Deux phénomènes majeurs, disruptifs, marquent notre époque : un monde redevenu vulnérable, incertain, complexe et ambigu (vuca1, disent les militaires et universitaires américains), et une tentation forte au repli identitaire de celles et ceux qui craignent le chaos de ce changement et tentent désespérément de protéger leurs acquis.
Je dis « redevenu vuca » car, à l’exception notable de la période dite de la guerre froide durant laquelle le monde était bipolaire, orchestré par un face à face Est-Ouest, court intermède qui n’a duré qu’un demi-siècle, une nano seconde dans la longue histoire de l’humanité, le monde est de nouveau multipolaire. Cultures, religions, croyances philosophiques et politiques se mêlent et s’entrechoquent au gré des intérêts convergents ou divergents des peuples et des États, mais aussi des mafias et des organisations terroristes qui s’affranchissent de toutes les lois régulant les relations entre nations.
Ce qui est nouveau dans ce désordre, c’est l’avènement de l’Internet et des médias, outils premiers d’un monde « cyber » et « uber » qui permet à un individu, à tout instant, n’importe où dans le monde, d’en mobiliser des milliers d’autres via les réseaux, et de perturber ainsi le fragile équilibre du secteur ciblé par cette mobilisation.
Ce même outil permet la création de multiples applications pour smartphones, instrument devenu le 207e os de nos squelettes humains et qui fait trembler les plus grandes entreprises confrontées à une concurrence d’un nouveau type. Les États eux-mêmes sont exposés au surgissement de ces applications et tentent de les inscrire dans un corpus législatif délicat à trouver.
Les corporatismes restent puissants et les inquiétudes sont partout, alimentant des comportements souvent violents. Les conflits locaux sont nombreux, jetant sur les routes terrestres, maritimes et aériennes des milliers de migrants que les mafias et les organisations terroristes exploitent habilement. L’exode de ces malheureux, qui fuient la folie meurtrière des factions s’opposant dans les villes et les villages de leurs pays, pose, à l’Europe en particulier, un cruel cas de conscience : comment les accueillir et leur permettre de vivre dignement dans des pays aux équilibres économiques et sociaux fragilisés par une compétition des marchés particulièrement agressive ?
De fait, le monde vuca bouscule et questionne la stratégie, l’organisation et les méthodes de toutes les institutions, qu’il s’agisse des gouvernements, des administrations, des armées, des entreprises, des associations... Toutes sont confrontées à l’accélération du changement de modèle économique, à l’apparition de nouveaux entrants sur tous les marchés et tous les territoires par le biais de ce que l’on nomme l’ubérisation, mais aussi par la robotisation. Quelle place pour l’Homme dans ce paysage ? Est-ce la fin du salariat et du modèle de l’entreprise taylorienne ? L’instantanéité plurielle est le nouveau tempo de nos existences, ignorant les frontières entre nos vies personnelles et professionnelles, abolissant les distances et le temps. L’agilité et la fragilité en sont les deux caractéristiques premières.
Face à ce bouleversement du monde, comment se libérer de nos certitudes, de nos préjugés et de nos habitudes ? Comment vaincre l’inertie naturelle des organisations ? Comment inciter les egos à lâcher prise, à passer d’un mode hiérarchique à un mode collaboratif ? Comment briser le confort des silos qui caractérisent nombre des organisations précitées ? Comment répondre au besoin naturel de sécurité individuelle tout en portant une vision commune, ce que je résume en parlant de l’articulation du je/nous ? Comment former les leaders à la pratique des passeurs, au partage du savoir, de l’avoir et du pouvoir, tout en restant guides dans l’action et sa préparation ?
- Un même combat
Telles sont les questions fondamentales que me posent les dirigeants des nombreuses entreprises qui me sollicitent pour leur exposer les pratiques de la vie en équipage à bord des navires de la Marine nationale. Le modèle des armées, longtemps considéré comme atypique, est désormais régulièrement cité en exemple dans le monde de l’entreprise. Le sens des missions, la clarté des règles du vivre et travailler ensemble ainsi que la pertinence des organisations et des méthodes de management et de commandement des armées font écho auprès des dirigeants de nombreuses entreprises. Pourquoi cet engouement pour un modèle longtemps ignoré, voire raillé ?
