Les conditions de vie en environnements extrêmes constituent un champ d’investigation et une situation expérimentale « in situ » (ou « laboratoires naturels » ; cf. suedfeld & weiss, 2002) pour l’étude des perturbations des conduites humaines et des processus d’adaptations psychologiques et sociaux.
Les environnements extrêmes sont avant tout des environnements inhabituels, voire hostiles, par leurs caractéristiques physiques et/ou sociales ; le mode de vie s’établit en marge des routines sociales et des occupations habituelles dans un milieu potentiellement dangereux (Rivolier, 1992). Des situations très différentes peuvent dès lors être qualifiées d’extrêmes, soit parce que la survie y est impossible sans des installations ou des équipements adaptés (Weiss & Gaud, 2004), soit parce que l’individu est placé dans des circonstances d’exception réclamant de sa part une réponse adaptative pouvant dépasser ses ressources physiologiques, psychologiques et sociales (Rivolier, 1992).
La confrontation à l’extrême, au danger et au risque, voire à la mort, transcende les limites de la réalité et confronte l’individu à ses capacités d’adaptation. Cette adaptation peut être définie, dans ce cadre, comme « l’ensemble des cognitions, comportements, interactions sociales, qui concourent à réduire ou supprimer les conséquences défavorables des contraintes et changements environnementaux et sociaux, tout en permettant à l’individu de préserver son identité, sa place et son statut dans le groupe, et au groupe de maintenir son équilibre et sa survie » (Weiss, 2005). L’adaptation ne doit donc pas s’entendre uniquement d’un point de vue individuel, mais aussi d’un point de vue social : un individu peut se sentir bien adapté, mais mettre en danger, par ses comportements, l’harmonie et donc la vie du groupe (si ce n’est la vie de certains membres du groupe).
Nos investigations dans des situations extrêmes variées (bases polaires, très haute altitude terrestre, missions et simulations spatiales, séjours souterrains, interventions militaires de secours en haute montagne et de sécurité civile, sport de haut niveau) nous ont permis d’observer et de dégager certains facteurs prépondérants à l’ajustement des participants à ces situations, notamment au niveau du groupe et de sa gestion (Nicolas, 2000 ; Nicolas et al., 1999, 2000 ; Nicolas & Weiss, 2004 ; Weiss, 2005 ; Weiss & Gaud, 2004 ; Weiss & Moser, 2000 ; Lebreton F., Héas S., Bodin D., en cours ; Héas et al., en cours). En effet, l’individu n’aborde que rarement ces situations seul : la majorité des expériences en situations extrêmes se déroulent en groupe, qu’il s’agisse de la découverte de nouveaux horizons, de la confrontation à un danger naturel ou humain, ou du dépassement physique et psychologique lors d’événements sportifs. Cet aspect social n’est pas négligeable, puisque l’adaptation à une situation extrême dépend des ressources personnelles mais aussi sociales que les membres du groupe seront susceptibles de mobiliser. Il est alors nécessaire d’intégrer le groupe ou l’équipe comme unité indispensable à l’ajustement dans ces situations extrêmes. L’équipe et la gestion de ses membres sont une des conditions essentielles au succès d’une mission ou de l’atteinte de ses buts. Ainsi, le leadership et la cohésion, la clarté des rôles des différents membres sont parmi les variables collectives les plus sensibles à prendre en compte (Carron et al., 1998). Les difficultés les plus importantes rencontrées dans les situations extrêmes cumulant isolement et confinement (comme c’est le cas par exemple dans les vols spatiaux ou les bases polaires) sont d’ordre relationnel. La citation bien connue de Ryumin illustre parfaitement ce point : « Toutes les conditions nécessaires pour commettre un meurtre sont réunies si vous mettez deux hommes dans une cabine mesurant 18 pieds sur 20 et que vous les y laissez pendant deux mois. » (Ryumin, 1980.) Les problèmes interpersonnels sont, en effet, inévitables, dès lors qu’un petit groupe doit gérer une situation potentiellement source de stress et de danger pour soi ou les autres. La question est alors de savoir comment limiter ces problèmes et minimiser leurs effets négatifs lorsqu’ils apparaissent. La problématique du leadership devient centrale dans la gestion du groupe ou de l’équipe.
