Décider si une situation est d’exception, à risque ou extrême suppose la prise en compte du rapport entre un individu particulier, son histoire et les paramètres d’une situation.
- Situations d’exception, à risque et extrêmes
Telle situation appréhendée comme extrême ou d’exception par une personne le sera dans une moindre mesure par une autre. Par exemple, pour un militaire engagé dans un conflit armé depuis des mois, une situation d’engagement direct avec l’ennemi ne sera probablement pas perçue comme une situation d’exception et/ou extrême au même titre qu’elle le sera pour un novice.
Les situations d’exception, à risque et/ou extrêmes sont donc des situations complexes, relativement rares et difficiles à étudier. Il est en effet techniquement difficile de mettre en place des situations expérimentales de ce type. De plus, cette mise en place pose des problèmes éthiques. Il n’est effectivement pas anodin de confronter volontairement à de telles situations des individus qui ne l’ont pas recherché. Toutefois, même si ces situations n’ont que très peu été étudiées en tant que telles, elles sont caractérisées par des dimensions qui ont fait l’objet de recherches plus systématiques. Ces dimensions, dont nous nous proposons de discuter les effets sur la prise de décision, sont l’incertitude, l’absence de contrôle et la présence de réactions émotionnelles (état affectif).
Ce qui caractérise une situation d’incertitude, c’est la difficulté de prévoir l’issue de cette situation, ce qui est inhérent à toute situation de choix. Généralement, l’issue des situations étudiées peut être appréhendée d’une manière probabiliste. Par exemple, on sait que, dans une situation particulière, la probabilité que l’issue soit positive est de 60 % si on choisit A (40 % qu’elle soit négative), alors qu’elle est de 30 % si on choisit B (70 % qu’elle soit négative). Ainsi, comme on peut le voir dans le cas présent, l’issue positive est plus probable si on choisit A, mais aucune n’est certaine. Toutefois, dans cette situation, les individus disposent des probabilités associées aux différentes alternatives. Dans d’autres situations, dites « de stricte incertitude » (par exemple, Hansen et Hegleson, 1996), les probabilités des différentes issues sont inconnues et/ou ne peuvent pas être inférées à partir d’éléments présents dans la situation. Dans ce cas particulièrement, l’incertitude se rapproche de l’absence de contrôle (Kofta et Sedek, 1999), et ce, alors même que ces deux notions peuvent être distinguées au niveau conceptuel (par exemple, Winefield et Tiggemann, 1978). En effet, l’incertitude renvoie au fait que les événements qui surviennent ne peuvent être prédits, ce qui n’implique pas que ces événements demeurent en dehors de la sphère de contrôle de l’individu. Certaines recherches indiquent que les effets de la stricte incertitude sont relativement similaires à ceux de l’absence de contrôle (par exemple, Winefield et Tiggemann, 1978). D’autres suggèrent que les effets de l’absence de contrôle ne sont obtenus que lorsque les événements sont aussi imprévisibles (Tiggemann et Winefield, 1987).
L’absence de contrôle (ou incontrôlabilité) renvoie au fait que, dans une situation donnée, la probabilité d’apparition d’un événement est la même quelle que soit l’action entreprise (Seligman, 1975). Cette absence de contrôle peut s’entendre au niveau objectif. À titre d’exemple, on étudie l’absence de contrôle en exposant des animaux à des chocs électriques sur lesquels ils n’ont aucune maîtrise, ou en exposant des individus à des problèmes sans solution (Sedek et Kofta, 1990 ; Seligman, 1975). Elle peut aussi renvoyer aux cas où l’individu a le sentiment que ses actions ne pourront modifier le cours des événements. On parle alors d’absence de contrôle subjectif. L’absence de contrôle a pour effet de détériorer les performances ultérieures des individus et d’entraver les nouveaux apprentissages. Cette absence de contrôle entraîne également des affects négatifs : tout d’abord une simple irritation, puis, à mesure que la situation perdure, des affects de type dépressif (Seligman, 1975 ; Wortman et Brehm, 1975).
L’état affectif (émotions, humeur) des individus est fréquemment modifié selon le contexte de la situation. Les théories majeures des émotions considèrent d’ailleurs celles-ci comme des signaux indiquant à l’organisme l’état de l’environnement, ainsi que les actions à entreprendre face à ces événements (Frijda, 1986). À titre d’exemple, la peur indiquerait à l’organisme la présence d’un danger, orienterait l’attention à la fois vers la détection du danger et vers la recherche d’un abri, et préparerait finalement l’organisme à la fuite (Frijda, Kuipers et ter Schure, 1989).