Une fois le mur de Berlin tombé et le monde redevenu multipolaire, les armées ont été amenées à revisiter en profondeur leurs modèles. Cette mutation, conduite dans les années 1990 et 2000, a été marquée par leur professionnalisation suite à la décision du président Jacques Chirac de suspendre le service militaire obligatoire pour tous les jeunes hommes français. Sous la pression des contraintes économiques et environnementales qui s’imposaient à l’ensemble des pays européens, elles se sont adaptées à de nouveaux modes de gestion de leurs ressources, à la multiplication des opérations extérieures, en Afrique, en Europe et au Proche-Orient. Désormais confrontées non plus à des armées régulières mais à des organisations terroristes, elles ont appris à dérouler de nouveaux modes d’action, dans un environnement toujours plus interarmées, interministériel et international.
Tout n’est pas parfait dans ce nouveau modèle, mais il s’est mis en place progressivement, avec courage et persévérance, et il continue de s’adapter à la réalité des conflits dits asymétriques. Cela demande du temps, car les remplacements d’équipements ne peuvent se faire que progressivement, à l’aune de leurs coûts et des défis techniques à relever. Les armées ont cependant su maintenir un haut niveau d’exigence dans la préparation et la formation des hommes et des femmes appelés à servir sur les théâtres d’opérations extérieures. Les militaires français sont unanimement reconnus pour leurs qualités professionnelles par les alliés de la France et l’Organisation des Nations Unies.
Le modèle de cette mutation réussie est riche d’enseignements pour les entreprises aujourd’hui confrontées aux menaces de type asymétrique des acteurs de l’ubérisation. Comme les armées l’ont été une fois le mur de Berlin tombé, elles sont amenées à revisiter en profondeur leurs modes d’organisation et d’action.
Comme les armées, elles doivent agir dans le monde vuca et trouver des réponses adaptées à une compétition internationale particulièrement violente et imprévisible.
Comme les armées, leurs actions s’inscrivent dans un monde toujours plus exigeant sur le sens, la responsabilité sociale et environnementale, dans un contexte économique et financier très volatil. Le temps des grandes sagas entrepreneuriales qui permettaient une croissance régulière et la pérennisation des entreprises sur plusieurs décennies est révolu.
Comme les armées, elles doivent sans cesse s’adapter, être agiles et se savoir fragiles face à des menaces difficiles à combattre. Avec les armées, elles partagent le défi de la sécurité, source première de leur capacité à se développer.
Comme les armées, elles ne peuvent durablement réussir qu’en accompagnant la mobilisation et l’engagement des femmes et des hommes qui travaillent à leurs performances.
Cela passe par des modes de management exigeants et bienveillants, porteurs de sens, permettant le développement personnel, la promotion interne, l’égalité des chances, la diversité des parcours et des profils, la détection et la promotion des talents, en s’inspirant de cette pensée de Charles Handy, universitaire irlandais, professeur à la London Business School et reconnu comme l’un des meilleurs économistes du monde : « En ne poursuivant que des objectifs de croissance économique et d’efficience, nous risquons d’oublier que c’est nous, hommes et femmes pris individuellement, qui devrions être la mesure de toute chose et non pas servir à mesurer autre chose2. »
- L’Homme au cœur de la stratégie
Lors de mes rencontres avec les dirigeants d’entreprises et leurs managers, une quarantaine chaque année depuis trois ans, je propose une navigation de « bouée en bouée » dans ce que je qualifie de « chenal du manager ». À chaque bouée correspond une pratique usitée à bord des navires, sous-marins, commandos et flottilles de l’aéronautique navale afin d’entretenir l’esprit d’équipage, caractéristique première de la performance de la Marine nationale.
- La solidarité
À bord des navires, les marins travaillent en équipes, les plus anciens guidant les plus jeunes par le biais d’un compagnonnage indispensable à la maîtrise des savoir-faire techniques et humains. On oppose trop souvent les jeunes générations aux moins jeunes, ce qui est une erreur. Chacune ne peut que s’enrichir de leurs différences, de leurs capacités à maîtriser telle ou telle technologie, de leurs aptitudes à comprendre les dynamiques humaines, à exercer l’autorité tant dans le temps de la préparation de l’action qui repose sur un management de type team building, que dans celui de l’action où il faut alors commander et être obéi, question de vie ou de mort. Commandement et management ne sont pas deux manières différentes de diriger, mais une seule qui se décline dans le temps : on manage dans la préparation, on commande dans l’action.
