suivi des décisions.
À l’occasion de l’élimination de Giraud, début avril 1944, le cdn est refondé et perd son rôle décisionnel au profit du chef du gouvernement provisoire de la République française (gprf), qui prend le titre alors inédit de « chef des armées ». Pour l’assister dans ses nouvelles charges, le scdn est transformé en état-major de la Défense nationale (emdn), qualifié de « général » à partir du 24 octobre (emgdn). C’est une rupture majeure. Pour la première fois est institué un état-major interarmées en tant que tel, dont le chef a autorité sur l’ensemble des responsables militaires. Il revient au général de corps d’armée Béthouart d’en prendre la tête, avant que le général d’armée Juin ne lui succède en août 1944. Comme son prédécesseur, ce dernier est un ancien de la promotion « Fez » à Saint-Cyr (1909), celle de Charles de Gaulle...
- 1945-1948 : la première naissance d’un ministère unifié
À la même époque, l’organisation ministérielle semble, elle aussi, parvenir à un point d’équilibre. Les commissariats propres à chaque armée deviennent des ministères début septembre, à l’issue du retour à Paris du gouvernement. Mais, aboutissement de la dynamique centralisatrice impulsée par le général de Gaulle, les trois départements traditionnels sont supprimés fin novembre 1945. Ils laissent place à un ministère unique, celui « des Armées », une appellation jusque-là inconnue. La logique fonctionnelle l’emporte de nouveau : on en revient à la situation qui avait prévalu au premier semestre 1932 puis, entre août et novembre 1943. Sans doute pour la première fois, est envisagée la dévolution de certains organismes des départements ministériels traditionnels à cette structure émergente.
Deux différences importantes sont néanmoins à relever, qui donnent à cette nouvelle organisation sa spécificité. Comme à Alger, les tâches de gestion ne sont pas confiées aux mains d’une seule autorité. Le ministre des Armées, Edmond Michelet, qui a pris ses quartiers rue Royale, doit faire avec un collègue en charge de l’Armement, Charles Tillon, installé Cité de l’Air. De nouveau, les équilibres politiques du moment ont pesé... Cette fois, ce ne sont plus les giraudistes et les Américains qu’il a fallu ménager en la personne de Jean Monnet, mais les communistes que leur poids politique met en situation de réclamer un ministère militaire.
Surtout, la direction des forces est assumée par le président du gouvernement provisoire, également ministre de la Défense, qui siège Hôtel de Brienne. La distinction classique entre gestion et direction trouve ainsi sa traduction institutionnelle dans le cadre d’une organisation transverse, à l’opposé de celle, verticale, qui caractérisait l’identification de chaque armée à un département ministériel. Elle se double d’un cumul de responsabilités, inauguré en 1938 par Édouard Daladier, on l’a vu. Mais à l’époque, le président de la République « [disposait] de la force armée », selon les termes de la loi constitutionnelle du 25 février 1875. Désormais, le chef du gprf est lui-même « chef des armées », comme le souligne le décret du 4 janvier 1946, qui récapitule l’œuvre gaullienne en matière d’organisation de la défense. Et, placé directement sous son autorité, le cemgdn donne au chef du gprf les moyens d’agir.
Cette nouvelle formule va être rapidement battue en brèche. Le poids politique des communistes, partenaires toujours indispensables de toute coalition gouvernementale, constitue encore l’élément déclencheur. Au moment de la formation du premier gouvernement de la IVe République, en janvier 1947, leur demande d’un ministère régalien conduit le président du Conseil pressenti, Paul Ramadier, à leur proposer celui de la Défense nationale, nouvelle appellation du ministère des Armées depuis la fin novembre 1946. À la différence des départements de la Justice ou de l’Intérieur, il peut en effet être vidé de sa substance en récréant les départements ministériels d’armée qui seront, eux, confiés à des représentants d’autres partis. La logique de milieu est ainsi réactivée par les besoins du containment interne.
Le décret du 7 février 1947 organise la marginalisation du « ministre de la Défense nationale ». Celle-ci est d’autant plus nette que la constitution fait désormais du président du Conseil l’homme clé en la matière. Selon les termes de l’article 47, il « assure la direction des forces armées et coordonne la mise en œuvre de la défense nationale ». À cet effet, il dispose de l’emdn, qui a cessé d’être qualifié de général début janvier 1946. Pour autant, les constituants se sont bien gardés de pérenniser le système centralisé graduellement instauré par de Gaulle. Le cdn cesse d’être un organe consultatif, dominé par le chef de l’exécutif. Le décret du 7 février en fait un véritable conseil des ministres en réduction, lieu ultime de toutes les décisions importantes en matière de défense.