- Incertitude, absence de contrôle et émotions dans les situations d’exception, extrêmes et à risque
Une situation d’exception ou extrême est par définition une situation peu fréquente et dont l’issue reste par conséquent relativement incertaine (incertitude et imprévisibilité). De par son caractère exceptionnel, cette situation n’a généralement pas permis de mettre en place des routines comportementales permettant une issue rapide et positive. Il est donc fort probable que, face à ces situations, un individu ressente un sentiment d’absence de contrôle, ainsi que des émotions intenses. Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’absence de contrôle peut susciter des émotions telles que la peur ou la colère, et conduire, à plus long terme, à une tristesse intense (Seligman, 1975 ; Wortman et Brehm, 1975). Nous verrons plus loin quelles en seront les conséquences au niveau de la prise de décision.
Conformément à cette analyse, Proulx (1993) propose que les individus confrontés à une situation exceptionnelle d’urgence, comme dans le cas d’un incendie, commencent par intensifier leur sentiment de contrôle sur la situation. Puis, dans un second temps, ils deviennent l’objet d’une très forte incertitude quant à la situation qui se transforme en peur et en anxiété lorsque la situation de danger est clairement identifiée. Finalement, l’individu investit des efforts pour mettre fin à la situation, qui, s’ils sont inefficaces, conduisent à un état de fatigue mentale et de confusion. Les situations à risque, parce qu’elles nécessitent généralement d’établir un choix entre plusieurs alternatives, qui varient en termes de risque pour l’individu, génèrent de l’incertitude. On peut toutefois distinguer deux types de situations à risque, qui diffèrent quant au degré d’incertitude auquel les individus sont confrontés (Leigh, 1999). Le cas que l’on considère le plus souvent est celui d’une situation dans laquelle l’individu peut choisir la solution risquée (par rapport à une autre plus prudente). On peut aussi considérer les situations à risque qui résultent d’une modification des paramètres de la situation auxquels l’individu ne s’est pas adapté. Par exemple, dans un cas d’incendie, un individu peut s’engager dans un comportement à risque, entrer dans une maison en feu, parce qu’il choisit d’aller sauver quelqu’un. Dans ce cas, la prise de risque est active et probablement basée sur un choix entre ce comportement et d’autres (par exemple, rester en sécurité au dehors). Si nous considérons maintenant la personne qui se trouve dans cette maison, si elle dort, ne détecte pas le feu, ou encore sous-estime le degré de gravité de la situation, elle s’expose au risque, de par son absence d’action. Dans ce cas, l’individu est resté passif et n’a pas enregistré des changements suffisamment importants pour modifier son comportement. Dans les situations de prise de risque active, l’individu est confronté à une forte incertitude quant à ses choix. De plus, dans ces situations, une analyse des gains et des pertes anticipés peut entraîner de forts changements au niveau émotionnel. Face au risque, les individus ressentent un sentiment de peur ou d’anxiété (par exemple, Loewenstein, Weber, Hsee et Welch, 2001 ; Proulx, 1993), mais parfois aussi une excitation positive proche de l’exaltation. L’intensité de ces réactions affectives étant déterminée par l’ampleur des gains et pertes envisagés.
Avant d’aborder le rôle de l’incertitude, de l’absence de contrôle et de l’état affectif sur la prise de décision, nous présenterons très brièvement les théories classiques de la décision.
- Approches classiques de la décision
La prise de décision ou, d’une façon plus générale, le choix entre différentes options, fait partie des thématiques ayant suscité un grand nombre d’études. En effet, décider est une activité quotidienne dont les conséquences, aussi bien individuelles que collectives, peuvent être importantes et immédiates. Ainsi, elle intéresse les praticiens et les chercheurs venant d’horizons très variés et représentant pratiquement toutes les disciplines scientifiques, allant de la philosophie à la physique théorique, en passant par l’économie, la sociologie, l’anthropologie et la psychologie. Pour des raisons évidentes, nous nous limiterons dans cette synthèse aux travaux en psychologie. L’importance que cette discipline accorde à l’étude des processus impliqués dans la prise de décision est étroitement liée à l’intérêt qu’elle accorde à la prédiction du comportement. Ainsi, différents modèles du comportement, dont « la théorie de l’action raisonnée » de Fishbein et Ajzen (1975), ou son extension, « la théorie du comportement planifié » d’Ajzen (1985, 1991), peuvent être considérés comme des modèles décisionnels. Nous y reviendrons plus loin, mais il nous semble important de les mentionner d’emblée afin de comprendre la place qu’occuperont dans cette synthèse les travaux sur la prise de la décision.