Au cours de mes commandements à la mer, je me suis régulièrement inspiré de deux hommes visionnaires. Le premier, Gérard Mulliez, fondateur du groupe Auchan, expliquait dans un entretien publié par La Voix du Nord en 1969 que « l’équipe qui gagne n’est pas seulement celle qui rassemble les champions, mais celle qui est cohérente et sincère dans la solidarité, celle où l’être humain est considéré dans sa globalité d’être, et certainement pas comme un outil ou un objet socioéconomique dont on peut mesurer le retour sur investissement. Dans cette équipe, le chef n’est pas celui qui conduit par la contrainte, mais au contraire celui qui sait faire naître et vivre des équipes solidaires, libres et responsables ». Un siècle plus tôt, Abraham Lincoln, président des États-Unis de 1860 à 1865, assassiné au cours de son second mandat par des opposants à l’émancipation des esclaves, déclarait fin 1861 lors d’une réunion du Congrès : « Vous ne pouvez pas forcer le caractère et le courage en décourageant l’initiative et l’indépendance ; vous ne pouvez pas donner de la force aux faibles en affaiblissant le fort ; vous ne pouvez pas favoriser la solidarité en encourageant la lutte des classes ; vous ne pouvez pas aider les gens en faisant pour eux ce qu’ils doivent faire eux-mêmes. »
C’est une tradition ancestrale héritée de la marine à voile et toujours entretenue aujourd’hui dans nos rangs. Le collectif – les digitaux natifs préfèrent le mot collaboratif – passe avant l’individuel. Seul compte l’équipage au sein duquel il ne peut y avoir de maillon faible. Chacun, chacune, doit tenir son rôle d’équipage, en faisant preuve de compétence et de solidarité. La meilleure reconnaissance est celle qui conduit à donner à chacun la pleine conscience de son rôle. La solidarité est la règle, le maillon faible n’étant pas « viré du plateau » comme dans une mauvaise émission de télévision, mais au contraire encouragé à progresser, à se ressaisir, car une chaîne n’a jamais que la force de son maillon le plus faible. L’engagement de chaque maillon est alors la clé de la performance autant que de la résilience de l’organisation.
- L’Engagement
Jean-Paul Delevoye, président du Conseil économique, social et environnemental (cese), déclarait lors du congrès de l’Association nationale des drh en 2012 : « Le sable des émotions a remplacé le béton des convictions. » Il y a là un message fort. En effet, si certaines convictions peuvent conduire à des formes d’aliénation par un engagement aveugle, leur absence, elle, pousse au désengagement et au repli sur soi. Tout n’est plus alors que quête d’un bien-être personnel ou refuge dans un relativisme égoïste.
Quels sont les éléments fédérateurs de notre agir ensemble ? Quel équilibre entre le collectif-collaboratif et l’individuel ? Les valeurs prônées par l’entreprise sont-elles vraiment vécues comme motivantes par chaque collaborateur ? Il n’est jamais inutile de parler de celles-ci pour amener chacun à réfléchir au pourquoi de son implication au sein d’une communauté.
Beaucoup de gens renoncent à s’impliquer par peur de l’autre, et souvent aussi par peur d’eux-mêmes, par manque de confiance. Convaincus d’être dans un environnement sourd à leurs attentes, voire hostile, ils se réfugient dans une attitude égocentrée et minimaliste. Ils n’osent pas être libres. Le travail est trop souvent vécu comme une aliénation et ceux qui en souffrent se réfugient dans le présentéisme ou l’absentéisme. Partout dans nos sociétés, les « je » bousculent les « nous », alors que rien n’est plus important pour la performance d’une collectivité que de trouver le bon équilibre des « je/nous », équilibre fait de compétence, d’indépendance, de sens, de liberté, de solidarité et de responsabilité.
Dans le monde vuca, la mutation profonde et rapide de cet équilibre pose, parmi tant d’autres, la question du management. Le défi pour tout manager est de permettre à chacun de ses collaborateurs d’être acteur de sa vie professionnelle, de lui donner l’envie de gravir les marches de l’escalier social et non pas de profiter d’un ascenseur, d’encourager la liberté synonyme de responsabilité et de solidarité. La discipline est alors la clé du bon équilibre des « je/nous ».
- La discipline
Le mot discipline renvoie principalement à deux grandes notions : celle d’un ensemble de règles à suivre et celle d’une branche d’activité. Dans sa première acception, la discipline s’appuie sur des règles de conduite plus ou moins librement admises par les membres d’un groupe. Ces règles ont pour objet de favoriser l’action commune en interdisant notamment les comportements non respectueux de l’autre, ainsi que ceux qui mettent en danger la sécurité et la performance du groupe.