- L’équipe : genèse d’un groupe organisé
Étymologiquement, le mot « équipe » désigne à l’origine l’esquif, qui vient de l’Allemand Schiff et de l’anglais ship, désignant le bateau lui-même, puis les occupants dans leur activité collective. L’équipe, c’est donc l’équipage où chacun est embarqué pour un même sort et où chacun a une fonction distincte. Ce terme d’équipe souligne donc cette notion de groupe relativement restreint d’individus unis pour réaliser un objectif commun. Il rejoint ainsi la définition classique du groupe en psychologie sociale, depuis Lewin, qui, en 1947, mettait déjà l’accent sur cette idée de partage d’un destin commun.
L’équipe (d’exploration, d’intervention, etc.) est donc composée d’individus différenciés, avec de fortes interactions, qui peuvent engendrer des frictions dommageables quand les initiatives individuelles sont aliénées à l’action collective. A priori, chacun possède une fonction particulière, mais les interactions doivent être coordonnées, régulées par un individu incarnant les valeurs mais également l’idéal du groupe. Il permet que le groupe ne soit pas seulement une somme d’individualités cherchant à s’affirmer pour elles-mêmes dans la confusion des intérêts personnels, au détriment du projet collectif. Dépasser cet individualisme préjudiciable à la survie du groupe est le rôle du chef, et incidemment des leaders. Les figures du chef et celle du (des) leader(s) peuvent ne pas correspondre. Lorsqu’une hiérarchie est affirmée et maintenue en action, le chef est et reste le leader. Dans les autres cas, le leader peut être exclusif au groupe concerné, mais aussi changer, il devient alors successif. Nous ne développerons pas ce point ici, notons seulement qu’il peut y avoir plusieurs leaders, et surtout que ce rôle n’est pas attaché par nature à une personne. Indiquons même brièvement ici qu’un leader n’est pas obligatoirement avantageux pour le groupe, il peut être nuisible au fil du temps qui passe (Montésinos, 1996).
Lorsque son rôle n’est pas contesté, à un instant t, le leader permet et renforce la cohésion. Il peut même incarner le passé, le présent et le futur de cette entité sociale qu’est le groupe organisé ou l’équipe. Il fait prendre conscience à chacun de la nécessaire collaboration de tous et de l’interdépendance de chacun, indispensables à l’atteinte de l’objectif commun. En outre, le leader incarne les normes du groupe, il en est le reflet.
- Le leader : coordonnateur des forces individuelles
Un groupe, qu’il soit humain ou animal, ne fonctionne pas sans leader. Toute organisation sociale est liée à sa structure hiérarchique, à un partage des tâches et à l’acceptation de cette répartition des rôles sociaux en fonction des qualités et expertises de ses membres. Cette « hiérarchisation spontanée » heurte notre idéologie démocratique, mais elle s’active toujours et sans cesse, a fortiori lorsque le danger est réel et la coordination des actes urgente (Mucchielli, 2002, 63). Le terme de leader est utilisé pour désigner tantôt les personnes populaires, tantôt les personnes actives dans le groupe, tantôt le « chef » élu ou imposé. Ils exercent tous une influence sur le groupe. Le leader est/devient la personne la plus influente dans un groupe, cette influence étant soit liée à son statut, dans le cas d’un pouvoir exercé dans un groupe ayant une structure formelle (escadron militaire, entreprise, équipe sportive, etc.), soit à sa popularité, dans le cas d’un groupe sans structure formelle (spéléologues urbains, par exemple).
Le leadership est souvent considéré comme une fonction nécessaire et primordiale au bon fonctionnement et à l’efficacité des groupes. L’existence d’une équipe est en effet subordonnée à quelques principes inhérents à la vie sociale. Dans le même bateau (ship, équipe), un capitaine se doit d’être à la barre et permet à l’équipage d’atteindre son cap. Sans objectif, le groupe n’a pas de raison d’être. Sans pratiques communes, l’action se disperse. Sans chef, il n’y a pas de représentant du groupe ou de l’équipe, pas de direction.
Toutes les recherches s’accordent à dégager deux dimensions essentielles du leadership, mises en évidence par Bales (1950) à travers sa grille d’observation du fonctionnement des groupes restreints : une dimension centrée sur la tâche (atteindre le but fixé) et une dimension socioaffective, centrée sur le groupe lui-même (préserver un bon climat dans le groupe).