Une fois encore, l’équilibre trouvé ne tarde pas à être remis en cause. Les communistes, de nouveau, constituent l’élément déclencheur. Le 4 mai 1947, leur départ du gouvernement entraîne la disparition du poste de ministre de la Défense. Ramadier choisit en effet d’assumer lui-même les responsabilités dévolues précédemment au ministre, avec l’aide d’un secrétaire d’État à la présidence du Conseil. Alors que des charges écrasantes pèsent sur les épaules du chef du gouvernement, cette solution ne peut être que bancale... Dès le 26 juillet, celui-ci présente en cdn un ambitieux projet de rationalisation de l’organisation militaire. Un « ministère des Forces armées » serait institué, dont le responsable serait assisté de simples sous-secrétaires d’État. Les trois états-majors d’armée seraient regroupés en un « état-major des Forces armées ». Des commandements et des inspections interarmées seraient institués, ainsi que des services communs pour tout ce qui pourrait être mutualisé.
Bien que le processus soit présenté comme progressif, il s’agit d’une véritable révolution. Pour la première fois, une refonte d’ensemble des structures ministérielles militaires est mise à l’ordre du jour, qui entend organiser la disparition de celles héritées des départements traditionnels. Adopté sur le champ dans son principe, le projet reçoit un début d’application à l’occasion du dernier remaniement du gouvernement Ramadier, le 22 octobre 1947. Pierre-Henri Teitgen est nommé « ministre des Forces armées », assisté d’un secrétaire d’État éponyme et d’un sous-secrétaire d’État à l’Armement. Quelques jours plus tard, le nouveau ministre est pourvu d’un « conseil d’état-major permanent ». Sous sa présidence, mais en l’absence de ses adjoints, cette nouvelle instance réunit les trois chefs d’état-major généraux : quinze ans après, le hcm dans sa formule originelle est reconstitué.
Ces avancées sont néanmoins rapidement remises en cause. Dès le 24 novembre, la constitution du gouvernement Schuman, voit la résurrection des ministres d’armée. Mais ils sont désormais subordonnés au ministre des Forces armées, en témoigne leur nouvelle appellation de « secrétaire d’État » : elle ne variera plus jusqu’à la fin de la IVe République. Resté en poste, Pierre-Henri Teitgen pousse les feux de la réforme. Cinq mois plus tard, les décrets des 24 et 28 avril 1948 lui donnent des bases réglementaires. Un comité des chefs d’état-major (ccem), désormais présidé par l’un d’entre eux, remplace le conseil créé en novembre. Surtout, un état-major général des Forces armées ou emgfa est créé, placé sous les ordres du président du ccem, et destiné à absorber graduellement les états-majors d’armée. Sous l’autorité du ministre, le ccem et l’emgfa sont officiellement cantonnés à la gestion des forces armées, assurant le rôle que l’emdn et son chef offrent en matière de direction au président du Conseil.
- 1948-1958 : une stabilité en trompe l’œil
Il faut souligner le caractère fondateur, et jusqu’à présent ignoré, de la séquence 1945-1948. Après la naissance symbolique de 1932, et ses conséquences méconnues en terme de gouvernance du champ ministériel militaire, c’est un autre moment clé de son unification. À partir de novembre 1945, tous les gouvernements comporteront un ministre des Armées, de la Défense, des Forces armées, ou de la Défense et des Forces armées. Même si sa victoire demeure encore largement théorique, la logique fonctionnelle l’emporte sur celle de milieu. Surtout, pour la première fois, de vraies réformes de structures ont été lancées, qui vont modifier durablement le visage politico-administratif de ce champ ministériel.
Pourtant, la stabilisation espérée n’est pas au rendez-vous. Car la séquence 1945-1948 combine en fait deux dynamiques successives : celle du dessein gaullien, qui du cfln au gprf annonce la Ve République, et la dynamique de la IVe République, qui s’enracine dans un commun rejet de l’héritage de la IIIe et de celui du Général. Or, les équilibres sur lesquels repose le nouveau régime sont trop précaires pour lui permettre d’assumer les tensions auxquelles le soumet la guerre froide. Dans ses dimensions extérieures en premier lieu, avec la succession des conflits coloniaux ou la construction à marche forcée de l’Europe communautaire. Mais aussi dans ses aspects intérieurs, alors que communistes et gaullistes se liguent pour refuser aux nouvelles institutions la moindre chance de succès.