Ce qui fait que la discipline est le plus souvent acceptée, c’est que ceux qui la font appliquer et ceux qui s’y soumettent sont égaux devant les valeurs qu’ensemble ils acceptent librement de partager. Ils adoptent plus ou moins consciemment un comportement normé qui leur est dicté par quelques individus perçus comme source d’autorité, incarnant les valeurs du groupe. Ainsi, la discipline passe par la reconnaissance plus ou moins consciente de la supériorité morale des règles du groupe, mais aussi des personnes qui les font appliquer. Pour les dépositaires de l’autorité, il y a là un défi éthique permanent, car l’autorité ne se décrète ni ne s’improvise. Elle s’impose à celui qui l’exerce comme un devoir exigeant, celui de l’exemplarité qui n’interdit ni la fragilité ni la sincérité. Le chef « surhomme » est dangereux pour lui-même autant que pour ses subordonnés.
Dans l’acception de la discipline en tant que branche d’activité, on retrouve de la même façon l’obéissance à des règles précises, tant dans le domaine des sciences que dans celui des arts ou des sports. Dans l’exercice de chacune de ces disciplines, l’application des règles est seule garante du bon déroulement des activités, de la performance individuelle comme de celle du groupe.
Pour relever le défi, un manager doit en permanence faire l’effort de se connaître lui-même. On ne peut pas guider les autres si on ne sait pas se guider soi-même ! Pour guider et se guider, il faut de la discipline, pas celle trop souvent caricaturée et injustement prêtée aux militaires qui savent bien que sans elle il n’y a pas d’action collective possible. Loin d’être une aliénation, elle est une libération, une manière de se réaliser et de progresser au sein d’une communauté en lui apportant sa compétence et son talent. Elle permet le vivre et l’agir ensemble. Je vous invite en ce sens à méditer cette pensée bouddhique extraite d’un recueil de Koan zen : « Recherchez la liberté et vous deviendrez esclave de vos désirs. Recherchez la discipline et vous trouverez la liberté. » Être discipliné demande du courage !
- Le courage
Le courage ne me paraît pas fondamentalement différent que l’on soit militaire, paysan, artisan, médecin ou malade, ingénieur ou ouvrier, homme politique ou syndicaliste, journaliste ou religieux, patron ou employé, juge ou policier, parent ou enfant. Il n’est en effet pas l’apanage d’un groupe, mais un rendez-vous proposé à tout être humain, quel que soit son rôle dans la société. Pour illustrer cette idée, je citerai Jean Guéhenno dans Caliban parle (1928) : « Chaque homme doit inventer son chemin de vie et trouver en lui la force de refuser la vraie trahison qui est de suivre le monde comme il va et d’employer son esprit à le justifier. » Refuser de suivre le monde comme il va, surmonter les modes et les idées reçues, oser prendre le temps de ses interrogations comme celui de ses rêves, en trois mots « oser être libre », là est le courage. Cette idée du courage de la liberté est clairement exprimée par le Mahatma Gandhi lorsqu’il écrit dans Mes expériences de vérité (1929) que « l’esclave cesse d’être esclave le jour où il décide que ses chaînes sont tombées », ou encore par Marguerite Yourcenar dans Alexis ou le traité du vain combat : « Tous nous serions transformés si nous avions le courage d’être ce que nous sommes. » Oser être soi demande du courage.
Plus communément sans doute, le courage est défini comme le trait de caractère d’un individu qui, confronté à une situation plus ou moins complexe, dangereuse, inattendue, surmonte sa peur pour faire face au danger que peut présenter cette situation. Si, de fait, le courage peut être lié au danger, il ne s’applique pas à mon avis qu’aux situations dangereuses, mais aussi à celles du quotidien, de la routine : la patience est alors la forme supérieure du courage. Cela conduit à méditer sur la maîtrise du temps et de la violence, car il y a un lien étroit entre la pression du temps et la violence humaine. Maîtriser son temps, donc sa violence, demande du courage, celui de l’interdit de la colère et de l’impatience.
Enfin, sa condition humaine conduit naturellement l’être humain à s’interroger. Ce questionnement, source d’inquiétude, voire de peur, doit inciter le décideur à rassurer le groupe par sa force de réflexion, d’esprit et de cœur, par sa capacité à donner du sens aux événements, dans l’adversité comme dans la routine. Il ne suffit pas de répondre aux attentes immédiates de chacun, même si c’est important, mais bien d’entretenir un souffle porteur de dépassement, source d’un métier passion plus que d’un métier soumission. Nietzsche ne dit rien d’autre en écrivant dans Ainsi parlait Zarathoustra (1885) : « Celui qui a un pourquoi vivre supporte presque n’importe quel comment vivre. » Ce pourquoi repose principalement sur notre capacité à être confiant et à faire confiance.