- Exigences du leadership en situations extrêmes
Quel que soit son mode de leadership, le rôle du leader en situation extrême consiste à encadrer et à diriger des individus engagés dans une activité à haut niveau de contraintes prolongées (grand froid, apesanteur, isolement, violences subies, etc.). Cette fonction implique une double exigence : se consacrer aux impératifs techniques de la tâche pour satisfaire les objectifs du groupe (par exemple la victoire, l’ascension, etc.), mais aussi et surtout apporter soutien et considérations aux personnes, afin d’être le catalyseur des énergies individuelles, et de les recentrer dans une direction commune. Au-delà des compétences techniques, les qualités relationnelles sont donc fondamentales à un leader. Savoir décider, mais aussi écouter et faire comprendre ses choix sont les qualités nécessaires et attendues par un groupe qui ne peut fonctionner sans ce leader. Ces qualités impliquent deux modes d’action spécifiques et complémentaires. D’une part, l’orientation vers la tâche permet l’amélioration des performances. Le leader met alors l’accent sur les apprentissages, les compétences, la technique et les stratégies. Il définit les buts et les tâches, distribue les rôles et coordonne l’action collective. D’autre part, à travers son orientation vers le groupe, le leader incite chacun à s’exprimer, fait preuve d’empathie des sentiments ressentis par les individus et le groupe, il est attentif aux motivations personnelles, réduit les tensions et favorise la cohésion, réconcilie les intérêts individuels et les intérêts collectifs. En ce sens, le rôle du leader est aussi d’améliorer la cohésion et l’entente au sein de l’équipe, ou du groupe organisé, vers un but, et par conséquent de permettre la régulation du climat affectif et relationnel dans lequel évoluent les individus.
La complémentarité de ces modalités d’intervention souligne la complexité de la gestion du groupe. Le leader n’est ni un tyran exigeant des résultats coûte que coûte ni un animateur qui ne veut pas décevoir les personnes et qui recherche l’approbation et l’affection du groupe. Il doit savoir se montrer à la fois flexible et déterminé, en fonction de la situation.
Prendre la parole, verbaliser ses convictions ou opinions, exprimer les difficultés relationnelles font partie des qualités appréciées chez un leader. Il existe, en effet, une relation entre une attitude du leader centrée sur cette dimension socioaffective et la satisfaction dans le groupe. Le leader permet alors la mise à jour des problèmes latents rencontrés par les membres, afin que les blocages ne se répercutent pas sur le terrain opérationnel ni sur les performances de l’ensemble du groupe. Il crée ainsi un lien, une cohésion génératrice de confiance mutuelle, autorisant ainsi le membre à oser entreprendre sans peur du jugement des autres. La dynamique de groupe restaurée étaye les initiatives personnelles au profit de la production du groupe.
- Du chef à l’émergence d’un leader populaire
La question peut alors se poser quant à la position officielle d’un chef de mission et celle d’un leader émergent, représentant mieux les choix du groupe. Dans la littérature anglo-saxonne, ce chef de mission est communément dénommé « leader », et ce quelle que soit sa cote de popularité au sein du groupe. Or, il arrive relativement fréquemment qu’un sous-groupe s’oppose au leader, venant ainsi rompre le mythique « esprit de mission » et manifestant de véritables comportements d’inadaptation du groupe (Rivolier, 1997). En effet, dans la plupart des missions, notamment dans le cas des hivernages, le rôle de « chef » correspond à un choix institutionnel indiscutable : il correspond essentiellement à une fonction de responsabilités administratives et d’autorité légale. Si, du temps des premières explorations polaires, un leader comme Shackelton était responsable de tous les détails de son expédition, et en particulier de la sélection de son équipage, aujourd’hui le chef d’une mission polaire n’est qu’un membre de l’équipage comme les autres, sélectionné par une autorité extérieure. Son rôle de leader est donc parfois remis en cause, notamment lorsqu’il se présente comme trop administratif, ou encore trop conservateur ou trop âgé (Rivolier, 1997). De plus, à cause de restrictions budgétaires dans les stations polaires françaises, les chefs de mission cumulent aujourd’hui également les fonctions de médecin et de responsable de la coopérative. Ce cumul des rôles sociaux constitue une difficulté supplémentaire dans un univers où l’unicité des rôles constitue une des étrangetés de la situation, et marque chez les hivernants une rupture sociale (Weiss, 2005). Le leader institutionnel devra, en effet, faire accepter par son équipe l’ensemble de ses rôles et prouver qu’il a les qualités nécessaires pour mener à bien les tâches qui lui incombent.