Habituellement, dans les études concernant la décision, on distingue deux grandes théories ou approches : la théorie de décision rationnelle et la théorie de la prise de décision, dite aussi « la théorie psychologique de la décision ».
- Théorie de décision rationnelle : remise en cause
Formalisée par Von Neuman et Morgerstern (1944), la théorie de décision rationnelle est le fruit des efforts des mathématiciens et des économistes qui cherchaient à définir une option optimale et les moyens rationnels de la choisir. Elle a pour objectif, à partir de l’analyse des paramètres de la tâche décisionnelle, de fournir un ensemble de prescriptions qui garantissent la rationalité de la décision. Même si le débat concernant les postulats de la rationalité sur lesquels cette théorie s’appuie est loin d’être clos, on en évoque habituellement deux : celui de la constance dans le choix et celui d’optimisation ou « de maximisation » du gain à long terme. En se basant sur ces postulats, les théoriciens de la décision arrivent à définir des algorithmes permettant de trouver, parmi les différentes options, et avec un nombre réduit d’opérations, l’option optimale.
Le poids de la théorie de décision rationnelle reste considérable (Shafir et Le Boeuf, 2002). Elle constitue un modèle qui se veut idéal. Toutefois, comme l’a fait remarquer Daniel Kahneman, après avoir reçu avec Vernon Smith, le prix Nobel d’économie en 2002, pour avancer nous avons autant besoin de savoir quelles règles les gens devraient suivre que celles qu’ils suivent en réalité. Cette distinction se révèle souvent difficile à faire, parce que les gens tendent à décrire leur comportement comme étant délibéré et logique, même lorsque ce n’est pas le cas. Ainsi, il a fallu des dizaines d’années de recherche pour faire reconnaître que, dans la plupart des cas, les décideurs humains n’arrivent pas à respecter les principes fondamentaux de la théorie de décision rationnelle.
La théorie de décision rationnelle postule notamment la constance dans les choix, en précisant que les différentes options envisagées (par exemple, A, B et C) peuvent être ordonnées, c’est-à-dire qu’on peut leur attribuer des préférences (des utilités), qu’une option est toujours préférable ou identique à une autre option (par exemple, A ≥ B), et que l’établissement des préférences suit une règle de transitivité (par exemple, si A > B, B > C, alors A > C).
Les résultats des études empiriques montrent que ce postulat, qui reflète pourtant le bon sens, est souvent violé (voir Edwards, 1992 ; Kahneman et Tversky, 1979, 2000 ; Tversky, 1967, 1969). La théorie de décision rationnelle postule également l’optimisation, c’est-à-dire la maximisation des gains et la minimisation des pertes (cf. stratégie mini-max) à long terme. Il s’avère que ce postulat est lui aussi difficile à respecter. Prenons l’exemple simple et classique d’un jeu de « pile ou face » où l’on gagne 10 euros si la pièce de monnaie tombe côté face (option A) et où l’on perd 5 euros si elle tombe côté pile (option B). La valeur (V) de l’option A [V (A)] est donc égale à 10, celle de l’option B [V (B)] à -5. La probabilité (« p ») de l’option A [p (A)] et la probabilité de l’option B [p (B)] est dans les deux cas la même et égale à 1/2, c’est-à-dire à 0,5. La valeur attendue (VA) du gain est donc égale à : VA = [V (A) x p (A)] [V (B) x p (B)]. Donc VA = (10 x 0,5) (-5 x 0,5) = 2,5. Si en moyenne on gagne 2,5 euros à chaque fois que la pièce de monnaie est lancée, après avoir joué 1 000 fois, on devrait gagner 2 500 euros.
Cet exemple est correctement résolu par moins d’un tiers des individus (y compris les étudiants qui suivent des cours sur la prise de décision). Dans la plupart des cas, les gens pensent avoir une chance sur deux de gagner 10 euros, c’est-à-dire qu’ils estiment le gain moyen attendu à 5 euros. Leur calcul de la valeur attendue ne prend en compte que l’option « gagnante ». En revanche, si dans les cas aussi simples que cet exemple, leur estimation de la probabilité d’apparition de chaque option est, en général, correcte car faite en termes de leur fréquence relative, dans le cas de paris plus complexes impliquant plus d’options et/ou leurs apparitions conjointes (cf. loto), elle est pensée en tant que degré de certitude.