- La confiance
À la mer, le commandant peut dormir la nuit s’il sait que les équipes de quart qui vont conduire les opérations et manœuvrer le navire sont prêtes et le préviendront sans hésiter s’il le faut. Quoi de plus excitant quand on est jeune officier que de se voir confier la conduite du navire en opération au milieu de la nuit, en plein océan, en sachant que le commandant dort en toute confiance, et de sentir la confiance des marins, jeunes et moins jeunes, qui font partie de votre équipe de quart. Quand plus tard vous êtes à votre tour commandant, vous vous souvenez de ces moments forts et vous savez qu’en faisant confiance vous serez en sécurité, car la confiance responsabilise chacun.
J’aime cette parole d’un ancien chef de la Royale, l’amiral Albert Joire-Noulens : « Il y a deux attitudes quant à la confiance à accorder à ses subordonnés : la leur donner a priori, quitte à la leur ôter s’ils ne s’en montrent pas dignes, ou bien attendre de les connaître pour la leur accorder. Cette dernière est mauvaise, car la défiance engendre la défiance, et vous ne sortirez pas de ce cercle vicieux. »
- L’agilité
On nous rabat les oreilles avec l’idée que le monde actuel serait en crise et plus incertain qu’avant. Je ne crois pas une seconde à cette idée, tout simplement parce que je suis convaincu que l’incertitude est la base même de notre vie humaine. Qui sait combien de temps durera sa vie et de quoi elle sera faite, de combien de bonheurs, de combien de malheurs ? Dans La Messe sur le monde (1923), Pierre Teilhard de Chardin, théologien jésuite, écrit : « C’est une chose terrible d’être né, c’est-à-dire de se trouver irrévocablement emporté, sans l’avoir voulu, dans un torrent d’énergie formidable qui paraît vouloir détruire tout ce qu’il entraîne en lui. » Dans le monde vuca, il est temps de revisiter les dogmes, de sortir des postures, de mettre les egos au placard, d’ouvrir le dialogue, de faire de l’échec un rebond, de bannir le modèle de la carotte et du bâton, d’encourager la liberté responsable, de promouvoir l’autonomie solidaire et d’oser l’optimisme et l’humour.
- L’humour
Émile-Auguste Chartier, dit Alain, écrit dans Propos sur le bonheur (1925) : « Si le pessimisme est d’humeur, l’optimisme, lui, est de volonté. » Seuls les dirigeants volontaires pourront relever le défi de l’incroyable mutation à laquelle notre humanité est invitée. Ne succombons pas au pessimisme et au cynisme, à la peur du futur et au regret du passé, sources d’un désengagement égoïste et délétère.
Je qualifie l’humour de subtil mélange d’humilité et d’amour. L’humilité permet de se mettre au service du groupe et de la mission à accomplir en gardant à l’esprit que la vie est un miracle sans cesse renouvelé, tout à la fois fragile et agile. L’amour, lui, nous invite à aimer la vie plus que tout, et à nous aimer nous-mêmes pour mieux aimer les autres. Humble et aimant, un chef se garde de toute colère, de toute impatience et de tout jugement définitif – Albert Camus écrit dans La Chute (1956) : « J’ai connu le pire, c’est-à-dire le jugement des hommes. » Gardons-nous des jugements hâtifs et sans preuves !
Dès lors que l’on admet qu’aucun de nous n’a le droit de se sentir supérieur ou inférieur à un autre humain au prétexte d’origine ethnique, de sexe, d’aptitude physique et mentale, d’âge ou de croyance différents, mais simplement de même humanité, la diversité et la mixité deviennent naturelles et fondent l’unité et la performance d’un groupe qui tire profit de toutes les différences et de tous les talents, en les conjuguant plutôt qu’en les opposant ou les hiérarchisant. C’est parfois des plus humbles que viennent les meilleures idées. Les représentations sociales qui prévalent encore trop souvent dans de nombreuses communautés humaines doivent être combattues, sans pour autant chercher à nier les différences entre les individus. Chaque être humain est unique et tout doit être fait pour lui permettre de grandir librement au sein d’un groupe auquel il apporte son énergie et son talent. La première source de richesse et de performance de toute entreprise réside bien dans le groupe des hommes et des femmes de tous âges et toutes origines qui chaque jour se lèvent pour y venir apporter leurs talents, au service d’une mission dont ils partagent le sens. Au vocable de ressources humaines, je préfère celui de richesses humaines, source première de la performance de toute organisation.