En outre, le travail d’un leader en situation extrême est particulièrement difficile, car, d’une part, il est privé des outils qui peuvent être mis habituellement à la disposition de responsables de groupes, notamment des outils d’aide à la décision ou encore des moyens coercitifs, et d’autre part, les membres du groupe eux-mêmes doivent accomplir un travail spécifique, inhabituel, pour lequel ils se perçoivent comme experts, voire irremplaçables. Le leader est alors limité à la fois dans ses possibilités de punir un membre du groupe qui ne suivrait pas les consignes ou ne ferait pas correctement son travail, et dans ses possibilités de gratifier (en particulier socialement) ceux qui, au contraire, accompliraient de façon exemplaire leurs tâches (Stuster, 1996). Par ailleurs, les leaders de tels groupes confinés sont singulièrement isolés, en ce sens qu’ils ne peuvent pas s’appuyer sur des réseaux ou des modèles de leadership. Leur seule ressource reste le contact radio avec des institutions lointaines. Et s’ils font trop appel à cette ressource extérieure, ils apparaîtront comme incompétents. Au sein de ce groupe, certains membres occupent des postes clefs. Ils peuvent aussi occuper un rôle de décideur, à certains moments cruciaux, pour favoriser le choix du leader. Le leader peut ainsi profiter de ses relations pour faire passer son discours mobilisateur et adapter son leadership.
- Leadership : de la bonne gestion du groupe
Le leadership est une situation d’influence associée à l’art de persuader et de convaincre ou d’imposer son autorité. On différencie deux principaux styles de leadership : le style autocratique et le style démocratique, qui engendrent des conséquences différentes au niveau du groupe. Ce sont des modèles idéaux typiques, c’est-à-dire qui ne se retrouvent jamais totalement in vivo in situ.
Le leader autocrate use du pouvoir que lui confère sa position institutionnelle. Toutes les informations passent par lui ; il décide seul. Le leader démocrate autorise, quant à lui, le dialogue et une participation collective aux prises de décisions. Il encourage l’expression et l’initiative individuelle ou collective. Les critères de choix d’un mode de gestion du groupe et de procédure de décision dépendent des caractéristiques de la situation, des individus (poste, expérience, responsabilité au sein de l’équipe, personnalité) et du contexte général de la décision (les conséquences, la portée, l’urgence, etc.). Toutefois, on sait, depuis l’expérience bien connue de Lippit et White (1943) sur le mode de commandement dans les petits groupes, que le climat social est induit par le leader et que le mode démocratique entraîne moins d’agressivité au sein du groupe qu’un mode autocratique ou « laisser-faire ».
En situation extrême, il semble également que le style démocratique soit le plus adapté : le leader est alors plus apprécié que s’il adopte un style autoritaire, ce qui entraîne une plus grande efficacité au travail et une meilleure qualité de vie (Biersner & Hogan, 1984). En outre, dans le cas de petits groupes isolés, les contraintes environnementales et sociales, et en particulier le manque d’intimité ainsi que le fait d’endurer les mêmes conditions extrêmes, entraînent des échanges interpersonnels fréquents et le partage d’expériences entre le leader et les autres membres du groupe, ce qui renforce les attentes d’une organisation sociale démocratique et égalitaire. Mais si un rôle autoritaire peut provoquer des conséquences néfastes, cadrer est nécessaire et rassurant dans un milieu à forte incertitude et avec des contraintes importantes. Les individus impliqués dans une situation extrême ressentent en effet le besoin d’être protégés à travers des décisions claires et sans ambiguïté. Ainsi, un leader trop autoritaire, trop hésitant, ou qui ne justifie pas ses prises de décisions, est très mal accepté et peut devenir le bouc émissaire du groupe (Rivolier, 1997).