Jusqu’en juin 1958, à l’exception de la réforme réalisée par Pierre Mendès France début 1955 qui, durant un an, remet à l’ordre du jour une organisation purement fonctionnelle, les départements d’armée, en perte de vitesse, vont se combiner avec un ministère commun, qui se développe de manière continue. Ainsi, dès juillet 1948, son titulaire voit son autorité spectaculairement renforcée. Pour la première fois, le ministre reçoit en effet délégation du président du Conseil en ce qui concerne la direction des forces armées et la coordination de la défense nationale. C’est un tournant capital. L’un des principaux acquis de la réforme constitutionnelle s’évanouit. Car, loin d’être temporaire, cette délégation va devenir systématique. Seul Mendès y renoncera un temps, durant l’été 1954, dans le contexte spécifique de la fin du conflit indochinois. Le centre de gravité du système politico-militaire bascule en faveur du ministre de la Défense, alors que celui-ci demeure encore, à bien des égards, un roi sans couronne.
En premier lieu parce qu’il n’est jamais qu’un monarque conditionnel : à tout instant, le président du Conseil peut le priver de sa délégation. Contrairement à ce qui prévalait sous la IIIe République, celui-ci a cessé d’être un simple primus inter pares. Surtout, le ministre doit traiter avec trois secrétaires d’État, voire un ministre de l’Armement (janvier-mars 1952). Sans parler, du ministre de la France d’outre-mer et, entre juillet 1950 et juin 1954, de celui des États associés, qui jouent un rôle central dans la gestion du conflit indochinois. Ce sont ainsi jusqu’à sept ministres qui peuvent être directement responsables de la défense nationale devant le président du Conseil… À la fin des années 1930, dans un contexte qui n’était pas moins grave, ils n’étaient que trois aux côtés d’Édouard Daladier. Nouveau paradoxe, la dynamique centralisatrice aboutit au départ à prolonger le morcellement.
De la même manière, l’état-major général des Forces armées doublonne initialement, pour une part, avec celui de la Défense nationale. Pendant près d’un an, les deux organismes coexistent, alors que leurs attributions continuent de se recouper partiellement… Quand l’indispensable mise au point intervient, qui voit en février 1949 l’emdn remplacé par un « état-major permanent militaire et civil du président du Conseil », elle n’est pas suffisamment ajustée. Moins d’un an plus tard, en janvier 1950, le nouvel état-major est transformé en « Secrétariat général permanent de la Défense nationale » (sgpdn). Pour autant, cette clarification ne règle pas tout. À sa création, on l’a vu, l’emgfa englobait dans son périmètre théorique les états-majors généraux d’armée, qui devaient progressivement céder leurs compétences transverses et se fondre au sein du nouvel organisme. Cette perspective demeure lettre morte, entérinant un alourdissement indéniable de la charnière politico-militaire.
En dépit de ces difficultés la poussée centralisatrice est nette, qui se manifeste spécialement dans la question de l’autorité militaire interarmées à partir du début des années 1950. L’effacement du cemgdn a privé le gouvernement d’un interlocuteur militaire unique et le ministre de la Défense de son correspondant naturel. Le décret du 24 janvier 1951, qui restaure le poste d’inspecteur général des forces armées, constitue une première réponse à ce vide. L’inspecteur reçoit en effet la présidence du comité des chefs d’état-major et la vice-présidence du Conseil supérieur des forces armées, qui réunit désormais les conseils supérieurs des trois armées. Deux ans et demi plus tard, le décret du 18 août 1953 va plus loin et donne enfin un chef en tant que tel à l’emgfa. Désormais, il y aura de manière continue un chef d’état-major interarmées au sommet de l’organisation militaire française.