- Théorie de la prise de décision
La théorie de la prise de décision (Edwards, 1954 ; Simon, 1955) a pour objectif de décrire et d’expliquer les prises de décisions réelles. Contrairement à la théorie de décision rationnelle, elle ne propose aucune prescription. La théorie de prise de décision prend en compte avant tout les caractéristiques du décideur et notamment les limites de ses capacités cognitives, ses croyances, motivations et, plus récemment, ses ressentis. Si elle intègre dans ses analyses la tâche décisionnelle, elle le fait davantage par rapport à sa perception qu’en fonction de ses caractéristiques « objectives ». Sur un plan général, cette théorie adopte le principe de rationalité limitée, selon lequel l’individu ne cherche pas à prendre une décision optimale mais celle qui lui permet d’atteindre un seuil minimal de satisfaction (Simon, 1955).
Le schéma général auquel elle se réfère est assez simple. Le résultat (ce qui nous arrive) dépend de l’action entreprise, le choix de cette action dépend d’une évaluation raisonnée de la situation, et plus précisément des issues anticipées, ainsi que de l’estimation de la probabilité de leur apparition. Ainsi, pendant longtemps, cette théorie se centrait sur les deux dernières étapes du processus décisionnel, qui, en principe, en comporte quatre (voir par exemple Hogarth, 1980, 1987) :
a) identifier le problème de décision (le besoin de décider) ;
b) identifier (générer) les différentes options possibles ;
c) évaluer ces options ;
d) choisir entre ces options (prendre une décision).
À présent, de plus en plus de chercheurs s’intéressent à l’identification du problème de décision et, en particulier, aux facteurs qui déclenchent le besoin de prendre une décision, ainsi qu’aux processus d’identification des options. On a ainsi pu montrer que la perception d’un écart entre « ce qui est » et « ce qui devrait/doit être » est un élément nécessaire mais non suffisant pour déclencher l’identification du problème de décision. Selon Hogarth (1980), cet écart doit atteindre ou excéder un seuil d’action ou de menace. Autrement dit, l’individu doit non seulement être motivé à le réduire, mais aussi considérer qu’il a les capacités et les ressources pour le faire.
La phase d’identification des options ne se déclenche que si la pré-décision est prise et si la tâche décisionnelle est dite « mal définie », c’est-à-dire si les options ne sont pas données d’avance. Des travaux indiquent que, dans ce cas, l’individu génère des options en « cherchant » de l’information en mémoire (voir par exemple, Weber, Goldstein et Barlas, 1995). Il tente d’établir des correspondances entre le problème posé et des problèmes similaires déjà rencontrés (cf. scénarii, schémas, scripts ou prototypes stockés en mémoire, Abelson, 1981 ; Fiske et Kinder, 1980). S’il les trouve, le traitement de l’information et la recherche des options sont « dirigés par la théorie » (ici script, scénario, prototype, etc.). L’avantage de ce processus est qu’il conduit en même temps à la structuration du problème décisionnel. Son désavantage est qu’il pousse à « déformer », ignorer, la particularité du problème (Gilovich, 1981 ; cf. le biais d’ancrage). Le second processus (de création) qui implique un traitement « dirigé par les données » est plus coûteux et demande plus de ressources (connaissances, capacités d’abstraction, etc.). Il semble moins fréquent.
En apparence, la théorie de la prise de décision aboutit à la même conclusion que la théorie de décision rationnelle : la qualité ou l’adéquation de la décision dépend de l’information disponible. Toutefois, en prenant en compte les caractéristiques du décideur, elle montre avant tout l’importance de son traitement. Plus précisément, elle postule que les éléments pris en compte dans la prise de décision (l’évaluation de la valeur des options, l’estimation de leur probabilité d’apparition) devraient être considérés en tant que jugements et analysés en fonction de facteurs cognitifs, motivationnels et contextuels. Autrement dit, ils seraient sensibles aux biais motivationnels et cognitifs.