- La cohésion : les modalités d’interaction entre les individus
Le rôle du leader est donc, au-delà d’une simple fonction de responsabilité, de favoriser les échanges et de réaménager si nécessaire les relations, afin de modifier le climat affectif collectif pour améliorer la réussite du groupe. Ainsi, dans les données de l’US Navy (Stuster, 1996), on retrouve, en tant que caractéristiques essentielles d’un bon leader, non seulement la capacité à motiver les membres du groupe, mais aussi la capacité à développer et à maintenir le moral et la solidarité dans le groupe, autrement dit l’esprit du groupe (Gunderson, 1966), ce fameux « esprit de mission » dont rêvent les hivernants des bases polaires actuelles (Weiss, 2005). La cohésion est en effet avant tout entretenue par le leader d’équipe. Il n’est pas seulement celui qui fait faire quelque chose à d’autres individus, mais bien celui qui a la capacité de changer l’attitude des membres du groupe, de mobiliser et d’entraîner une adhésion à des buts communs.
Dans sa gestion du collectif, le leader cherche à développer une cohésion entre les membres de l’équipe pour améliorer l’efficacité du groupe. Il s’interroge alors sur la compatibilité et la complémentarité des membres et leur future adaptation au groupe. Concrètement, le leader doit s’attacher à définir, expliquer, clarifier les rôles de chacun, afin de constituer le groupe. Il pourra alors envisager une coordination interindividuelle. Le but étant, à travers la fixation d’objectifs précis, de créer une dynamique de groupe susceptible d’être performante. Le leader utilise son pouvoir d’influence sociale pour coordonner les activités des membres, en vue d’atteindre des objectifs groupaux.
Finalement, il s’agit de favoriser la cohésion sociale afin d’améliorer la cohésion technique. Le leader doit prendre en compte le bien-être des membres de son groupe d’appartenance tout en essayant de promouvoir leur autonomie et leurs perceptions de compétences. Il semble en effet que, en situations extrêmes, les leaders remplissant exceptionnellement bien leur rôle sont ceux pour lesquels le bien-être du groupe est primordial. Cet intérêt pour le bien-être des autres engendre respect et loyauté de la part des membres du groupe. Il est généralement associé au fait que les leaders partagent les activités du groupe, qu’elles soient professionnelles ou récréationnelles. En effet, si l’approche militaire traditionnelle exclut la possibilité pour le leader de sympathiser avec ses subordonnés, les relations interpersonnelles et la signification qui leur est accordée est très différente dans des petits groupes en situations extrêmes, notamment dans les groupes isolés (Stuster, 1996). L’exemple le plus connu correspondant à ce « modèle » de leadership en situations extrêmes est celui de Shackelton, dont les qualités indéniables de leader ont certainement permis la survie de son équipage (1908-1909).
- L’exemple de l’équipe sportive de haut niveau
Du fait du niveau élevé de stress éprouvé par les sportifs de haut niveau, et parfois des prises de risques qu’ils associent à leur pratique, la compétition sportive de haut niveau est considérée comme une situation extrême (Bodin, Robène, Héas, 2004). Les travaux sur les relations interpersonnelles y sont nombreux, du fait de l’importance de la dimension collective dans la performance sportive, même pour les sports individuels. Bien que le concept de leader désigne autant un joueur qu’un entraîneur, on remarque que dans les sports collectifs la plupart des travaux sur le leadership se sont centrés sur ce dernier. Les travaux portent sur l’analyse des processus relationnels à l’intérieur du groupe sportif et l’étude du mode de leadership adopté par l’entraîneur. La cohésion est définie comme « ce processus dynamique traduisant la tendance d’un groupe à rester ensemble et uni dans la poursuite de ses objectifs et de la satisfaction des besoins affectifs de ses membres » (Carron, 1998). Elle facilite la régulation des relations entre membres d’une équipe (Henderson, Bourgeois, Leunes & Meyers, 1998), en favorisant notamment le soutien social entre les joueurs (Rosenfield & Richman, 1997) et l’augmentation de leur estime de soi (Boivin & Hymel, 1997 ; Richer, Blanchard & Vallerand, 2002). La cohésion de l’équipe a surtout été étudiée dans son rapport favorable à la performance (Voight & Callaghan, 2001) et à l’augmentation des efforts consentis chez ses membres (Prapavessis, Carron & Spink, 1997).