Il faut le souligner, son émergence est indissociable de celle du ministre unique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette étape est franchie alors que René Pleven est à la tête de la Défense. Après Pierre-Henri Teitgen et Jules Moch, mais avec une durée dans le poste que ses deux prédécesseurs n’avaient pas eue, Pleven est l’un des grands artisans du renforcement des pouvoirs de l’administration centrale entre 1947 et 1958. Après lui, Maurice Bourgès-Maunoury est un autre exemple de volontarisme en la matière. Pour autant, la IVe République échoue à inscrire définitivement l’organisation ministérielle militaire dans une logique fonctionnelle. En particulier parce que la dispersion des responsabilités trouve un écho naturel dans le « régime des partis ». Il va falloir sa disparition pour que le cap soit franchi…
- 1958-1961 : un « big bang » en deux temps
Le retour au pouvoir du général de Gaulle, début juin 1958, correspond à une rupture paradoxale. Les décisions adoptées marquent en effet un retour résolu à l’organisation développée à l’époque du gprf. Récusant toute délégation de ses responsabilités en la matière, le nouveau président du Conseil prend à son compte le portefeuille de la Défense. À cette fin, le sgpdn est transformé en état-major de la Défense nationale (emdn). Par ailleurs, seul subsiste un ministre des Armées. Reprenant le titre porté par Edmond Michelet entre la fin novembre 1945 et la fin juin 1946, Pierre Guillaumat se consacre d’abord aux tâches de gestion.
Après plus de vingt-cinq ans de valse hésitation, les ministres d’armée disparaissent définitivement du paysage ministériel, mettant un terme à une tradition pluriséculaire pour les titulaires des portefeuilles de la Guerre et de la Marine. Néanmoins, des « délégués ministériels » demeurent, placés à la tête des administrations d’armée, qui n’avaient pas eu d’équivalents en 1945-1946. Simples hauts fonctionnaires, ils n’ont plus le poids des hommes politiques qu’étaient les ministres. Mais leur nomination témoigne du fait que les réformes de structure sont encore à venir. Le poids des circonstances a en effet empêché le nouveau chef de gouvernement d’aller jusqu’au bout du processus d’unification. Revenu au pouvoir sur un programme de défense de l’Algérie française, il peut difficilement bouleverser l’ordre militaire ministériel au moment où il s’apprête à relancer l’effort de guerre en Afrique du nord.
Inversement, l’avènement de la Ve République est marqué par la publication, le 7 janvier 1959, de l’ordonnance qui pose les principes d’organisation de la défense nationale jusqu’à nos jours. Ce texte fait du Premier ministre la clé de voûte du système, dans la continuité de la constitution de la IVe République. De ce fait, il n’est plus besoin de ministre de la Défense, mais seulement d’un ministre des Armées. Un mois plus tard, les décrets du 7 février consacrent cette nouvelle hiérarchie à l’échelle du haut commandement. Le cemdn devient « conseiller militaire du gouvernement » et « plus haute autorité militaire » nationale, titres qui étaient depuis juillet 1956 ceux du chef de l’emgfa, placé sous la responsabilité directe du ministre.
Pourtant, cette délimitation des rôles va se révéler fragile à l’usage. Le ministre des Armées considère, non sans raison, que les textes lui laissent voix au chapitre en ce qui concerne la direction des forces. Or, celle-ci relève désormais d’abord du chef de l’État. La pratique du pouvoir développée par le général de Gaulle, en particulier via la présidence des comités de défense, lui donne un rôle central. Si le Premier ministre demeure en théorie un intermédiaire obligé entre le Président et le cemgdn, dans les faits celui-ci est directement actionné par le chef de l’État.
Cette relativisation des pouvoirs du Premier ministre en matière de direction des forces a pour corollaire la marginalisation du ministre des Armées. Ainsi, la conduite de la guerre d’Algérie comme la gestion des relations avec l’otan lui échappent pour l’essentiel. La situation devient difficile pour Pierre Guillaumat. D’autant que la réorganisation du ministère opérée à la mi-1958 trahit ses limites. Si un équilibre a été assez vite trouvé entre les délégués ministériels marine ou air et leurs chefs d’état-major, il n’en va pas de même pour l’armée de terre : les relations y sont chroniquement mauvaises. Par ailleurs, à l’heure où le développement de la force de frappe est devenu un objectif majeur, le regroupement des moyens industriels apparaît désormais comme une condition impérative pour le succès de l’entreprise. En mars 1960, Pierre Guillaumat est remplacé par Pierre Messmer.