Les biais motivationnels se caractérisent par la tendance à former et à maintenir les croyances qui servent les besoins et les désirs des individus. Par exemple, il existe de nombreuses preuves empiriques en faveur d’une tendance à « prendre ses désirs pour des réalités » et à surestimer la probabilité d’un événement désirable (McGuire et McGuire, 1991). Plus précisément, on postule que l’apparition des différents biais motivationnels est liée au besoin de défendre et/ou favoriser le soi, au besoin d’exercer un contrôle sur l’environnement et ses propres comportements. Ainsi, il est bien établi que les individus, non seulement, disposent de croyances positives sur eux-mêmes (Taylor et Brown, 1988), mais aussi qu’ils tentent de les maintenir. À titre d’exemple, ils expliquent leurs succès plutôt par des facteurs internes (propres à eux-mêmes) que par des facteurs externes (liés à la situation), alors qu’ils font exactement l’inverse concernant leurs échecs (Ross et Fletcher, 1985). Tout comme il est bien établi que les individus ont besoin de sentir qu’ils contrôlent les événements, et que la perte de ce sentiment peut altérer la santé mentale. Selon certains chercheurs, le besoin de contrôler et d’expliquer ce qui arrive dans l’environnement serait à l’origine de la croyance, particulièrement forte dans les cultures occidentales, selon laquelle « on mérite ce qu’on a, et on a ce qu’on mérite » (cf. La Croyance en un monde juste, Lerner, 1970).
À l’origine des biais cognitifs se trouve la limitation des capacités à traiter l’information. L’utilisation de différentes heuristiques, c’est-à-dire des règles ou principes conduisant à une approximation souvent efficace, mais faillible, permet parfois de compenser, parfois de contourner ces limites cognitives. En effet, ces heuristiques ont pour fonction de réduire l’incertitude et de simplifier le problème. Parmi elles, trois semblent particulièrement fréquentes dans le processus du jugement et de la décision : les heuristiques de disponibilité, de représentativité et d’ancrage (pour une présentation plus complète, voir Drozda-Senkowska, 1995, 1997 ; Kahneman et Tversky, 2000 ; Palmarini, 1995).
- Théorie de l’action
Comme nous l’avons déjà signalé, afin de prédire le choix d’un comportement (d’une option comportementale), il est nécessaire de comprendre et de prendre en compte les processus décisionnels. La théorie de l’action raisonnée (Fishbein et Ajzen, 1975) et son extension, la théorie du comportement planifié (Ajzen, 1985), postulent que le choix de l’option comportementale découle des attitudes et des croyances des individus à l’égard du comportement en question. Plus précisément, trois principaux facteurs influencent conjointement le comportement.
Le premier concerne l’attitude à l’égard du comportement. Cette attitude est déterminée par la « croyance comportementale », c’est-à-dire la croyance selon laquelle le comportement va produire un résultat particulier (par exemple, si je choisis l’option A, je vais perdre du temps), pondérée par la valeur attachée à cette croyance (est-ce important ou non de perdre du temps ?).
Le deuxième facteur concerne les normes subjectives. Celles-ci sont déterminées par les croyances normatives (est-ce que je vais passer pour quelqu’un de bien auprès de mes camarades, si je réalise ce comportement ?), pondérées par l’importance accordée par l’individu à cette norme (est-ce important de passer pour quelqu’un de bien aux yeux de mes camarades ?).
Enfin, le dernier facteur concerne le contrôle comportemental perçu. Celui-ci est déterminé par les croyances concernant la possibilité de contrôler (maîtriser) le comportement (comment puis-je maîtriser ce comportement ?), pondérée par le pouvoir de cette possibilité de contrôle. Le rôle du contrôle comportemental dans la réalisation du comportement est également lié au contrôle réel que l’individu exerce sur le comportement. En effet, même si l’individu pense qu’il est capable de réaliser une action, mais que la réalisation de celle-ci excède ses capacités (par exemple, en termes de temps, d’argent, d’habiletés), l’intention comportementale (c’est-à-dire l’intention d’émettre ce comportement spécifique) ne pourra se transformer en comportement réel.
Comme on le voit ici, d’après cette théorie, le comportement des individus peut être prédit sur la base de leurs attitudes et croyances. Elle a été testée avec succès dans un grand nombre de situations (voir Ajzen, 1991, pour une revue de travaux). Il s’avère toutefois que ces prédictions s’appliquent essentiellement à un comportement spécifique (pas trop large) basé sur une activité de délibération, par opposition à un comportement automatisé et/ou non conscient (voir Ajzen, 1991).