- Le modèle de leadership de Chelladurai
Les études portant sur cette thématique ont évolué d’une approche centrée sur les caractéristiques psychologiques du « bon » leader à une approche interactionniste considérant le leadership comme une influence mutuelle entre les individus et une situation sociale particulière (Oberlé, 1995). Beaucoup de ces travaux ont utilisé comme approche théorique le modèle multidimensionnel de leadership de Chelladurai (1990) (cf. figure 1). Ce modèle insiste sur l’interaction entre les sujets (dont le leader), la situation et la dimension dynamique de ce processus : le leader doit disposer d’une gamme de styles de leadership ou décisionnels pour s’adapter aux besoins des individus, à la dynamique du groupe, à la tâche et à l’environnement physique et social. La performance d’un groupe et la satisfaction de ses membres dépendent du degré de congruence entre les divers états du comportement du leader. Ceux-ci correspondent aux comportements requis par la situation, aux comportements du leader et aux comportements préférés par les membres. L’amélioration des performances des membres de l’équipe est la conséquence d’une interaction de qualité et d’une bonne communication.
À l’aide de ce modèle, des études ont tenté d’identifier les variables qui influent sur les comportements de leadership et l’effet de ceux-ci sur les comportements produits par les membres de l’équipe. Les recherches sur le leadership s’inscrivant dans ce modèle montrent que, quelle que soit l’orientation privilégiée par le leader, l’important est de ne pas se figer sur un style décisionnel. Le leader doit donc faire preuve de flexibilité, en s’adaptant sans cesse aux besoins des individus, à cette dynamique, à la tâche et à l’environnement physique et social.
modèle multidimensionnel du leadership (Chelladurai, 1990)
Les comportements requis pour un leader-entraîneur dépendent à la fois des caractéristiques des membres du groupe (âge, personnalité, expérience de la pratique…) et des demandes et contraintes situationnelles (objectifs, organisation, valeurs, normes véhiculées dans le centre de formation, par exemple). Les comportements préférés par les membres du groupe dépendent des dispositions psychologiques de chacun (l’orientation et l’intensité des motivations, les personnalités, les sentiments de compétence…) et aussi des caractéristiques situationnelles (évoquées précédemment). Les comportements actuels de l’entraîneur résultent, quant à eux, à la fois de l’influence des comportements requis et préférés, et de ses propres caractéristiques individuelles (personnalité, compétence, expérience passée,…).
- Les qualités du leader en situations extrêmes
Une analyse des études précédentes dans des situations variées (bases polaires, navires militaires, vols spatiaux, haute montagne, souterrains, sports de haut niveau) comportant des niveaux de contraintes élevées (Stuster, 1996 ; Bellenger, 2000), éprouvée par nos propres expériences de terrain (op. cit.), nous a permis de relever un ensemble de qualités nécessaires au leader pour qu’il puisse exercer son rôle en situation extrême :
l’engagement et la motivation : le leader prend des engagements et assume des responsabilités ; de plus, il est motivé pour l’accomplissement des tâches ;
la confiance en soi alliée à la capacité de se remettre en cause : tout en étant conscient de ses propres compétences, le leader ne doit pas avoir de certitude ; il doit sans cesse chercher à dépasser la routine, voire ses présupposés ;
la compétence et l’indépendance : il doit actualiser ses connaissances, les confronter aux avis des autres, et assumer ses décisions de façon autonome ;
la consistance et la flexibilité : il doit être en accord avec ce qu’il dit et avec ce qu’il fait, car sa crédibilité est en jeu, tout en faisant preuve de capacités d’ajustement à l’évolution de la situation. Le contrôle de ses émotions est une condition de sa consistance aux yeux des autres membres du groupe ;
la capacité à vivre en groupe en situation contraignante : le leader doit être accessible et disponible tout en préservant son indépendance. Il doit savoir aller vers les autres et communiquer, tout en protégeant son statut de leader. Il est important qu’il participe à la vie du groupe en partageant ses activités ;
les capacités de décision et de stratégie : il participe activement à la résolution de problèmes et prend les décisions finales en fonction des capacités et des opinions de chacun. Il planifie les objectifs à atteindre et mobilise l’ensemble des participants dans ce sens. L’ambition est plus générale, susceptible d’engager une transformation significative des activités comme des structures ;
la capacité de rassemblement : il catalyse les énergies individuelles autour d’un projet dans une synergie à la fois opérationnelle et affective. Il possède pour cela des qualités interpersonnelles affirmées à la fois au niveau groupal et individuel. Dans les groupes restreints, connaître et s’adresser à chacun est une condition importante de la qualité du leadership ;
la capacité d’écoute : parmi ses qualités interpersonnelles, le leader doit savoir prendre en compte l’avis des autres, afin d’agir dans un style démocratique et égalitaire ;
la préoccupation pour le bien-être des membres du groupe : en tenant compte des contraintes situationnelles et du seuil de tolérance individuel, il doit veiller au bien-être de son groupe ;
la combativité : le leader doit réagir dans l’adversité. Il doit savoir exercer l’ensemble de ses qualités de leadership sous de fortes contraintes, aussi bien physiques que psychologiques.