Nommé à l’issue de la semaine des barricades à Alger, dont la gestion a été reprochée à son prédécesseur, le nouveau ministre a pour mission de garantir une stricte subordination des forces armées. La réforme différée des structures ministérielles va être un outil au service de cette ambition. Un an après son arrivée, le nouveau ministre des Armées obtient un renforcement considérable de ses pouvoirs. Le 5 avril 1961 est publiée une impressionnante série de vingt-trois décrets, qui donne au ministère la physionomie d’ensemble demeurée la sienne jusqu’à aujourd’hui. C’est la fin des départements d’armée : les délégués ministériels sont supprimés tandis que les directions industrielles sont rassemblées dans le cadre d’une délégation ministérielle unique, à l’origine de l’actuelle Direction générale de l’armement (dga). De même, les grandes directions administratives non militaires sont unifiées dans le cadre d’un Secrétariat général pour l’administration (sga). Enfin, l’unification des corps de contrôle comme la subordination directe des inspections d’armée donnent au ministre des pouvoirs de contrôle accrus. Symbole de ces nouvelles prérogatives, pour la première fois depuis avril 1948, il reçoit la présidence du comité des chefs d’état-major.
Ce bilan spectaculaire ne doit pas en masquer les limites. La puissance du cemgdn demeure intacte, véritable épine dans le pied du ministre. Mais ce n’est que partie remise… Les suites du putsch d’Alger, au cours desquelles est mise en cause la loyauté de certains cadres de l’emdn, conduisent à son affaiblissement, puis à sa civilianisation en juillet 1962. Dans un mouvement inverse à celui de juin 1958, l’emdn redevient sgdn. Une évolution qui correspond à l’effacement du rôle du Premier ministre en matière de défense : le remplacement de Michel Debré par Georges Pompidou, le 14 avril 1962, en est le symbole. Il n’y a désormais plus qu’un seul chef d’état-major interarmées, le chef d’état-major des armées (cema), qui dépend directement du ministre éponyme et n’est pas conseiller militaire du gouvernement, titre qui ne sera plus attribué pendant une dizaine d’années.
Si l’hôte de Brienne l’a en quelque sorte emporté face à celui de Matignon, le président de la République demeure le maître du jeu. Bien que Michel Debré ait obtenu de troquer le titre de ministre des Armées pour celui de ministre de la Défense, évolution pérennisée en 1974 avec Jacques Soufflet, le changement ne doit pas faire illusion. La direction des forces comme la coordination de la défense nationale sont définitivement dans les mains d’autres que lui. L’unification du champ ministériel militaire ne s’est ainsi pas seulement traduite par un renforcement des attributions du titulaire. Elle s’est également accompagnée, à certains égards, d’une diminution du périmètre de ses responsabilités.
Un paradoxe qui atteste, s’il le fallait encore, de l’étroite corrélation existant entre l’histoire de ce champ et celui des institutions politiques. Dans un pays dont la destinée a été durant des siècles dominée par l’horizon de la guerre, la tradition étatique s’est largement cristallisée autour de cette perspective. Or si centralisation rime avec modernisation, elle est également synonyme de concentration. De ce fait, l’émergence d’un ministre militaire unique est indissociable de celle d’un chef d’état-major interarmées. Une équation qui n’est pas sans poser problème à partir du moment où le chef de l’État a cessé d’être « un roi de guerre » et où le pouvoir exécutif est devenu collégial. Sous la IIIe , puis la IVe République, l’unification du champ ministériel militaire bute ainsi sur la question du « modèle républicain ». Sans surprise, le problème apparaît dans l’entre-deux-guerres avec la crise du modèle cristallisé au lendemain de l’affaire Dreyfus, et ne se résout qu’avec l’instauration difficile d’un nouveau type, au terme de ces « trente tumultueuses », qui sont autant politiques que militaires.
Pour autant, ce dénouement n’est pas un achèvement. Les réformes structurelles enclenchées le 5 avril 1961 vont mettre des années à produire leur effet. Le processus ne trouvera son aboutissement qu’entre la fin du xxe siècle et le début du xxie, le projet Balard pouvant à bien des égards en apparaître comme le symbole. La rupture des débuts de la Ve République est néanmoins majeure. La logique de milieu qui avait caractérisé l’organisation du fait ministériel français depuis les origines, s’efface au profit d’une logique d’abord fonctionnelle. La guerre sur terre, sur mer ou dans les airs cesse d’être des catégories d’organisation ministérielle. Dans la longue durée de l’histoire de l’État, une page s’est tournée.