- Rôle de l’incertitude, de l’absence de contrôle et de l’état affectif sur la prise de décision
- Le rôle de l’incertitude et de l’absence de contrôle
Les recherches conduites sur la prise de décision en situation d’absence de contrôle indiquent que les individus s’engagent généralement dans deux phases consécutives et distinctes (Wortman et Brehm, 1975 ; voir aussi Mikulincer, 1988, 1994). Dans un premier temps (phase dite de réactance ; voir Ric, 2001, pour une analyse des différentes explications théoriques de cet effet), les individus auraient tendance à analyser la situation de manière approfondie, et par conséquent à prendre en compte un maximum d’éléments, à les intégrer, de façon à prendre une décision optimale. En revanche, dans un second temps (phase dite de résignation), les individus auraient tendance à baser leurs décisions sur des indices permettant une réponse rapide sans élaboration cognitive. Les effets obtenus lors de cette seconde phase seraient liés, selon les auteurs, à la réduction de la motivation (associée à un sentiment d’impuissance ; par exemple, Seligman, 1975) ou à une baisse des capacités de traitement de l’information (par exemple, Sedek et Kofta, 1990 ; Mikulincer, 1994 ; voir Ric et Scharnitzky, 2003, pour une proposition d’intégration).
Quels que soient les processus sous-jacents, ces travaux dans leur ensemble laissent penser que les effets de l’absence de contrôle sur la prise de décision dépendent du degré d’absence de contrôle (en termes d’intensité ou de durée) auxquels sont soumis les individus. À titre d’exemple, Sedek, Kofta et Tyszka (1993) ont observé que des individus exposés à une absence de contrôle, à qui on offrait de choisir une place de cinéma en échange de leur participation à l’expérience, ne s’engageaient pas dans des comparaisons complexes des différents attributs des films, mais basaient leur choix sur l’élément le plus saillant (ici l’origine nationale du film).
Or, dans un grand nombre de cas, l’information la plus saillante (ou la plus facile à utiliser) ne donne pas lieu à la réponse la mieux adaptée. Par exemple, en reprenant les travaux de Sedek et al. (1993), il est possible que les individus privés de contrôle choisissent un film dont la nationalité laisse à penser qu’il est bon, alors qu’une analyse plus fine des attributs du film leur aurait permis de déterminer que ce n’était pas le cas.
Par ailleurs, l’ensemble de ces travaux sur l’absence de contrôle suggère que cette expérience réduit les quantités de ressources cognitives disponibles (Mikulincer, 1988, 1994 ; Ric et Scharnitzky, 2003). Si nous rapportons ces processus aux situations de prise de risque, ces recherches indiquent que les individus exposés à des situations de forte incertitude ou d’absence de contrôle pourraient prendre des décisions plus risquées, en raison d’une analyse biaisée de l’information. Toutefois, nous avons considéré ici les situations dans lesquelles l’individu choisit une alternative. Dans d’autres situations, où la prise de risque ne découle pas d’une prise de décision mais d’une absence de prise en compte des facteurs de risque, il est probable que l’absence de contrôle augmente considérablement la prise de risque, du fait d’une analyse réduite de la situation. Ainsi, il est intéressant de noter que la fatigue ressentie apparaît corrélée de manière positive à la prise de risque (Hockey, Maule, Clough et Bdzola, 2000).
- Rôle de l’état affectif dans l’évaluation du risque et la prise de décision
- Effets de congruence dans la perception des risques
De nombreuses recherches ont montré que l’état affectif d’un individu a une large influence sur la manière dont il perçoit (par exemple, Niedenthal, Halberstadt et Setterlund, 1997), mémorise (par exemple, Bower, 1991) et formule des jugements (par exemple, Forgas et Bower, 1987). Ces travaux ont notamment souligné l’effet des émotions dans l’estimation des risques. Par exemple, Johnson et Tversky (1983), Mayer, Gaschke, Braverman et Evans (1992) ont montré que des individus placés dans un état affectif négatif surestiment (par rapport au groupe contrôle) les probabilités d’occurrence de différentes causes de mortalité. Dans une expérience ultérieure, Johnson et Tversky ont montré un effet symétrique pour la joie. Celle-ci conduit à une sous-estimation des probabilités d’occurrence des événements négatifs. Des résultats récents confirment cette analyse en montrant que les personnes rendues tristes prennent moins de risques dans des situations fictives que les individus rendus joyeux ou dans un état neutre (Yuen et Lee, 2003).
L’une des principales explications évoquées pour ces effets repose sur les modèles de propagation de l’activation dans un réseau sémantique. Bower (1991) propose que l’information en mémoire est organisée sous la forme d’un réseau sémantique. Dans ce réseau, les concepts sont reliés les uns aux autres selon la proximité sémantique ou associative. Par ailleurs, il postule que ce réseau comporte plusieurs « nœuds » renvoyant aux émotions de base (joie, colère, peur, dégoût et tristesse). Si un individu ressent un état négatif, le nœud correspondant à cet état affectif va être activé, et l’ensemble des concepts qui y sont liés va recevoir une part d’activation. Par conséquent, les individus auront à l’esprit plus d’éléments liés à des événements négatifs (Isen, Shalker, Clark et Karp, 1978) et ils auront donc tendance à penser que ceux-ci sont plus fréquents (cf. heuristique de disponibilité).