Toutes ces compétences requises pour atteindre un objectif de performance mettent en évidence la complexité et la difficulté du rôle du leader et de sa relation avec les membres du groupe. C’est un élément essentiel du succès et de l’épanouissement d’une mission. Cette relation se vit, se construit et se renouvelle sans cesse.
- Conclusion
Inspirés des travaux classiques en matière de leadership, cette synthèse, issue de nombreux travaux de terrain, veut fournir quelques repères pour analyser mais également orienter sur ce rôle complexe de leader. Afin de faire face à ses multiples responsabilités, les alternatives proposées concernent certains aspects essentiels du rôle d’un leader : ses objectifs, sa méthode d’encadrement et l’orientation de son action. Gestionnaire ou visionnaire, autocrate ou démocrate, préoccupé par les résultats ou par les individus, il n’existe pas de modèle unique. Dans l’une des situations extrêmes que représente la compétition sportive de haut niveau, le modèle multidimensionnel de leadership de Chelladurai (1990) indique que la performance et la satisfaction des membres d’une équipe dépendent essentiellement du degré de congruence entre le comportement actuel et le comportement attendu de l’entraîneur par les athlètes, et le comportement requis par la situation. Le leader devra composer son rôle en fonction de la situation, de sa personnalité, de ses compétences et de ses objectifs. Les nombreuses études dans différentes situations extrêmes sur le leadership montrent que quatre objectifs principaux sont impératifs quant à la réalisation d’une mission. La fixation et la clarification des buts collectifs, l’amélioration des relations interpersonnelles, l’adéquation des comportements du leader, et la clarification des rôles individuels, c’est-à-dire la clarté des responsabilités liées aux rôles, mais également l’acceptation des rôles par les membres, semblent des variables sociales inhérentes à la dynamique et la cohésion d’une équipe.
L’amélioration du leadership et la construction d’une équipe constituent un mode d’intervention destiné à rendre une équipe plus cohésive, et par conséquent plus efficace. Les qualités précédentes peuvent être développées dans le cadre d’un programme d’intervention sur la dimension psychologique et sociale du fonctionnement d’un groupe. Des méthodes et des techniques de préparation psychologiques favorisent le développement des habiletés requises par le leader. Toutefois, tout groupe constitue un système complexe et dynamique qui engendre une forte résistance à toute intervention externe qui voudrait modifier son équilibre interne.
Malgré ces difficultés, et après avoir déterminé et analysé les facteurs impliqués dans la gestion de groupes restreints dans divers environnements et situations extrêmes, nous nous appuyons, plus récemment, sur le modèle du « Crew Ressource Management Training » – crmt – (Kanki & Palmer, 1993) appliqué pour améliorer la performance d’équipe sous fortes contraintes, comme dans les blocs opératoires des hôpitaux. Ce modèle a été évalué dans l’aviation civile et militaire en démontrant une réduction des erreurs et des accidents (Dielh, 1991), et l’amélioration de la performance des équipes de transports aériens soumises à des stress importants (Helmreich & Foushee, 1993).
L’entraînement à la gestion des ressources d’une équipe selon le modèle du crmt dépasse la simple acquisition de connaissances. Des situations concrètes sont abordées, et le groupe est confronté à des situations auxquelles il doit répondre en temps réel. Ces situations sont ensuite analysées par les membres eux-mêmes, qui identifient avec un intervenant les facteurs perturbateurs et les attitudes néfastes. Les différents aspects cités précédemment sont pris en compte avec le travail sur le groupe lui-même (cohésion, coordination, confiance mutuelle, responsabilité et respect) et le travail sur la tâche (utilisation des ressources interne au groupe et externe pour l’atteinte du but, processus de décision, etc.). Ainsi, la recherche sur le leadership en situations extrêmes ne se limite pas à la définition de caractéristiques personnelles susceptibles de prédire une bonne adaptation psychosociale, mais comprend également une préparation lors de situations réelles ou de simulations, nécessaire pour améliorer les performances des groupes.