Une interprétation alternative de ces effets considère que les individus utilisent leur état affectif comme indicateur de leur attitude vis-à-vis d’un objet de jugement (Clore, Schwarz et Conway, 1994). Selon ce modèle « informationnel », une personne interrogée sur la probabilité d’occurrence d’un événement négatif (par exemple, l’échec d’une mission) peut déduire de son état négatif qu’il estime cet événement comme probable, alors même que cet état affectif a été déclenché par un objet sans rapport avec l’évaluation.
- Effets différentiels des affects sur la perception des risques et la prise de risque
Globalement, ces résultats sont en opposition avec ceux indiquant qu’un état affectif positif réduit la prise de risque, alors qu’un état affectif négatif l’accroît. Par exemple, Isen et Patrick (1983) ont trouvé que des individus rendus joyeux sont prêts à parier plus d’argent (prendre plus de risques) que les membres d’un groupe contrôle, lorsque la probabilité de gain est élevée (83 % de chances de gain), alors qu’ils parient moins d’argent qu’eux lorsque la probabilité de gain est faible (17 % de chances de gain). Dans la même ligne de recherche, on a trouvé que l’induction d’un état négatif avait pour effet d’augmenter la prise de risque par rapport à un groupe contrôle.
Nygren, Isen, Taylor et Dulin (1996) intègrent ces données en proposant l’existence de deux types d’influence. D’une part on peut considérer une influence sur l’interprétation des résultats de la décision, ou la perception du risque. Par exemple, comme nous l’avons vu précédemment, selon l’état affectif de l’individu, une alternative peut être perçue comme plus ou moins risquée, ou interprétée en termes de gain ou de perte. D’autre part, on peut envisager le comportement de prise de risque en tant que tel, c’est-à-dire la décision pour laquelle on opte. Dans ce cadre, Nygren et ses collaborateurs proposent l’opération de processus de régulation de l’état affectif (maintenance de l’humeur ; Isen, 1987). Ici, la joie conduirait à une prise de risque moins importante lorsque le risque peut conduire à une issue négative. En effet, dans ce dernier cas, la prise de risque pourrait avoir pour effet d’altérer l’état affectif (plaisant) des individus. En revanche, les individus dans un état affectif négatif (déplaisant) chercheraient à changer cet état et prendraient donc des risques, en tenant moins compte des pertes possibles (Isen, Nygren et Ashby, 1988). En accord avec cette analyse, Mittal et Ross (1998) démontrent que, conformément aux modèles de propagation de l’activation ou informationnel, l’affect influence l’interprétation des résultats de manière congruente. Les individus dans un état négatif ont plus tendance à percevoir une alternative comme une perte que des individus dans un état positif. En revanche, en ce qui concerne la prise de risque, les individus dans un état positif prennent moins de risques que les individus dans un état négatif.
- Le rôle des émotions discrètes
Des recherches récentes modèrent ces affirmations en les restreignant. Ainsi, un nombre croissant de recherches indique que la valence, c’est-à-dire la connotation positive ou négative de l’état affectif, n’est pas l’élément déterminant des effets obtenus. Plutôt que de considérer que les états affectifs s’opposent selon leur caractère positif ou négatif, ces travaux suggèrent qu’il y aurait avantage à considérer les émotions discrètes pour obtenir de meilleures prévisions. Par exemple, De Steno, Petty, Wegener et Rucker (2000) montrent que le fait de ressentir de la colère augmente les probabilités perçues d’occurrence d’un événement engendrant de la colère (par exemple, le fait de se faire « rouler » par un vendeur de voiture) par rapport à un événement engendrant de la tristesse (par exemple, le fait qu’un ami proche déménage), l’inverse étant obtenu pour les individus ressentant de la tristesse.
- Le rôle des évaluations (appraisals)
En poussant le raisonnement un peu plus loin, Lerner et Keltner (2000, 2001) proposent que les évaluations conduisant à l’identification d’une émotion sont elles-mêmes utilisées pour évaluer l’objet. De nombreux travaux sur les émotions insistent sur le rôle des évaluations précoces (appraisals) dans la détermination des émotions (Smith et Ellsworth, 1985 ; Roseman, 1984). Par exemple, la peur est associée à une situation négative, incertaine, et sur laquelle les individus ressentent un faible contrôle. En revanche, la colère est ressentie lorsque la situation est évaluée comme négative, certaine, et que les individus ressentent un haut niveau de contrôle. Lerner et Keltner proposent que ces évaluations, une fois activées par la situation, sont aussi utilisées dans les jugements (voir aussi Tiedens et Linton, 2001). Par conséquent, lorsque les individus ressentent la peur, ils devraient estimer que la situation est incertaine et que leur degré de contrôle est limité. Ils devraient donc surestimer les risques, faire des prévisions pessimistes et prendre moins de risques que des individus en colère.
- Un modèle intégratif
Les modèles concernant la prise de décision n’ont que récemment commencé à prendre en compte la dimension des émotions, des affects et autres facteurs contextuels, tels que l’absence de contrôle ou l’incertitude (voir Toda, 1980, pour une exception). Jusqu’alors, les décisions semblaient être prises sur la base de modèles au sein desquels l’évaluation délibérée et plus ou moins approfondie de la situation était centrée sur l’anticipation des issues éventuelles et l’estimation de leur probabilité d’apparition. Dans ce type de modèle, les émotions n’interviennent que comme résultat anticipé, attendu ou évité selon sa valence, par exemple, Ajzen, 1985, 1991. Cette base rationaliste des décisions a été critiquée sur de nombreux points, tels que l’insistance sur la conscience des opérations réalisées et leur rationalité.
Le modèle présenté par Loewenstein et ses collaborateurs (Loewenstein, Weber, Hsee et Welch, 2001) nous paraît particulièrement utile. Ce dernier intègre en effet le rôle des états affectifs dans la prise de décision. Nous lui adjoindrons les effets de variables contextuelles, telles que l’absence de contrôle et l’incertitude. Ce modèle considère deux types d’émotions. Les premières, appelées « émotions anticipées », renvoient aux émotions associées aux différents résultats potentiels, ainsi que l’envisagent les modèles plus classiques (Kahneman et Tversky, 2000). À titre d’exemple, la prise d’une décision peut amener l’individu à anticiper un résultat probable positif (par exemple, un gain important, une promotion) ou un résultat probable négatif (par exemple, une mauvaise évaluation de ses supérieurs, la perte d’hommes). Dans ce cadre, les émotions constituent l’un des éléments pris en compte dans l’analyse cognitive de la situation de prise de risque.
Le second type d’émotions est celui des émotions « anticipatrices ». Celles-ci sont liées directement à la situation de prise de risque et constituent « des réactions viscérales directes (par exemple, la peur, l’anxiété, la terreur) au risque et aux incertitudes » (Loewenstein et al., 2001, pp. 267-268). Ces émotions peuvent être déclenchées par les émotions anticipées. Par exemple, savoir que la décision qu’il va prendre a des chances de provoquer chez lui un sentiment de tristesse (d’échec) peut rendre le décideur anxieux. Ces émotions peuvent également être déclenchées par les probabilités subjectives associées aux différentes alternatives. Par exemple, savoir qu’une option désirée est très improbable peut entraîner une augmentation des affects négatifs (tristesse ou colère). Ou encore, le fait de savoir qu’une issue est très incertaine peut entraîner une augmentation des affects négatifs. Finalement, elles peuvent être déclenchées par l’état affectif de fond de l’individu, comme précédemment démontré dans les travaux de Johnson et Tversky (1983 ; Mayer et al., 1992), ou par des caractéristiques de la situation, telles que l’absence de contrôle.
Ces facteurs contextuels peuvent donc influencer la décision et la prise de risque, via l’analyse cognitive de la situation, mais aussi plus directement. En effet, les travaux sur les émotions indiquent que celles-ci sont associées à certains patterns d’évaluation (Smith et Ellsworth, 1985), mais aussi de comportements (Frijda et al., 1989). Par exemple, la peur est associée à la fuite (s’éloigner du stimulus dangereux), alors que la colère est associée à l’affrontement (s’approcher, pour l’éliminer, du stimulus entravant l’atteinte du but). De la même façon, la tristesse semble engager les individus vers un but de restauration d’un état positif, et l’anxiété vers une analyse attentive de la situation (Raghunathan et Tuan Pham, 1999). Par conséquent, ces analyses suggèrent que l’état affectif, quel que soit sa cause, peut avoir un impact direct sur la prise de décision et le comportement qui y est relatif.